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La Maison Littérature

  • Sarabande des masques

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    Formidable chronique picaresque, Les Masques du héros de Juan Manuel de Prada revisite le premier demi-siècle espagnol avec un humour parodique et une vision de grand artiste.

    Ils sont tous là, les héros de la glorieuse bohème espagnole du début du siècle. Entre bistrots et bordels, salles de rédaction et rues investies par le peuple en colère, voici s'annoncer les figures légendaires de la poésie ou du cinéma, du roman d'avant-garde ou de l'activisme anarchiste. Quelques noms suffiront à faire tilt: Lorca, le poète, au milieu de ses camarades de la bohème madrilène. Ou Bunuel, génie de la pellicule en train de monter L'âge d'or sur un coin de bar. Dali jeune lustrant ses moustaches vibratiles, Borges l'esthète apollinien, ou Durruti le farouche conspirateur. Bref, rien que du beau monde.

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    Et quelle époque romanesque de surcroît: prolétaires glorieux revenant de la campagne du Maroc, anarchistes impatients de balayer tout pouvoir, luttes nobles et légitimes des dominés contre les dominants. Front populaire, guerre civile, fiers ouvriers, méchants fascistes, toute la panoplie d'un feuilleton politiquement correct dont on voit déjà le film qu'il donnerait.

    De quoi s'envoler, mais patatras: valsez jobards, car ce n'est pas du tout cette histoire- là que va nous raconter l'impertinent jeune romancier. Retour, par conséquent, à la case départ des Masques du héros, destination la prison d'Ocana où gît un scribouillard obscur, les pieds enchaînés, qui écrit, en 1908, une lettre à l'inspecteur des prisons à qui il demande grâce et qu'il insulte en même temps, le traitant notamment de «vile pédale» dirigeant une «vaillante compagnie de vautours».

    D'une tournure ostensiblement «cervantesque», cette extravagante épis- tole, à la fois pathétique et grinçante, fixe d'emblée le portrait de Pedro Luis de Galvez, héros «en creux» du roman qui s'écrira dès le chapitre suivant sous la plume de ce qu'on pourrait dire son ombre, son double funeste, son admirateur et son plagiaire en la personne de Fernando Navales.

     

    Tragicomédie

     

    Pedro Luis de Galvez (1882- 1940) fut une figure singulière de l'art bohème espagnol du premier demi-siècle, qui écrivit un Art de l'arnaque et de magnifiques poèmes reconnus par Borges, dont nous trouvons quelques exemples en ces pages du mélange d'emphase misérabiliste et de pureté cristalline. Fernando Navales, lui, sort de l'imagination du romancier. Autant Galvez paie le prix des «stigmates de l'art», autant Navales se borne à jouir de tout en dilettante. Fils de famille ruinée à Cuba, il crache sur son père en agonie en affirmant que «c'est sur l'expérience de la mort et du sexe que l'homme croît, sur la pourriture d'autrui, comme une moisissure». Conscient qu'il ne sera jamais Galvez, Fernando va cependant chercher à briller dans les cafés de Madrid en récitant des poèmes piqués à Galvez.

    En l'absence de celui-ci (qui sème la pagaille révolutionnaire au Chili), Navales connaîtra même la gloire, au théâtre, avec un vil plagiat. Son arrivisme le fera passer ensuite de l'anarchisme au fascisme, avant qu'il ne trahisse les uns et les autres pour mieux retomber sur ses pattes. La seule chose qui sauve cette canaille aux yeux du lecteur est que celui-ci le sait pantin de papier, figure par excellence du vaurien de roman picaresque, et délégué par l'auteur à une narration volontairement grotesque, dans la meilleure tradition de l'outrance tragicomique à l'espagnole, de Quevedo à Goya.

     

    Sarabande de spectres

     

    À chaque fois qu'il parle de l'histoire, Fernando Navales demande «pardon pour la majuscule», et c'est en effet les aspects minuscules de toute destinée qu'il s'attache à rendre en forçant volontiers sur la dérision. Est-ce dire qu'il se cantonne dans l'insignifiance ou dans la mesquine mesquinerie? Tout au contraire: sa mascarade est peuplée de figures supervivantes et hautement pittoresques, qu'il s'agisse de personnages politiques (tels José Canalejas, tombant sous les balles d'un anarchiste, ou le jeune José Antonio Primo de Rivera, passé de la littérature à l'activisme brouillon) ou de gloires artistes.

    Au nombre de celles-ci, nous nous bornerons à signaler un Ramon Gomez de la Serna savoureusement restitué, régnant sur sa faune du Café Pombo après avoir veillé toute la nuit dans son donjon de trouvère «né pour être heureux»; le poignant et pantelant jeune poète maudit Armando Buscarini, ami à la vie à la mort de Galvez, se traînant de nids de poux en lits de filles, et que le narrateur fait jeter au cabanon; Jorge Luis Borges que ses camarades cornaquent de force (et en vain) au bordel; ou encore Luis Bunuel inséminant la moitié des harems hollywoodiens après avoir «cassé du pédé» à la sortie des cafés madrilènes.

    Cela dit, les vrais protagonistes du roman ne sont pas ceux dont les noms sont «restés», mais chaque figure grimaçante ou torturée de cette frénétique sarabande de spectres, laquelle culmine au moment de l'invasion de Madrid par les fous libérés de l'asile, armés de pistolets et enfin aptes appliquer la consigne d'André Breton de «tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule»...

     

    Sombre grandeur

     

    S'il marque une complaisance éventuelle dans le sordide (mais il nous dira que c'est le propre du genre, ou que c'est Fernando qui tient la plume...) Juan Manuel de Prada en impose plutôt, en définitive, par un humour qui sonde bien plus profond que la moquerie ou que la gouaille cynique de Fernando. C'est en effet un sentiment paradoxal de fraternité et de sombre grandeur qui se dégage de cette chronique romanesque irrévérencieuse en diable, où les emblèmes figés de l'avant-garde et de la révolution, de l'art ou de l'histoire, se lézardent sous les coups de boutoirs de l'aveugle nécessité et de la tragédie collective.

    Tout est farce apparente dans Les masques du héros, mais les masques y prennent, comme si tous les vices rendaient hommage à la vertu d'écrire, une consistance infiniment humaine.

     

    Juan Manuel de Prada: Les masques du héros. Traduit de l' espagnol par Gabriel laculli. Editions du Seuil, 585 pp.

     

    Nota bene : Né en 1970 Baracaldo, en Biscaye, Juan Manuel de Prada est entré en littérature avec Conos, son premier roman, et Le silence du patineur, un recueil de nouvelles. La tempête, son deuxième roman, été couronné en 1997 par le Prix Planeta. Sous les traits d'un jeune homme bien peigné, Juan Manuel de Prada se révèle le plus échevelé des romanciers, qui pourrait partager le credo de son protagoniste: «L'écrivain de race se distingue du dilettante par son instinct d'assassin...»

  • L'irlande d'en bas de John McGahern

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    Les romans de John McGahern, tel Le Pornographe, et ses recueils de nouvelles, dont Les Créatures de la Terre, peignent une humanité déchirée entre rudes traditions et nouvelles mœurs.


    Il est certains écrivains qui parviennent résumer «toute l'histoire humaine sur une tête d'épingle», selon l'expression de Faulkner, en se bornant à l'observation des gens sur leur coin de terre, et tel est sans doute le cas de l'Irlandais John McGahern, proche en cela d'un Ramuz en plus noir et en plus urbain.

    Cinq romans et quatre recueils de nouvelles traduits permettent au lecteur francophone de prendre, aujourd'hui, la mesure de cet auteur, dont vient de reparaître l'étonnant Pornographe (publié Londres en 1979, et traduit en 1981 aux Presses de le Renaissance) et trois nouvelles sous le titre de Les Créatures de la Terre.


    «Licencieux» licencié


    41wSxpjc6OL._SX195_.jpgPour qui ne sait rien encore de John McGahern, né Dublin en 1934, la meilleure introduction à son œuvre nous semble cependant L'Obscur, interdit à sa parution (en 1965) et qui valut au jeune auteur d'être licencié de son poste d'instituteur. Rien pourtant, à nos yeux, de scandaleux dans ce récit de la pénible émancipation d'un jeune fils de paysan pauvre, qui «fuit» la terrible dureté de son père (lui-même écrasé par sa condition et son veuvage) dans l'étude et parvient à décrocher la bourse synonyme d'une liberté dont il ne saura à vrai dire que faire.
    Est-ce la peinture de la misère sexuelle de ses personnages qui a choqué? Mais celle-ci n'a pourtant rien de complaisant. Nulle vaine provocation non plus dans Le Pornographe, qui relate, sur fond de libération sexuelle, les tribulations amoureuses d'un personnage beaucoup plus intéressant qu'il n'y paraît de prime abord. Cruellement blessé par un premier amour sans réciproque, le protagoniste a décidé de se «blinder» en matière de flirt, annonçant clairement à ses partenaires qu'il couche sans engagement. Parallèlement, affectant le même détachement cynique, il survit en écrivant des romans pornos. Lorsqu'une jeune femme à laquelle il révèle le plaisir «déculpabilisé», s'éprend de lui et multiplie les ruses pour le faire tomber dans le piège du mariage (alors qu'elle sait qu'il ne l'aime pas et refuse cependant toute précaution), notre homme déjoue son chantage par simple honnêteté, quitte à vivre ensuite un véritable amour avec une autre femme. Simultanément, l'on voit le personnage assister sa tante cancéreuse et manifester des qualités de coeur peu compatibles avec son présumé cynisme.

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    Jouant avec malice sur le dédoublement de la vie du héros et de sa projection fantasmatique (et combien dérisoire) dans le roman pornographique qu'il est en train d'écrire, John McGahern n'en réussit pas moins un livre grave et tendre où il analyse très finement les relations entre hommes et femmes, la difficile transition d'une société à l'autre, les embûches de l'émancipation sexuelle, les simulacres amoureux ou les conditions d'une relation loyale et véridique.
    Qui disait que la valeur d'un romancier se mesure à sa capacité de créer des personnages du sexe opposé? Sous ce seul aspect, l'auteur de La Caserne, très poignant récit d'une vie de femme prise au double piège du quotidien et de la maladie, fait véritablement figure de médium, la plus forte illustration restant alors le roman intitulé Entre toutes les Femmes, où l'on voit un ex-militant de la cause irlandaise se débattre dans un réseau de relations où les femmes qui l'entourent apparaissent comme autant de destinées symboliques.


    Sous divers aspects

    Rien pourtant de réducteur, sous l'effet d'aucune idéologie, dans la vision de John McGahern. Qu'il saisisse des ruptures sociales par le truchement de situations concrètes: c'est l'évidence. Ainsi de la violence gratuite des jeunes voyous, dans Les Créatures de la Terre, qui se vengent des «bourgeois» sur un pauvre animal; et de même en va-t-il du conflit latent entre culture paysanne et nouvelle société qui oppose, dans L'Enterrement à la Campagne, trois frères dont l'un gagne sa vie sur les champs de pétrole arabes et se montre un peu trop prodigue lors de ses escales au pays où il rêve de se réimplanter.
    Mais la mécanique sociale n'est qu'un aspect de ces existences dont l'écrivain brasse la matière à pleines mains et traduit toutes les ambiguïtés et les contradictions.

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    Romancier de l'élémentaire et des grandes instances de la vie (le travail et le jeu, le sexe et les sentiments, la maladie et la mort), à l'écoute de l'humanité en difficulté de vivre, John McGahern est un grand poète de la condition humaine. Il suffirait de lire l'admirable Enterrement à la Campagne pour s'en convaincre. Mais il y a mieux encore à faire: c'est de tout lire de cet auteur qui n'écrit jamais pour ne rien dire.
    John McGahern, Le Pornographe. Traduit de l'anglais par Alain Delahaye. Albin Michel, 410 pages. Les Créatures de la Terre. Albin Michel, 162 pages.

  • Witkiewicz le visionnaire

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    De L'Adieu à l'automne à L'Inassouvissement.

     

    Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939) aura sans doute été l’écrivain de la première moitié du XXe siècle à la fois le plus attentif à son époque et le plus profondément révolté par les aberrations découlant, entre autres, de la prépondérance croissante des idéologies, politiques ou religieuses, au détriment de la philosophie et de l’art, des libertés sociales et individuelles.

    Philosophe métaphysicien, romancier, dramaturge, peintre, théoricien de l’art et pamphlétaire, celui qu’on appelle Witkacy – surnom qu’il se donna lui-même pour le distinguer de Stanislas Witkiewicz, son père, peintre lui aussi et théoricien célèbre en Pologne - incarne la plus pénétrante conscience de son temps, avant Orwell, avec tous les déchirements que cela suppose, vécus jusqu’à leurs dernière extrémités : voyant ainsi se réaliser ses prophéties caractérisées, notamment, par la « bétaillisation » des masses populaires en URSS, et par la montée des fascismes, il se suicida à la lisière d’une forêt juste après avoir appris la nouvelle de l’invasion conjuguée de la Pologne par les troupes soviétiques et hitlériennes.

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    Personnage hors du commun, de stature physique imposante, très beau de visage et ne dédaignant ni les beuveries ni les longues marches en montagne, Witkacy fut plus connu, de son vivant, pour se frasques et son extravagance que pour son œuvre.

    « Toute la Pologne, écrit à ce propos AlainVan Crugten, son premier traducteur en langue française et l’un de ses meilleurs commentateurs, porte aux nues cet ex-enfant terrible qu’on considérait naguère d’un œil furibond ou amusé. On est fier à présent de le compter parmi les phénomènes les plus originaux et les plus représentatifs de l’avant-garde littéraire et artistique européenne des années vingt, on s’enorgueillit de le voir découvert enfin dans le monde entier, de voir ses romans – le magistral Inassouvissement et le non moins étonnant Adieu à l’automne traduits en plusieurs langues et reconnus comme l’une des plus fascinantes expressions du désarroi intellectuel du XXe siècle ».

    Ce qu’il convient d’ajouter à cela, c’est que le l’œuvre de Witkacy dépasse le cadre des années vingt, qui ne revêt qu’aujourd’hui sa pleine signification. C’est que ses prédictions qui purent passer, à l’époque, pour les plus échevelées, sont bel et bien en train de se réaliser.

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    Acteur surprenant au dire de ceux qui l’ont connu, capable d’imiter la voix et les tics de chacun, Witkacy a vécu le drame de toute une civilisation sur le déclin à l’enseigne du même mimétisme. Son immense culture, sa vision panoramique du monde, son historiosophie proche de celle d’un Spengler, le désespoir en sus - il réfute en effet la théorie cyclique du grand historien, où celui-ci place ses dernières espérances -, et ses tragique expériences personnelles sont à la base de son art, apparemment si chaotique mais qui procède cependant de la fondamentale nostalgie d’un ordre supérieur.

    Sur le sérieux de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, sur la parfaite intégrité de cet individualiste forcené longtemps adulé pour les raisons les plus futiles, alors qu’il était raillé ou méprisé par les mandarins du bien-penser, un témoignage de première main est à prendre en considération : il s’agit des mémoires du sculpteur August Zamoyski, l’un de ses intimes. L’on y trouve, à côté du récit des facéties auxquelles Witkacy accoutumait de se livrer (pseudo-orgies narcotiques au cours desquelles on faisait renifler de la farine de blé arrosée de vodka aux gogos avides d’hallucinations ; revue littéraire purement canularesque multipliant les traductions imaginaires de Tzara ou Breton et consorts, etc.), le portrait d’un homme délicat, angoissé, dissimulant ses convictions véritables sous les dehors d’un cynisme désespéré : «Witkacy souffrait pour des millions d’êtres de cette dégradation des arts dont lui, au moins, ne cherchait pas à profiter, car il était persuadé que le monde courait ventre à terre à la catastrophe. Les facéties de Witkiewicz et son humour noir étaient les réactions d’un condamné à la pendaison, un rire à travers les larmes ». 

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    Du drame individuel…

     

    L’Adieu à l’automne (1927) et L’Inassouvissement (1930) sont, respectivement, le deuxième et le troisième roman de Witkiewicz. Le premier en date, Les 622 chutes de Bungo, composé en grand partie en 1910, après une liaison orageuse que le jeune homme entretint avec l’actrice Irena Skolska – modèle de la pléiade des "femmes démoniaques» constellant ses romans et ses pièces de théâtre – a paru pour la première fois en langue française. Quant à La seule issue, le dernier de ses romans, demeuré inachevé, il ne fut publié en polonais qu’en 1968.

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    Parler de « romans » relève d’ailleurs de la pure convention, tant il est vrai que ces ouvrages de Witkacy apparaissent plutôt comme de gigantesques fourre-tout.

    «Le roman, écrit d’ailleurs l’auteur dans sa préface à L’Inassouvissement, est pour moi avant tout la description de la durée d’un certain fragment de réalité, inventée ou véridique, c’est indifférent, mais définie ainsi : la chose principale en est le contenu et non la forme. »

    Auteur d’une Théorie de la forme pure qu’il ne parvint – heureusement peut-être – jamais vraiment à incarner, ni au théâtre ni dans ses romans, Witkacy est pourtant le contraire d’un formaliste. Pour lui, ce qui importe avant tout est l’expression immédiate et véridique d’un sensation physique et d’un sentiment métaphysique indissolublement liés. Pour l’individu c’est, essentiellement, la stupéfaction d’être, de se sentir être soi-même et pas un autre: de représenter une « monade » distincte, inimitable et inconnaissable parmi la multiplicité des autres unités. Peu importent les éléments auxquels on a recours s’ils contribuent à éclairer les divers aspects de cette expérience primordiale – fondement de la réflexion ontologique, chez Witkacy – qui consiste à isoler ce qu’il appelle, avec son goût drolatique des formules à solennelles majuscule : le Principe d’Identité Particulière Effective !

    « Ce qui est d’une étrangeté hors mesure, c’est le fait que moi je sois ainsi et non un autre », remarquent Witkacy et ses doubles romanesques au fil de leurs tribulations érotico-métaphysico-artistico-sociales. Ou bien, par contraste, pour accuser l’altérité insupportable de la femme « démoniaque » : « Il y avait dans cette surfemme quelque chose d’effrayant qui dépassait tout description : elle devenait, pour ce métaphysicien raté, l’incarnation, unique pour l’instant, de ce Mystère de l’Être qui était tout à fait mort dans la sphère de l’expérience directe ».

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    Tout dire et sur-le-champ, avant que le ciel ne nous tombe dessus : telle semble être la règle de Witkacy, qui se moque de tous les canons esthétiques de l’écriture. Pas une phrase bien tournée, ainsi, dans ces romans, ni la moine illusion d’harmonie, en apparence tout au moins. Cependant, contrairement à ce que laisse entendre la célèbre vacherie de Gombrowicz, pointant « un graphomane de génie », nous ne voyons pas un mot de trop dans ce flux monstrueux, pas une phrase qui ne signifie dans cette espèce de concert total.

    En pénétrant dans l’oeuvre de Witkacy, on a l’impression de se plonger dans une sorte de labyrinthe organique polymorphe où chacun reconnaît bientôt, non sans étonnement physique et psychique, les mouvements secrets de son intime personne, retrouvant aussi divers « personnages » de son fonds archétypal. Ainsi entend-on vociférer le « type du tréfonds », auquel fait écho le chœur des « enchevêtrailles », ces tripes psychiques soudain écorchées par le plus implacable des scalpels.

    Witkiewicz, dans ses romans, semble avancer de tous les côtés à la fois. Or ce qui touche au prodige, c’est que, suivant la durée d’un temps purement psychique, tantôt ralenti à l’extrême et tantôt accéléré, la vraisemblance individualisée des personnages, abordés dans une complète simultanéité, n'est jamais entamée.

    Il faut alors noter que, tout comme un Dostoïevksi ou un Shakespeare, Witkacy est à la fois tous ses personnages. Il est Athanase Bazakbal, le héros kafkaïen de L’Adieu à l’automne, dont la présence physique est immédiatement érotisée de manière hyper-plastique, de même qu’il est Héla Bertz, maîtresse démoniaque du précédent dont la superculotte et l’hyperculot émoustillent le formidable abbé Hiéronymus Chickn-Nood, de l’ordre des parallélistes, comme il est aussi le prince androgyne Azalin Tropoudreh, Gaétan Stupitz l’écrivain cynique devenu ponte des Nivellistes, André Lohoyski le décadent bisexuel et cocaïnomane, Zozia la petite fiancée et l’on en passe.

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    La faculté d’identification de l’écrivain est quasi illimitée, et jamais il ne se trompe de sensation ni de sentiment, par rapport à chaque personnage, mais il sème la plus joyeuse confusion en ce qui concerne les idées et les opinions, mettant un peu de vérité ou de déraison dans chaque bouche.

    Ainsi, du détail le plus organique – au point qu’on ressent pour ainsi dire la « pensée » corporelle de chaque personnages – aux grandes synthèses ou aux récapitulations objectives modulées par les inserts en petits caractères de ses Informations, ce diable d’homme conduit-il sa mise en scène avec une minutie de brodeuse et une furia de génie faustien. Oui, cet homme que Gombrowicz aimerait faire passer pour un être cruel et froid, névropathe bredouillant qui eût mieux fait de policer sa prose – comme si l’on pouvait dire tout ce que dit Witkacy autrement qu’il ne le dit ! – nous apparaît, au fil de la lecture, comme un hypersensitif capable de tout deviner, de tout déduire et de tout prédire – d’endosser toute souffrance humaine présente ou à venir et d’en désespérer. Le témoignage d’August Zamoyski, au dam de ses détracteurs, ne fait que confirmer ce sentiment.

     

    … à la tragédie sociale

     

    Roman psychologique d’anticipation, pamphlet, déversoir de toutes les idées de Witkiewicz en matière de philosophie et de religion, mais aussi de politique et d’histoire, de sociologie artistique et de mœurs en mutation, bilan de ses expériences personnelles, éruption de lave verbale dont on est amené à découvrir, sous ses apparences chaotiques, la remarquable cohérence, L’Inassouvissement, comme le mythique 1984 de George Orwell, ou comme Nous autres d’Evguéni Zamiatine, nous offre la vision spectrale d’une société devenue folle, et, plus encore, nous confronte à une tragédie globale se manifestant aussi bien par le cancer biologique et la crétinisation des foules, que par l’effondrement des édifices conceptuels, en n’omettant ni les transes de l’éthique prostituée à l’utilitaire, non plus que la décadence de l’art et de la littérature.

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    À ceux qui rêvent d’une littérature par le truchement de laquelle, précisément, l’on pourrait tout dire, Wikiewicz offre un exemple sans pareil.

    Utopie pessimiste, L’Inassouvissmeent nous fait assister, à la fin du XXe siècle, aux ultimes soubresauts agitant les élites d’une Pologne incarnat le dernier bastion du libéralisme bourgeois, au milieu d’une Europe entièrement bolchévisée sur laquelle marchent déjà les hordes chinoises. Préparant le terrain des futurs nouveaux maîtres, une secte puissante, au nom de Murti Bing, diffuse partout sa mystique de bazar, laquelle s’ingère pour ainsi dire : une petite pilule, en effet, et vous voici accédant à la pleine harmonie (plus d’un demi-siècle avant la secte Moon et le New Age !), prêt à servir le régime politique au pouvoir.

    L’Europe en décadence, dont sont épinglés tous les types de politiciens ou d’affairistes opportunistes, d’intellectuels ou d’artistes, sans parler des masses réduites à des troupes de consommateurs n’aspirant plus qu’à un somnambule bien-être, constitue donc l’arrière-fond de cette vaste symphonie catastrophistes aux personnages à la fois extravagants et significatifs, bientôt emportés dans le chaos.    

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