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La Maison Littérature - Page 2

  • Witkiewicz le visionnaire

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    De L'Adieu à l'automne à L'Inassouvissement.

     

    Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939) aura sans doute été l’écrivain de la première moitié du XXe siècle à la fois le plus attentif à son époque et le plus profondément révolté par les aberrations découlant, entre autres, de la prépondérance croissante des idéologies, politiques ou religieuses, au détriment de la philosophie et de l’art, des libertés sociales et individuelles.

    Philosophe métaphysicien, romancier, dramaturge, peintre, théoricien de l’art et pamphlétaire, celui qu’on appelle Witkacy – surnom qu’il se donna lui-même pour le distinguer de Stanislas Witkiewicz, son père, peintre lui aussi et théoricien célèbre en Pologne - incarne la plus pénétrante conscience de son temps, avant Orwell, avec tous les déchirements que cela suppose, vécus jusqu’à leurs dernière extrémités : voyant ainsi se réaliser ses prophéties caractérisées, notamment, par la « bétaillisation » des masses populaires en URSS, et par la montée des fascismes, il se suicida à la lisière d’une forêt juste après avoir appris la nouvelle de l’invasion conjuguée de la Pologne par les troupes soviétiques et hitlériennes.

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    Personnage hors du commun, de stature physique imposante, très beau de visage et ne dédaignant ni les beuveries ni les longues marches en montagne, Witkacy fut plus connu, de son vivant, pour se frasques et son extravagance que pour son œuvre.

    « Toute la Pologne, écrit à ce propos AlainVan Crugten, son premier traducteur en langue française et l’un de ses meilleurs commentateurs, porte aux nues cet ex-enfant terrible qu’on considérait naguère d’un œil furibond ou amusé. On est fier à présent de le compter parmi les phénomènes les plus originaux et les plus représentatifs de l’avant-garde littéraire et artistique européenne des années vingt, on s’enorgueillit de le voir découvert enfin dans le monde entier, de voir ses romans – le magistral Inassouvissement et le non moins étonnant Adieu à l’automne traduits en plusieurs langues et reconnus comme l’une des plus fascinantes expressions du désarroi intellectuel du XXe siècle ».

    Ce qu’il convient d’ajouter à cela, c’est que le l’œuvre de Witkacy dépasse le cadre des années vingt, qui ne revêt qu’aujourd’hui sa pleine signification. C’est que ses prédictions qui purent passer, à l’époque, pour les plus échevelées, sont bel et bien en train de se réaliser.

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    Acteur surprenant au dire de ceux qui l’ont connu, capable d’imiter la voix et les tics de chacun, Witkacy a vécu le drame de toute une civilisation sur le déclin à l’enseigne du même mimétisme. Son immense culture, sa vision panoramique du monde, son historiosophie proche de celle d’un Spengler, le désespoir en sus - il réfute en effet la théorie cyclique du grand historien, où celui-ci place ses dernières espérances -, et ses tragique expériences personnelles sont à la base de son art, apparemment si chaotique mais qui procède cependant de la fondamentale nostalgie d’un ordre supérieur.

    Sur le sérieux de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, sur la parfaite intégrité de cet individualiste forcené longtemps adulé pour les raisons les plus futiles, alors qu’il était raillé ou méprisé par les mandarins du bien-penser, un témoignage de première main est à prendre en considération : il s’agit des mémoires du sculpteur August Zamoyski, l’un de ses intimes. L’on y trouve, à côté du récit des facéties auxquelles Witkacy accoutumait de se livrer (pseudo-orgies narcotiques au cours desquelles on faisait renifler de la farine de blé arrosée de vodka aux gogos avides d’hallucinations ; revue littéraire purement canularesque multipliant les traductions imaginaires de Tzara ou Breton et consorts, etc.), le portrait d’un homme délicat, angoissé, dissimulant ses convictions véritables sous les dehors d’un cynisme désespéré : «Witkacy souffrait pour des millions d’êtres de cette dégradation des arts dont lui, au moins, ne cherchait pas à profiter, car il était persuadé que le monde courait ventre à terre à la catastrophe. Les facéties de Witkiewicz et son humour noir étaient les réactions d’un condamné à la pendaison, un rire à travers les larmes ». 

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    Du drame individuel…

     

    L’Adieu à l’automne (1927) et L’Inassouvissement (1930) sont, respectivement, le deuxième et le troisième roman de Witkiewicz. Le premier en date, Les 622 chutes de Bungo, composé en grand partie en 1910, après une liaison orageuse que le jeune homme entretint avec l’actrice Irena Skolska – modèle de la pléiade des "femmes démoniaques» constellant ses romans et ses pièces de théâtre – a paru pour la première fois en langue française. Quant à La seule issue, le dernier de ses romans, demeuré inachevé, il ne fut publié en polonais qu’en 1968.

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    Parler de « romans » relève d’ailleurs de la pure convention, tant il est vrai que ces ouvrages de Witkacy apparaissent plutôt comme de gigantesques fourre-tout.

    «Le roman, écrit d’ailleurs l’auteur dans sa préface à L’Inassouvissement, est pour moi avant tout la description de la durée d’un certain fragment de réalité, inventée ou véridique, c’est indifférent, mais définie ainsi : la chose principale en est le contenu et non la forme. »

    Auteur d’une Théorie de la forme pure qu’il ne parvint – heureusement peut-être – jamais vraiment à incarner, ni au théâtre ni dans ses romans, Witkacy est pourtant le contraire d’un formaliste. Pour lui, ce qui importe avant tout est l’expression immédiate et véridique d’un sensation physique et d’un sentiment métaphysique indissolublement liés. Pour l’individu c’est, essentiellement, la stupéfaction d’être, de se sentir être soi-même et pas un autre: de représenter une « monade » distincte, inimitable et inconnaissable parmi la multiplicité des autres unités. Peu importent les éléments auxquels on a recours s’ils contribuent à éclairer les divers aspects de cette expérience primordiale – fondement de la réflexion ontologique, chez Witkacy – qui consiste à isoler ce qu’il appelle, avec son goût drolatique des formules à solennelles majuscule : le Principe d’Identité Particulière Effective !

    « Ce qui est d’une étrangeté hors mesure, c’est le fait que moi je sois ainsi et non un autre », remarquent Witkacy et ses doubles romanesques au fil de leurs tribulations érotico-métaphysico-artistico-sociales. Ou bien, par contraste, pour accuser l’altérité insupportable de la femme « démoniaque » : « Il y avait dans cette surfemme quelque chose d’effrayant qui dépassait tout description : elle devenait, pour ce métaphysicien raté, l’incarnation, unique pour l’instant, de ce Mystère de l’Être qui était tout à fait mort dans la sphère de l’expérience directe ».

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    Tout dire et sur-le-champ, avant que le ciel ne nous tombe dessus : telle semble être la règle de Witkacy, qui se moque de tous les canons esthétiques de l’écriture. Pas une phrase bien tournée, ainsi, dans ces romans, ni la moine illusion d’harmonie, en apparence tout au moins. Cependant, contrairement à ce que laisse entendre la célèbre vacherie de Gombrowicz, pointant « un graphomane de génie », nous ne voyons pas un mot de trop dans ce flux monstrueux, pas une phrase qui ne signifie dans cette espèce de concert total.

    En pénétrant dans l’oeuvre de Witkacy, on a l’impression de se plonger dans une sorte de labyrinthe organique polymorphe où chacun reconnaît bientôt, non sans étonnement physique et psychique, les mouvements secrets de son intime personne, retrouvant aussi divers « personnages » de son fonds archétypal. Ainsi entend-on vociférer le « type du tréfonds », auquel fait écho le chœur des « enchevêtrailles », ces tripes psychiques soudain écorchées par le plus implacable des scalpels.

    Witkiewicz, dans ses romans, semble avancer de tous les côtés à la fois. Or ce qui touche au prodige, c’est que, suivant la durée d’un temps purement psychique, tantôt ralenti à l’extrême et tantôt accéléré, la vraisemblance individualisée des personnages, abordés dans une complète simultanéité, n'est jamais entamée.

    Il faut alors noter que, tout comme un Dostoïevksi ou un Shakespeare, Witkacy est à la fois tous ses personnages. Il est Athanase Bazakbal, le héros kafkaïen de L’Adieu à l’automne, dont la présence physique est immédiatement érotisée de manière hyper-plastique, de même qu’il est Héla Bertz, maîtresse démoniaque du précédent dont la superculotte et l’hyperculot émoustillent le formidable abbé Hiéronymus Chickn-Nood, de l’ordre des parallélistes, comme il est aussi le prince androgyne Azalin Tropoudreh, Gaétan Stupitz l’écrivain cynique devenu ponte des Nivellistes, André Lohoyski le décadent bisexuel et cocaïnomane, Zozia la petite fiancée et l’on en passe.

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    La faculté d’identification de l’écrivain est quasi illimitée, et jamais il ne se trompe de sensation ni de sentiment, par rapport à chaque personnage, mais il sème la plus joyeuse confusion en ce qui concerne les idées et les opinions, mettant un peu de vérité ou de déraison dans chaque bouche.

    Ainsi, du détail le plus organique – au point qu’on ressent pour ainsi dire la « pensée » corporelle de chaque personnages – aux grandes synthèses ou aux récapitulations objectives modulées par les inserts en petits caractères de ses Informations, ce diable d’homme conduit-il sa mise en scène avec une minutie de brodeuse et une furia de génie faustien. Oui, cet homme que Gombrowicz aimerait faire passer pour un être cruel et froid, névropathe bredouillant qui eût mieux fait de policer sa prose – comme si l’on pouvait dire tout ce que dit Witkacy autrement qu’il ne le dit ! – nous apparaît, au fil de la lecture, comme un hypersensitif capable de tout deviner, de tout déduire et de tout prédire – d’endosser toute souffrance humaine présente ou à venir et d’en désespérer. Le témoignage d’August Zamoyski, au dam de ses détracteurs, ne fait que confirmer ce sentiment.

     

    … à la tragédie sociale

     

    Roman psychologique d’anticipation, pamphlet, déversoir de toutes les idées de Witkiewicz en matière de philosophie et de religion, mais aussi de politique et d’histoire, de sociologie artistique et de mœurs en mutation, bilan de ses expériences personnelles, éruption de lave verbale dont on est amené à découvrir, sous ses apparences chaotiques, la remarquable cohérence, L’Inassouvissement, comme le mythique 1984 de George Orwell, ou comme Nous autres d’Evguéni Zamiatine, nous offre la vision spectrale d’une société devenue folle, et, plus encore, nous confronte à une tragédie globale se manifestant aussi bien par le cancer biologique et la crétinisation des foules, que par l’effondrement des édifices conceptuels, en n’omettant ni les transes de l’éthique prostituée à l’utilitaire, non plus que la décadence de l’art et de la littérature.

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    À ceux qui rêvent d’une littérature par le truchement de laquelle, précisément, l’on pourrait tout dire, Wikiewicz offre un exemple sans pareil.

    Utopie pessimiste, L’Inassouvissmeent nous fait assister, à la fin du XXe siècle, aux ultimes soubresauts agitant les élites d’une Pologne incarnat le dernier bastion du libéralisme bourgeois, au milieu d’une Europe entièrement bolchévisée sur laquelle marchent déjà les hordes chinoises. Préparant le terrain des futurs nouveaux maîtres, une secte puissante, au nom de Murti Bing, diffuse partout sa mystique de bazar, laquelle s’ingère pour ainsi dire : une petite pilule, en effet, et vous voici accédant à la pleine harmonie (plus d’un demi-siècle avant la secte Moon et le New Age !), prêt à servir le régime politique au pouvoir.

    L’Europe en décadence, dont sont épinglés tous les types de politiciens ou d’affairistes opportunistes, d’intellectuels ou d’artistes, sans parler des masses réduites à des troupes de consommateurs n’aspirant plus qu’à un somnambule bien-être, constitue donc l’arrière-fond de cette vaste symphonie catastrophistes aux personnages à la fois extravagants et significatifs, bientôt emportés dans le chaos.    

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  • Les racines du mal

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    Avec Le temps du mal, l'écrivain serbe Dobritsa Tchossitch, considéré comme "père de la nation" par ses compatriotes serbes, et devenu premier président de la République fédérale de Yougoslavie, entre 1992 et 1993, avant d'être "jeté" par Milosevic, a signé  une trilogie bouleversante.

    C'est un livre absolument saisissant que Le temps du mal, trilogie du grand auteur serbe Dobritsa Tchossitc. Sans équivalent dans la littérature contemporaine, ou alors il faudrait remonter à la parution, en 1983, de Vie et destin de Vassily Grossman, cet immense roman réaliste brasse la lave en fusion de notre terrible époque, tout en sondant les cœurs et les âmes d'une dizaine de personnages des plus attachants.

    À l'heure où s'effondrent les régimes communistes de l'Est, et tandis que l'Europe se reconstitue à tâtons, Le temps du mal nous confronte aux conséquences humaines catastrophiques des deux phénomènes de possession qu'auront représenté les idéologies communiste et fasciste, et la tragédie particulière du peuple serbe. Voyage au bout de la nuit ponctué d'épisodes déchirants, c'est cependant, aussi, un hymne à la vie, à l'amour et ce qu'il y a de plus noble et de plus lumineux en l'homme que ce roman.

    C'est le livre de toutes les trahisons, de toutes les injustices et de toutes les cruautés, et pourtant on traverse les 1200 pages du Temps du mal avec le sentiment de se purifier. Parce qu'au lieu de juger les erreurs humaines de l'extérieur, l'auteur nous les fait comprendre en nous faisant aimer ses personnages, et d'autant plus que ceux-ci sont pris au piège d'un siècle où le mal et le bien se confondent indissolublement.

    Figures emblématiques de ce drame: l'agent stalinien Petar Baje- vic, secrètement attaché à l'imitation du Christ, qui sème la mort aux quatre coins de l'Europe pour liquider les «traîtres»; et Bogdan Dragovic, héros du PC serbe et vieil ami du précédent, qui choisit cependant de résister aux iniquités de Staline après avoir vu tomber les meilleurs de ses camarades.

    La saga des Katic

    Le grand dessein de Dobritsa Tchossitch, dont la présente trilogie est le noyau central (précédé chronologiquement par Racines, Partages et la tétralogie du Temps de la mort, qui s'achève à la fin de la Grande Guerre), consiste à retracer la chronique des Katic, famille bourgeoise dont les ressortissants mâles ont tous le virus (très serbe) de la politique.

    Dans Le temps du mal, qui commence à la veille de la Deuxième Guerre mondiale et s'achève dans les massacres de l'invasion nazie et de la guerre civile, nous voyons s'affronter les idées de trois générations de Katic. Le vieux Vukasin, superbe figure de démocrate, s'oppose à la fois à la monarchie et aux communistes, avec le sentiment d'être dépassé. «On ne sait plus aujourd'hui qui est l'ennemi», déclare-t-il.

    Son fils Ivan, dont la confession constitue la ligne de faîte du premier volume, intitulé Le pécheur, est un compagnon de route des communistes, type de l'intellectuel de gauche cultivé dont le Parti se sert cyniquement avant de le conspuer par la voix de son propre beau-frère.

    Quant à Vladimir, fils de Milena Katic et de Bogdan'Dragovic, il incarne le jeune communiste fanatique qui rejoindra les partisans comme l'a fait Dobritsa Tchossitch lui-même, dont la silhouette discrète apparaît dans le dernier volume de la trilogie.

    De nouveaux «Possédés»

    Cependant, c'est avec Bogdan Dragovic, protagoniste de la seconde partie de la trilogie (L'hérétique) et Petar Bajevic, figure dominante du troisième volet (Le croyant) que nous allons au bout de cette tragédie dostoïevskienne d'après la Révolution.

    Le premier est un pur apôtre du communisme, qui a toujours tout sacrifié à la conspiration, à commencer par sa femme Milena, l'un des personnages les plus émouvants du livre. Au premier abord, ce monstre d'égoïsme a de quoi rebuter. Mais de sa première épreuve (le séjour moscovite durant lequel les grands inquisiteurs du Komintern s'affairent lui laver le cerveau) à sa descente aux enfers de l'exclusion et de la torture, un grand respect nous vient pour ce vieux croyant de la Révolution.

    Plus difficile paraît, en revanche, de comprendre et d'aimer Petar

    Bajevic, tueur avéré qui n'hésite pas à tromper Bogdan pour vivre, avec Milena, un roman d'amour pathétique. Or, à l'opposé de Stavroguine le démon froid, ce possédé nous touche, en dépit de sa férocité, par une flamme intérieure et une lumière que sa fin christique (il demande aux Allemands la grâce d'être crucifié) porte à l'incandescence.

    La Révolution parricide

    Indulgent à l'égard de ses personnages, à proportion des souffrances morales et physiques qu'ils endurent, Dobritsa Tchossitch n'en est que plus sévèrement critique envers l'idéologie. Lui qui personnellement a cru au communisme, se fait ici, de l'intérieur, l'analyste pénétrant de tous les mécanismes qui portent l'homme à s'illusionner, aveuglé par la lumière trompeuse de l'Avenir Radieux.

    Et puis il y a, dans ce roman, une méditation profonde sur le ressentiment parricide qui alimente la fureur révolutionnaire. Comme le Christ, le Parti veut «tout l'homme», brisant jusqu'aux liens du sang. Ainsi, par fidélité au Parti, le jeune Vladimir crache-t-il sur son père devant leur tortionnaire commun — scène atroce entre beaucoup d'autres. Plus tard, sans doute, le jeune homme apprendra lui-même ce que valent les promesses paradisiaques du Parti; de même que, plus tard, Dobritsa Tchossitch transmettra sa vérité, qu'il pourrait avoir recueillie auprès du vieux Milun, merveilleuse figure de paysan dont la droiture évoque les figures de sages obscurs célébrés par Tolstoï ou Soljenitsyne.

    Élève des humbles

    «La vie m'a tenu lieu d'école, écrit Dobritsa Tchossitch dans son credo littéraire, la guerre d'université, les vieillards de la campagne furent mes professeurs.» Et d'ajouter ces mots décisifs: «Nos ennemis les nazis et leurs alliés locaux m'ont forcé à comprendre que la puissance du mal était illimitée dans l'être humain; les paysans et les paysannes serbes qui me protégeaient des assassins et qui me nourrissaient, mes camarades de combat avec leur héroïsme, m'ont convaincu que la force du bien, quoique plus rare, était si noble, si importante, qu'elle conférait un sens à la souffrance humaine et qu'elle sortait souvent victorieuse de ses confrontations avec le mal.»

    Ainsi Le temps du mal, roman de toutes les haines et de tous les désespoirs, irradie-t-il l'amour et l'espérance.

    Dobritsa Tchissitch. Le temps du mal. Editions 'Age d'Homme, 1990. 

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  • Multiple Martin Amis

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    Martin Amis romancier, à propos de Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre.

    Les romans traitant sérieusement de l'état du monde contemporain sont assez rares, même très rares dans le domaine francophone. C'est en tout cas, par contraste frappant, ce qu'on se dit à la lecture de Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre, de Martin Amis, dont le formidable aperçu de la société anglaise (mais il faudrait dire plutôt: occidentale) relève à la fois de la tradition satirique - de Swift à Evelyn Waugh, en passant par La foire aux vanités de Thackeray- et de l'étude de moeurs, mais aussi du roman d'amour lesté d'une réflexion sur ce qu'on pourrait dire la bonne vie.

    À ces composantes s'ajoute, dans ce roman comptant sûrement au nombre des meilleurs de l'auteur, la qualité particulière d'une construction aux remarquables ellipses et d'une écriture extrêmement sensible et vibrante, musicale et dissonante, oscillant entre la réfraction mimétique du langage actuel le plus vulgaire et un récit aux dérives parodiques ou poétiques irrésistibles.

    Tant pour ce qui concerne les particularismes de la vie en Angleterre, que pour ce qui touche aux finesses et nuances de la langue, le lecteur francophone ne percevra pas, sans doute, la saveur intégrale de ce roman, mais ladite saveur surclasse déjà tout ce qui se fait à l'heure qu'il est, ou peu s'en faut, quitte à avaler le premier morceau de ce régal de travers...

    Le départ du roman est en effet "inapproprié" à souhait, puisqu'il démarre sur un inceste caractérisé, relevant bonnement du viol pédophile. La victime de celui-ci, à vrai dire consentante, et un ado de quinze ans prénommé Desmond, métis très intelligent et se sentant un peu coupable d'avoir cédé aux avances de sa grand-mère Grace ("vieille" de 39 ans et qui a enfanté sept fois depuis ses douze ans, notamment de quatre garçons aux prénoms empruntés aux Beatles) alors que celle-ci en redemande bientôt auprès d'un autre kid plus à la coule.

    S'il se confie au Courrier du coeur du journal local, Desmond redoute plus que tout que son oncle Lionel - délinquant dans la vingtaine au lourd passé criminel mais extrêmement chatouilleux en ce qui concerne les moeurs de sa mère -, n'apprenne son secret.

    Entre deux séjours du premier en prison, Oncle et neveu partagent le même logis au 33e étage d'une tour de la "mégapole mondiale" Diston, où l'espérance de vie moyenne est estimée à une cinquantaine d'années. Si la "faute" de Desmond reste ignorée de l'oncle terrible aux féroces pitbulls, sa fureur moralisante se déchaînera sur l'autre garçon que sa mère a séduit sans que nul ne sache dans quelles circonstances précises, sûrement atroces, il le fait disparaître - c'est le "trou noir" du roman. 

    Celui-ci rebondit cependant, après le drame, lorsque Lionel Asbo (dont l'acronyme signifie Anti-Social Behaviour Orders), emprisonné avec sa smala après un mariage achevé dans un déchaînement de violence familiale inouï qui a mis à mal le mobilier d'un palace, apprend qu'il a fait un gain monstrueux au loto et que la grande vie des milliardaires s'ouvre à lui malgré son mépris du jeu en question - c'est d'ailleurs Desmond qui a rempli son ticket.

    À partir de là le roman devient celui de tous les possibles, ou plus exactement de toutes les surprises. D'abord parce que Lionel Asbo, devenu richissime, reste aussi radin que naturellement violent et rétif à toute forme de civilisation - il a toujours refusé d'apprendre -, non sans composer un personnage de nouveau riche aux multiples facettes. Ensuite du fait que Desmond, le neveu dont Lionel a malgré tout été le substitut paternel, évolue très remarquablement pour sa part, jusqu'à la rencontre de son alter ego féminin prénommé Dawn - comme l'aube. Enfin par la vertu d'un roman qui brasse la vie avec autant de lucidité féroce que de générosité et d'humour. Des palaces dont ils se fait successivement "jeter" pour conduite inadéquate, au château qu'il se fait installer en campagne, nous suivons, dans la foulée des tabloïds qui en détaillent le feuilleton jour après jour, l'évolution du "voyou du Loto" et de son armada de gestionnaires et de compagnes de tout acabit. La trajectoire du nabab est l'occasion, pour le romancier, de brocarder le parvenu ordurier autant que les multiples parasites gravitant alentour, avec une attention particulière à la rumeur médiatique et aux à-côtés de la culture (une compagne de Lionel est à la fois top-model et poétesse sensible à l'humanitaire...) ou du sport-qui-gagne. Du point de vue de ces observations, l'univers social de ce roman pourrait être transposé en Italie ou en France, notamment, mais la satire n'en est à vrai dire qu'un aspect.

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    De fait, la grandeur de ce roman ne tient pas qu'à son tableau au vitriol de la vulgarité. À l'aperçu de ce qu'il y a certes de plus vil et de plus vain dans nos sociétés dites évoluées, au côté "cheap" de la nouvelle richesse, au toc de la réussite à bon marché s'oppose en effet la "vraie vie" de Desmond et Dawn - jamais aidés par l'oncle mais lui imposant peu à peu la vision d'une existence normale qu'il a toujours piétinée -, jusqu'à l'arrivée d'un enfant irradiant la dernière partie du livre sans qu'on puisse parler de happy end téléphoné...

    Il faut parler alors, aussi, de la langue de Martin Amis, de ses trouvailles incessantes et de ses beautés, rappelant parfois la créativité verbale d'un Vladimir Nabokov.

    D'une prison, Martin Amis écrit par exemple que "le bâtiment en briques rouges reluisait froidement dans son jus, avec son air d'école effroyable pour vieux messieurs".

    Ou voici Lionel Asbo sapé d'un costume "d'une cherté présidentielle, coupé eût-on dit dans l'étoffe liturgique employée pour les coussins d'église ou les surplis".

     

    Sur la mégapole: "À Diston, tout détestait tout le reste. et tout le reste, en retour, détestait tout. Tout ce qui était dur détestait ce qui était mou, et vive versa, le froid se battait contre le chaud, le chaud contre le froid, tout klaxonnait, criait et jurait contre tout, et rien n'avait de poids, et tout détestait le poids".

     

    Du satellite lunaire au déclin: "La face sombre était imperceptiblement avait porté un bonnet de marin en feutre noir".

     

    Ou d'un père heureux: "Cette lueur vibrante lui rappelait le son le plus courageux qu'il eût jamais entendu: le battement (amplifié) du coeur de sa fille avant sa naissance."

     

    Et après la naissance de Cilla: "Il était là, en pleine forme, parmi les anormalement vivants, il regardait l'eau talentueuse."

     

    Ou enfin: "La mer continuait de se prélasser, écume souriante. Pourtant les nuages, à grand regret, se réarrangeaient et contenaient désormais des interrogations grisâtres"...

     

    Dans l'incomparable essai que constitue Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard a magistralement montré, s'appuyant sur la lectures des plus grands romans européens, du Quichotte à la Recherche proustienne, comment le roman peut décrire et dépasser l'observation des mécanismes psychologique ou sociaux élémentaires, les faits historiques ou politiques, les tractations humaines relevant de l'ambition personnelle ou de la volonté de puissance collective, par le truchement de personnages incarnés et vivants, contradictoires et vrais, dont les vies deviennent destins ou fables, par delà ce que le penseur appelle la passion mimétique.

    Le roman n'est pas un catéchisme opposant le bien et le mal, mais une synthèse poétique des contraires et une échappés libre ouverte à l'identification et à la réflexion du lecteur. Il y a de la catharsis dans la vérité romanesque, et c'est ce qu'on pourrait dire aussi, dans la même filiation et toutes proportions gardées, de Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre, dont la poésie tour à tour panique et lustrale fait pièce au chaos.

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    Cette peste de Martin Amis...

    « Lorsque je descends un livre en flèche, écrit Martin Ami, ce sont en général des clichés que je cite. Lorsque j’en porte un aux nues, ce sont en général les qualités inverses : la fraîcheur, l’énergie, la réverbération de la voix ».
    Le cliché qui colle aux basques de Martin Amis est celui de l’écrivain méchant, genre serial killer de la critique, mais les citations surabondent, dans le recueil carabiné de Guerre au cliché, qui plaident pour une bonne méchanceté ou disons : une méchanceté pour la bonne cause, une saine férocité à l’encontre de la niaiserie et de la jobardise, avec des excès d’injustice liés au fait que le critique est lui-même écrivain.
    Les écrivains qui font dans la critique ont une espèce de droit de cuissage particulier sur les textes qu’ils abordent : c’est leur force et leur limite qui se résument souvent à la formule : mon verbe contre le tien, ou un étage plus bas : ma tribu contre la tienne.
    Martin Amis est à la fois un voyou, par sa génération (style dandy mod à patte d’éph) et une vieille femme de lettres par le milieu dont il est issu, fils de ponte des lettres (the famous Kingsley Amis) et dernier témoin historique d’une époque où la littérature était encore considérée comme la chose la plus importante du monde, une espèce de fauteuil suprême flanqué du strapontin fébrile de la critique littéraire.
    Entre les deux sièges et sur le ton de l’éloge, Martin Amis parle merveilleusement de Nabokov ou de Saul Bellow, aussi bien qu’il excelle à fustiger les tombereaux de clichés de moult écrivains dont un Norman Mailer est le pachydermique parangon. Mais dans un cas comme dans l’autre, il parle vraiment de littérature. Il en parle aussi, mine de rien, et comme par défaut, quand il achoppe (c’est le voyou) à telle biographie d’Elvis Presley style Deschiens ou aux inénarrables mémoires d’Andy Warhol, summum de la vacuité snob touchant au sublime pathétique par saturation d’imbécillité.
    Les éreintements, en matière de littérature et de jactance médiatique, ne relèvent souvent que du désir d’ « allumer » pour mieux se faire voir et valoir soi-même (l’ai-je bien descendu ?, etc), en manifestant une apparente liberté et en flattant le goût du public : ah ça, vous l’avez descendu, etc. Un Angelo Rinaldi a brillé dans le genre, avec talent et clinquant. Or Martin Amis est plus intéressant à cet égard que Rinaldi, en cela qu’il achoppe plus que celui-ci à « la chose ».
    Quand il amorce une lecture de Ma vie d’homme de Philip Roth en écrivant que, « malgré la bêtise croissante des romans de Philip Roth depuis Portnoy et son complexe (1969), la qualité de son écriture n’a cessé de s’améliorer », Martin Amis fait plus qu’une boutade (les romans de Roth n’ont effectivement aucune intelligence de la sorte nabokovienne que prise Amis) ou qu’un mot facilement méprisant, dans la mesure où il entre vraiment en matière, lisant vraiment les livres de Roth et relevant leurs avancées et leurs impasses (selon lui, s’entend) avec pertinence, tandis que les critiques de Roth par Rinaldi restent épidermiques et futiles, au point qu’on se demande s’il a vraiment lu les livres qu’il démolit.
    C’est en parlant de Nabokov que Martin Amis est le plus explicite à l’égard de ses propres exigences : « La plus grande partie de la critique littéraire a tendance à chercher, par delà, la littérature, autre chose. Le marxisme, la sociologie, la philosophie, la sémiologie, ou même la vie, cette étrange marchandise à laquelle le professeur Leavis ne cessait de répéter son attachement. Nabokov s’en tient à la chose même, à l’art, en essayant de nous faire « partager non pas les émotions des personnages qui peuplent le livre, mais celles de l’auteur ». Il voulait apprendre aux gens à lire. En outre, fût-ce à son insu, il essayait d’instiller chez autrui un amour de la littérature en révélant l’amour qu’il lui portait lui-même. Sa remarque sur les habitudes de lecture d’Emma Bovary résonne au rythme exact d’une sincère solennité :
    « Flaubert a recours au même procédé artistique lorsqu’il énumère les vulgarités de Homais. Le sujet peut être grossier et peu alléchant ; son expression est modulée et équilibrée sur le plan artistique. C’est ce qu’on appelle le style. C’est ce qu’on appelle l’art. C’est la seule chose qui compte réellement dans un livre ».

     

    Martin Amis. Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre. Traduit de l'anglais par Bernard Turle. Gallimard, collection Du monde entier, 375p.

     

    Martin Amis. Guerre au cliché. Essais et critiques (1971-2000). Gallimard, coll. Du monde entier, 501pp.