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La Maison Littérature - Page 5

  • Rien que la vie

     

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    Pas l’ombre d’un « transhumaniste » chez Milan Kundera, dont les variations sur L'immortalité, en 1990, se constituaient en roman polyphonique frotté d’humour et de sagesse non alignée…

     

     

     

    Poursuivant les fugues et variations romanesques sur quelques interrogations majeures qui tissent son œuvre, de La plaisanterie à L'insoutenable légèreté de l'être, en passant par Le livre du rire et de l'oubli, notamment, Milan Kundera atteint ici au sommet de son art avec une liberté d'invention qui aère l'extrême densité de son propos.

    Equilibrant admirablement ses idées et les sentiments de ses personnages, avec le mélange d'humour et de mélancolie qui lui est propre, l’écrivain tchèque naturalisé français, en héritier des Lumières, traverse les apparences de notre fin de siècle.

     

    On entre dans ce roman comme dans une sorte de palais de reflets tout plein d'échos et de résonances. Il semble à la fois qu'on y patine et qu'on y vole, mais ce n'est pas un rêve. Même si l'on sait que c'est un roman, aussitôt on y croit, et quoique suivant le romancier comme un «cicerone» à la Fellini ou comme Hitchcock vous balançant un clin d'oeil entre deux séquences, on marche comme un gosse à qui un conteur la baillerait belle. Pourtant Kundera se situe à l'opposé du roman d'évasion, comme on dit. Bien plutôt c'est un roman d'invasion que L'immortalité, qui nous fait plonger au cœur du réel.

    Qui sommes-nous en vérité, dans le labyrinthe truffé de faux- semblants de la vie contemporaine? À quoi tenons-nous vraiment? Qu'est-ce que l'amour vrai? Que restera-t-il en vérité de nos vies? Telles sont les interrogations qui nourrissent ces pages à la fois denses et captivantes, échappant à la futilité et à l'aride intellectualisme jargonnant.

    Le roman, Milan Kundera l'a toujours pratiqué comme une méditation poétique sur la vie, où les idées sont confrontées à l'expérience humaine. À l'opposé des romanciers à thèses, c'est un maître de la pensée incarnée.

     

    Casting trans-temporel…

     

    Cela commence au bord d'une piscine de club de gymnastique parisien, où l'auteur ferre son premier personnage, comme ça, mine de rien, parce que cette dame, à tel moment, a eu un geste qui l'a ému. De son chapeau à destins, le romancier tire ainsi d’abord son Agnès, à laquelle il retirera cruellement la vie en fin de parcours ; puis surgissent Paul et Laura, époux légitime et sœur d'Agnès, sur quoi se pointera le pantin médiatique dont Laura s'est entichée, et l'amant secret d'Agnès - un peintre raté surnommé Rubens -, enfin apparaîtra cet étrange personnage qui dialogue avec l’auteur au coin de plusieurs chapitres, dont le nom d'Avenarius et les menées de joyeux terroriste évoquent un redresseur de torts philosophiques à la Chesterton.

    À ces quelques personnages contemporains s’ajoutent ceux de Goethe et d'Hemingway, qui ont quelques bonnes conversations dans l'au-delà, ainsi que la brave femme du grand poète allemand et Bettina Brentano son encombrante groupie- et voici pour la distribution presque complète de cette vaste conversation polyphonique où l'on saute d'un siècle à l'autre avec la même souplesse qu'on change de sujet ou d'atmosphère.

    Jamais, du point de vue littéraire, Kundera n'avait atteint un tel bonheur formel, sa composition tenant de la fugue et du montage labyrinthique à la Escher avec les ruptures les plus savantes et mille reprises toutes naturelles d'apparence.

     

    Désillusionniste

    Dans une société saturée d'images où l' «imagologie» a remplacé les idéologies, à grand renfort d'opinions prêtes-à-porter, l'individu déraciné vit de plus en plus dupe de son reflet et des conventions sociales, sous les bannières brandies de l'anticonformisme le plus convenu. Mais il y a aussi les vrais résistants.

    Refusant de se payer de mots, Agnès, que sa sœur Laura prétend froide, quitte l'illusoire harmonie conjugale, à la recherche des chemins écartés qu'elle parcourait jadis avec son père, le seul homme qu'elle ait vraiment aimé.

    De la même façon, Goethe repousse les avances exaltés de Bettina, obsédée par la volonté d'entrer dans l'Histoire à ses côtés. On reprochera plus tard à Goethe sa pusillanimité, face là 'ardente égérie. Kundera, pour sa part, démystifie le «pur amour» de Bettina, qui n'aimait pas tant Goethe que son propre amour égocentrique. Ainsi l'Homo sentimentalis a-t-il substitué, dans l'Europe courant des troubadours aux Romantiques via Cervantes, l'amour sublime à la tendresse quotidienne incarnée. Isolde figure l'amante idéale, parce qu'inatteignable, tandis que la femme de Goethe, qu'il préférait à Bettina, passe pour «saucisse» aux yeux de la postérité. Et Kundera de prêter Goethe des propos très sages sur l'immortalité littéraire, avant de lui permettre de retourner dormir et savourer «la volupté du non-être total».

     

    L'ultime beauté

    Une fois encore, cependant, Milan Kundera ne nous assène pas de leçons. Développant une réflexion continue sur l'identité de l'homme, sur la perte du sens de la réalité qui affecte nos contemporains, sur la soumission de l'homme la machine et aux stéréotypes collectifs, ou sur la part de hasard et de liberté qui nous est accordée, il multiplie les interrogations quitte bousculer les préjugés de ses personnages, tout en leur montrant une égale amitié.

    Laura et Bettina, pour exaltées qu'elles soient, nous touchent ainsi comme nous touche Rubens, l'amant désabusé qui a cru que «vivre intensément» suffirait à combler ses aspirations. Lorsque Paul, en outre, ânonne à la suite d'Aragon que «la femme est l'avenir de l'homme», sans y croire vrai dire, Kundera se garde de toute moquerie convenue. Ce qui ne l'empêche pas de déplorer le manque d'humour de nos contemporains.

    «L'humour ne peut exister que là où les gens discernent encore la frontière entre ce qui est important et ce qui ne l'est pas», fait-il dire au professeur Avenarius. Cette frontière, nous la voyons courir dans L'immortalité comme un fil d'or. Quant à l'humour de Milan Kundera, il nous fait mieux accepter un désespoir métaphysique que pondère également la dernière image du livre, où il est question de «l'ultime trace, à peine visible, de la beauté.»

     

    Milan Kundera, L'immortalité. Traduit du tchèque par Eva Bloch et revu par l'auteur. Editions Gallimard, collection «Du monde entier». 412 p.

  • Présence de Jaccottet

     

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    Pour saluer l'édition des Oeuvres en Pléiade. 

    C'est un des grands poètes vivants de langue française qui est honoré ce début d'année en la personne de Philippe Jaccotet, dont l’œuvre sera la première, d'un auteur romand vivant, à faire son entrée dans la prestigieuse collection de La Pléiade.

    Pour mémoire, rappelons que Philippe Jaccottet est né à Moudon en 1925, qu’il a fait des études de lettres à Lausanne et s’est établi en 1953 à Grignan, dans la Drôme, en compagnie de son épouse Anne-Marie, artiste peintre. Le lien de Jaccottet avec le pays romand n’a jamais été brisé pour autant, entretenu par de fidèles amitiés (avec Gustave Roud, Maurice Chappaz, Jean Starobinski et Anne Perrier, notamment) autant que par ses relations avec nos éditeurs et autres journaux et revues accueillant longtemps ses textes de chroniqueur littéraire. C’est cependant à l’enseigne de Gallimard que son œuvre a acquis sa notoriété internationale, avant d’être traduite en plusieurs langues et commentée dans les universités du monde entier.

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    Poète de la présence au monde le plus immédiat, dans la proximité constante de la nature, Philippe Jaccottet s’est également fait connaître pour ses traductions de très haut vol, dont celle de L’Homme sans qualités de Robert Musil et L’Odyssée d’Homère, entre autres auteurs italiens, allemands, espagnols ou russes.

    Dans sa préface à un recueil de Jaccottet (Poésie 1946-1967), Jean Starobinski célébrait la recherche, dans son œuvre, d’une « parole loyale, qui habite le sens, comme la voix juste habite la mélodie ». On ne saurait mieux résumer la démarche du poète de Grignan, quête de sens et de perles sensibles au jour le jour, notamment dans ses merveilleuses notations de rêveur solitaire, et modulation musicale de joies et de douleurs captées au plus près. 

    Dans la lumière de Grignan. Une rencontre.

    C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné vous sentez que la lumière à tourné et que vous allez retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet et des aquarelles de sa femme, comme il y a un ton propre à la lumière du Vaucluse de René Char, voisin d’en dessous, ou à celle du Lubéron de Giono, voisin d’en dessus.

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    La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg et plus encore sous les hauts murs du château de Madame de Sévigné, puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies dont la douce patine rend les lieux pleins de tableaux et de livres aussi simples et familiers que l’accueil de nos hôtes, cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de sa compagne. C’est cette même lumière, d’ailleurs, et tout ce qu’elle relie, qui a constitué l’une des «surprises» fondamentales de la vie des Jaccottet à Grignan, où ils s’installèrent dès 1953 et qui devint leur véritable «foyer» poétique.

    «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution». Pour l’écrivain contraint de gagner sa vie, la traduction fut estimée la possible alternative à la plus confortable carrière de professeur en Suisse romande, permetant en outre au poète de se tenir plus libre et concentré devant «la chose», loin de l’agitation du milieu littéraire parisien. Ainsi, avec une famille bientôt agrandie (Antoine vint au monde en 1954, et Marie en 1960), et sans que le travail de l’un n’écrase jamais l’autre (on se rappelle la femme de Ramuz renonçant bientôt à la peinture...), les démarches du poète et de l’artiste, marquées par la même recherche de la lumière, s’épanouirent-elles à la même approche du réel.

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    Comme nous évoquons l’origine de l’acte créateur, à propos de la rêverie sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse encore à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan.

    «Ces surprises étaient d’ordre lumineux, donc si on commence à réfléchir prudemment, on pourrait dire que cette multiplicité d’éclats pourait provenir d’un centre auquel on pourrait doner le nom de joie, très lointainement, parce qu’il s’agit de la manifestation d’un sentiment qui semble avoir été beaucoup plus intense en d’autres temps. Dans certaines oeuvres du passé, je pense à Homère, ces éclats qui reflètent la réalité sont, en tout cas, beaucoup moins soumis au doute qu’aujourd’hui. De la même façon, je pourrais trouver, dans mes souvenirs d’enfance ou d’adolescence, des moments où se sont manifestés des éclats de cette joie, mais rien ne s’en est déposé par écrit. D’ailleurs le mot joie, l’idée centrale adviennent après des expériences frêles et immédiates qui me sont venues ici au fil de nos promenades. C’est ici que mes yeux se sont ouverts sur le monde sans que cela participe d’aucun programme ou d’aucune décision. J’essaie toujours d’être dans le présent et le plus possible dans l’immédiat. »

    Cette présence immédiate, qui se traduit dans ses livres par la recherche constante du plus simple et du plus juste (tous ses commentateurs relèvent cette incomparable justesse d’une parole qui investit le réel avec une sorte de douceur puissamment irradiante), Philippe Jaccottet, et sa femme tout pareillement à l’évidence, la vit au quotidien et sans pose. Ses lecteurs savent, dans son oeuvre, autant que ces feux épars de la joie que symbolise notamment tel cerisier au bord de la nuit, la présence du doute et d’une «éternelle inquiétude», le poids aujourd’hui du vieillissement et le rappel quotidien des atrocités qui ensanglantent le monde. Or plus que les massacres suscitant l’indignation ostentatoire de nos grands intellectuels, c’est, soudain, dans la chambre à musique, le rappel de la disparition de deux amis chers de longue date qui fait peser toute l’ombre de la mort avec une espèce de densité physique. Naguère critiqué par tel pair politiquement engagé lui reprochant de se «promener sous les arbres» au lieu de le faire «sur les barricades», Philippe Jaccottet n’a rien pour autant de l’esthète diaphane qu’on imagine parfois et l’on sent, à ses côtés, sa femme participer à l’accablement, voire au dégoût que peut susciter le spectacle de notre drôle de monde.«S’il m’arrive, précise le poète, de faire mention de faits d’actualité qui m’indignent, je me vois mal les rappeler comme des mérites particuliers... L’oeuvre de Mandelstam vaut-elle par ses rares implications «politiques» ou par son total engagement poétique et existentiel ? Et ne voit-on pas aujourd’hui qu’un Rilke, supposé s’être complu dans le voisinage de dames aristocrates, reste plus «réel» et agissant sur de jeunes lecteurs que tant de littérateurs dits «engagés» ? Philippe Jaccottet lui-même , qui s’est posé maintes fois la question de la légitimité de toute parole «après Auschwitz», écrit cependant «que la poésie peut infléchir, fléchir un instant, le fer du sort. Le reste, à laisser aux loquaces»...

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    Anne-Marie Jaccottet peint «d’après nature», comme on dit, avec des éclats de joie chez elle aussi qui rappellent un peu, en plus modeste, les contemplatifs lumineux à la Bonnard. «Ce que l’on voit dans ces paysages et dont on sent l’odeur, c’est la terre au matin», écrivait Paul de Roux à propos de ses aquarelles, faisant comme un écho à Jean Starobinski qui disait Philippe Jaccottet «l’un de nos plus merveilleux poètes de l’aube.» Avec une attention émouvante, le poète lui-même commentait ainsi la progression de sa compagne: «Ayant vu cette oeuvre s’élaborer lentement,à travers les obstacles qu’une femme, embarrassée d’autres tâches inévitabéles, rencontre chaque jour, cequi n’a cessé de me surprendre, c’est la façon dont le temps, qui nous use, sait aussi nous aider: on ne voyait pas se faire les exercices, les essais, les retouches qu’on imagine indispensable, il y avait même des périodes, impatiemment subies, d’inactivité forcle; et comme brusquement, on se trouvait da ns une phase nouvelle, on était monté d’un étage; comme si le changement, le progrès (manifeste) s’étaent fait «en dormant», comme si c’étaien les jours eux-mêmes, et les nuits (presque autant que l’oeil et la main) qui avaient agi». Et ces mots aussi, du poète à propos de l’artiste, ne pourraient-ils être retournés au premier ?

    Ce qui saisit, en tout cas, dans la lumière déclinante de l’après-midi d’hiver à Grignan (plus tard, de la terrasse du château ouverte aux lointains pénombreux, ce seront ces «couleurs des soirs d’hiver: comme si l’on marchait de nouveau dans les jardins d’orangers de Cordoue»...), et alors même que Philippe Jaccottet récuse avec insistance son accession à la sérénité de l’âge, c’est la justesse, là encore, d’un partage vivant de la lumière des jours.

    Musique du silence.

    Morandi vu par Philippe Jaccottet.

    Ce texte figure dans le volume de La Pléiade sous le titre Le Bol du pèlerin.

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    Philippe Jaccottet s’est le plus souvent gardé de parler des peintres qui le touchent le plus, et l’on comprend que, devant l’art éminemment dépouillé et «silencieux» de Giorgio Morandi, le poète ait trouvé vain d’ajouter à «ces poèmes peints un poème écrit». Et pourtant il semble bien légitime, aussi, que le contemplatif de Grignan, touché par les toiles du peintre autant que par les «rencontres» faites dans la nature (un verger, une prairie, un flanc de montagne) s’interroge sur le pourquoi de cette émotion commune et de cet étonnement répété, renvoyant à l’énigme du visible et de notre présence au monde.

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    Tout un chacun peut d’ailleurs se le demander: pourquoi cet art si statique et répétitif apparemment, voire apparemment insignifiant, avec ses paysages comme assourdis et ses natures mortes (que Jaccottet propose, à l’allemande, d’appeler plutôt «vies silencieuses») de plus en plus sobres et dépouillées, pourquoi cet art des lisières du silence et du «désert» monacal nous parle-t-il avec tant d’insistante douceur, et, plus on y puise, avec tant de rayonnante intensité ?

    Révélant l’attachement profond de Morandi aux oeuvres de Pascal et de Leopardi, tous deux poètes des abîmes métaphysiques qu’il rapproche sur le même «fond noir» constituant l’arrière-plan de Morandi et Giacometti, et figurant en outre le «ciel» de notre siècle cerné d’horreur et de vide, Philippe Jaccottet montre bien que, loin de se détourner de «la vie», comme on a pu le lui reprocher à lui-même, le peintre travaille, avec une intensité extrême, à ce qui pourrait représenter une démarche de survie: «Comme si quelque chose valait encore d’être tenté, même à la fin d’une si longue histoire, que tout ne fût pas absolument perdu et que l’on pût encore faire autre chose que crier, bégayer de peur ou, pire, se taire».

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    A plusieurs reprises, citant Jean-Christphe Bailly qui compare le rituel pictural de Morandi à la cérémonie du thé japonaise, Jean Leymarie évoquant les fleurs du peintre «coupées, peut-être, par des anges», ou Valéry célébrant la «patience dans l’azur», Jaccottet fait siennes et rejette à la fois ces variations rhétoriques en concluant qu’«il y a de quoi désespérer le commentaire, mais «pour la plus grande gloire de l’oeuvre». Et de risquer cependant lui-même de passer pour «un fameux niais» en se livrant tout de même au commentaire, bien plus éclairant d’ailleurs, à nos yeux, que ceux de maints «spécialistes».

    Sans paradoxe, Philippe Jaccottet confirme aussi bien notre sentiment que l’eau dormante de Morandi contient un feu puissant, une puissance d’unification et un élan du bas vers le haut que le poète rapproche, d’une manière saisissante, de l’apparition de l’ange incandescent surgi, du fond du paysage, au deuxième chant du Purgatoire de Dante. Rien pourtant de symboliste ni même d’explicitement religieux dans l’art de Morandi, que Jaccottet apparente néanmoins à une «conversation sacrée» et à un art de transfiguration qui ferait de chaque humble objet un petit monumnent, une stèle à la lisière du temps, ou ce bol blanc (blanc de neige, de cendre ou de lait matinal) dans lequel le pèlerin, à l’étape du «puits du Vivant qui voit», recueillera l’eau de survie.

    Philippe Jaccottet, Oeuvres. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1626 p.

  • L'amour à la folie

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    Les affabulations merveilleuses du grand conteur. Qui se fait le chantre lyrique, et plein d'humour baroque, de l'indestructible passion amoureuse

     

    C’est un lieu commun que de comparer la passion d’amour à une maladie, mais ceux qui en ont été frappés une fois ou l’autre, dont nous faisons partie du club, s’étonneront assurément d’apprendre, en lisant L’amour aux temps du choléra de Gabriel Garcia Marquez, que les symptômes de cette terrible affection sont les mêmes que ceux du choléra. Que les miraculés qui en ont réchappé se le rappellent donc : pouls diaphane, respiration sableuse, pâmoisons languides, diarrhées en cascade, vomissements vert crocodile, tout y est, du moins à en croire l’éminente compétence du bon Dr Juvenal Urbino, lequel se fit, la fin du siècle dernier, un devoir personnel de lutter contre le choléra après que celui-ci lui eut arraché son père, lui révélant du même coup sa propre condition de mortel. Et quand nous aurons précisé que le toubib en question piocha la matière, en son jeune âge, auprès de l’épidémiologiste le plus fameux des hôpitaux parisiens de l’époque, en la personne d’Adrien Proust, initiateur des cordons sanitaires et papa d’un certain Marcel, le lecteur se sera sans doute défait de son air dubitatif.

    Cependant, qu’il ne s’imagine pas au bout de ses étonnements, dont cette délectable chronique regorge positivement.

    Haute fantaisie

    Cela commence, à l’aube d’un dimanche de Pentecôte, dans cette ancienne cité coloniale des Caraïbes, avec le constat, par le Dr Juvenal Urbino, son ami et partenaire privilégié aux échecs, du suicide, par fumigation de cyanure d’or, d’un certain Jere- miah de Saint-Amour, photographe d’enfants de son état et se déclarant, à titre posthume, ancien pensionnaire du bagne de Cayenne pour crime cannibale. Toute une saga en perspective, mais dont nous ne saurons à peu près rien.

    Parce que c’est du Dr Urbino qu’il va plutôt s’agir jusqu’à son trépas non moins subit, cinquante pages plus loin, après qu’il se sera audacieusement perché de sorte à rattraper son intraitable perroquet citant les Evangiles et les chansons d’Aristide Bruant...

    Programme chargé pour un seul dimanche, à quoi s’ajoutent une fête mondaine interrompue par un ouragan et la réapparition, au domicile mortuaire du docteur, d’un vieillard aux airs de rabbin en disgrâce qui vient réaffirmer, la veuve de Juvenal Urbino, l’inextinguible passion qu’il nourrit pour elle depuis un demi-siècle. Et cette autre histoire de s’amorcer alors par retour amont. Ainsi se déroulant le roman, comme un fleuve aux eaux tressées, charriant sanies tropicales et joyaux étincelants, s’attardant parfois en méandres nonchalants ou se précipitant en rapides sous la cravache l’auteur.

    Comme un délire

    Compliqué tout cela ? Disons alors, pour simplifier énormément, que Garcia Marquez entremêle, dans L’amour aux temps du choléra, une impossible passion et un amour accompli dans le quotidien, à ceci près que la folle fidélité aboutit elle aussi la toute fin du roman, à une belle idylle de vieillards.

    Il y a donc, en premier lieu, l’incendiaire passion que l’employé postal Florentino Ariza, fils illégitime d’un armateur et d’une mercière, nourrit pour Fermina Daza depuis l’instant où il l’a entr’aperçue ; et c’est le récit, aux situations délirantes, d’un amour absolu et frénétique auquel la jeune fille, férocement gardée par un père rustaud et une tante costumée en franciscaine, va bientôt répondre avec les mêmes élans de romantisme juvénile, jusqu’au jour où, à portée physique de son soupirant, elle constate l’énormité dérisoire de son illusion. Or, il n’en va pas du tout de même pour Florentino qui, pendant cinquante ans, ne pensera qu’à regagner le cœur de Fermina, entre-temps devenue l’épouse légitime du beau Dr Urbino.

    L’un des aspects les plus attachants du livre tient alors au fait que, loin d’opposer ces deux formes d’amour comme une paire antinomique, l’auteur leur permette d’exister dans le temps avec leurs particularités propres et leurs richesses.

    Du grand art

    Plus qu’une exaltation de la passion, c’est un hymne l’amour vrai (toujours un peu fou) que représente nos yeux ce roman, et plus particulièrement un chant la fidélité, laquelle n’a rien voir avec la résignation routinière. Et puis l’amour n’est pas, ici, réduit au seul élan qui porte un être vers l’autre, mais au contraire élargi, par un poète au constant pouvoir d’émerveillement, à tout ce qui vit et qui vibre autour de nous, qu’une langue baroque et profuse, mais à la fois minutieuse dans ses moindres inventions, nous restitue dans un splendide déploiement de saveurs, de parfums et de lumières.

    À cet égard, il nous semble que l’expression de Garcia Marquez se leste ici d’une substance beaucoup plus dense qu’en d’autres de ses écrits, à commencer par le macaronique Automne du patriarche. Disons qu’il retrouve en somme le grand souffle de Cent ans de solitude…

    En outre, la traduction d’Annie Morvan nous paraît rendre le rythme et la beauté de chaque phrase avec un bonheur constant. Bref, c’est un livre magnifique que L’amour aux temps du choléra, où les dons de conteur de Garcia Marquez, et son admirable pouvoir d’évocation, font merveille. 

    Gabriel Garcia Marquez, L’Amour au temps du choléra. Éditions Grasset, 1987.

     

    (Le Matin, 21 juin 1988).