
Flash back sur un hommage post mortem, daté de 2005, à Saul Bellow.
C’est l’un des romanciers majeurs du XXe siècle qui s'est éteint récemment en la personne de Saul Bellow, à l’âge de 89 ans à Brookline (Massachussets), cinq ans après la naissance de sa dernière fille, Naomi, née en 1999 !
Ce nouveau rameau jeté au formidable tronc de la vie et de l’oeuvre du fringant vieillard précédait de peu la parution d’un livre d’une merveilleuse liberté, marquant une fois de plus, dans le mouvement tourbillonnant de la vie, la fusion de l’intelligence et de l’émotion en pleine pâte. L’ouvrage s’intitulait Ravelstein (2002) et parlait de nos fins dernières avec autant de truculence que de gravité, le narrateur (double présumé de Bellow) brossant le portrait de son ami Ravelstein (double du grand humaniste réactionnaire Allan Bloom) en train de mourir du sida.

Mélange de roman foisonnant et de débat sur les grandes questions traitées comme en dansant (« Dieu m’apparut très tôt. Il avait la raie au milieu. Je compris que nous étions apparentés parce qu’il avait créé Adam à son image »...), autoportrait « en creux » et déclaration d’« amour vache » à la vie, ce livre , dégageant une immense sympathie, donnait une belle idée de la constante capacité de l’écrivain à se dépasser et se renouveler sans se renier pour autant, comme l’illustrent les bonds successifs de son oeuvre.
Celle-ci ponctue la deuxième moitié du XXe siècle de livres qui fondent, d’une part, le roman juif américain (lequel sera chez Bellow plus américain que juif), et déploient une fresque humaine d’une prodigieuse porosité, nourrie par le milieu populaire d’émigrés juifs dans lequel l’écrivain a passé ses jeunes années, à Chicago.
Après deux premiers romans assez sages, L’homme en suspens (1944) et La victime (1953), encore marqués par la vision du “souterrain” de Kafka et Dostoïevski, la première explosion du talent de Bellow s’est manifestée dans Les aventures d’Augie March (1953), biographie épique et rhapsodique d’un orphelin d’origine russe, rappelant Huckleberry Finn en version juive, et qui ressaisit la langue avec une volubilité tentaculaire et une voix sans pareille. En contrepoint, très significatif des antinomies propres à Bellow, suivra le bref et beau roman mélancolique Au jour le jour (1956), dont le protagoniste est un quadra rejeté par son père et en crise existentielle. Nouvelle brusque rupture d’un grinçant comique, ensuite, avec Le faiseur de pluie (1959) et sa dérive africaine d’un milliardaire fuyant son milieu comme un personnage à la Simenon. Après quoi viendra cet autre très grand livre: Herzog (1964), dont le héros concentre en lui toutes les contradictions et figure, selon Philip Roth, « le plus grande création de Bellow, le Leopold Bloom de la littérature américaine », marquant en outre la première plongée de Bellow dans l’océanique réalité du sexe. Roman de formation ramassé sur cinq jours de l’été 64, Herzog est le plus ambitieux et le plus beau, le plus profus des romans de Bellow, très marqué par les sources européenes (notamment de Thomas Mann, Italo Svevo et Robert Musil) mais restant curieusement assez peu lu du public de langue française...
Si la reconnaissance du prix Nobel de littérature, en 1976, a consacré l’oeuvre d’un formidable romancier doublé d’un essayiste de haute volée, dont l’esprit critique n’a cessé de s’exercer contre toutes les manifestations du « crétin américain », du maccarthymse de droite au politiquement correct de gauche, la réception de Saul Bellow, en France notamment, demeure en effet sporadique alors que des auteurs de moindre format y sont célébrés.

Or, tant par sa substance que par son empathie, l’intelligence anti-académique de sa perception et l’humour shakespearien qui la traverse, l’oeuvre de Saul Bellow, dont on recommandera encore les nouvelles réunies dans Mémoires de Mosby et le petit régal d’insolence d’ Une affinité véritable , reste à redécouvrir après la dernière révérence du vieux rebelle.
« Regardez-moi, je vais partout ! Je suis un Christophe Colomb de quartier ! » s’exclamait crânement Augie March. Alors, oublions le quartier clôturé et sécurisé de Bush & Co, pour retrouver l’Amérique généreuse de Saul Bellow !

D’aucuns ont reproché à Jonathan Littell le choix de ce narrateur, dont la complexion personnelle risque de « distraire » le lecteur du grand récit des Bienveillantes consacré à l’entreprise de destruction et d’extermination des nazis. Quoi de commun entre le matricide de Max Aue et l’extermination des Juifs d’Europe ? A cette question centrale, Georges Nivat a commencé de répondre dans l’article magistral qu’il a consacré aux Bienveillantes (cf. Le Temps du 11.11.2006), en affirmant que «Littell nous dérange monstrueusement parce qu'il a retourné l'histoire de la violence du XXe siècle comme on retourne un lapin écorché, et qu'il a jumelé sa réponse au viol de l'humain par les totalitarismes à une autre réponse, déjà donnée par Freud quand il évoque la levée des censures du surmoi, et cette réponse est le sadisme psychique, la récession sexuelle, l'inceste, auquel déjà deux grands romans avaient attribué le secret du devenir: L'Homme sans qualités de Musil, et Ada de Nabokov. Mais ici inceste et holocauste se nourrissent l'un l’autre ». Et d’ajouter : «Le lapin retourné et écorché, c'est nous, c'est notre rempart rompu contre l'éboulis de tout ce qui constituait l'humain dans la civilisation européenne, c'est notre classement au rayon du crime imprescriptible (et donc oubliable) de la fabrique d'inhumain, de la monstruosité du camp, le docteur Mengele, les bourreaux de la Kolyma d'Evguénia Guinzbourg ».
La lecture des Bienveillantes est une épreuve difficile et décisive, pour moi centrale, réductible à aucune autre lecture contemporaine. On a comparé ce roman à Vie est destin de Vassili Grossman, et sans doute y a-t-il maints rapprochements à faire entre ces deux livres, mais Jonathan Littell, d’une monumentale masse documentaire, a tiré tout autre chose qu’un roman historique « de plus », un témoignage de plus sur la Shoah : au vrai, le cauchemar des Bienveillantes se poursuit tous les jours sous nos yeux dans le monde de l’homme fini qu’on empile et dont on fait n’importe quoi.

Trois personnages d’une stature romanesque exceptionnelle se distinguent de la communauté. Plus que de grands types littéraires, le vieux Boryna, son fils Antek et la fascinante Jagna Dominikowa représentent les figures élues d’un mythe terrien fondamental. Le temps de leur passion, portée à l’incandescence, ils incarnent le tragique même de la condition paysanne. Maciej Boryna, le père, c’est l’attachement forcené à la terre. Qu’il épouse la jeune et belle Jagna sur un coup de tête, par vanité mais aussi pour faire enrager son fils, lequel lui reproche quotidiennement sa tyrannie de patriarche, n’est en somme qu’un accident de parcours.