Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

La Maison Littérature - Page 9

  • Simenon

    Unknown.jpeg

    En Pléiade, justice est rendue au moins « littéraire » des grands écrivains du XX siècle. En deux volumes: un choix représentatif de ses meilleurs romans.
    Georges Simenon fut longtemps snobé par une bonne partie du monde littéraire et académique, particulièrement en France. Les reproches majeurs qui lui étaient faits touchaient à sa prolixité et à la présumée platitude de son écriture. Etait-il concevable qu'un auteur produisant une moyenne de cinq à dix romans par année pût être autre chose qu'un marchand de soupe, et la « poésie » de Simenon ne se réduisait-elle pas qu'aux clichés d'une trop fameuse « atmosphère », dans laquelle se traînaient des « antihéros » interchangeables ?
    A la décharge de ses juges les plus rigoureux, il faut relever le fait que toute la production de Simenon n'est pas d'égal intérêt, qui se subdivise en une première masse d'écrits alimentaires sans valeur littéraire (mais qui lui permit du moins d'apprendre son métier), à côté des romans semi-littéraires de la série Maigret et de ce qu'il appelait lui-même les « romans durs », parmi lesquels une bonne vingtaine au moins feraient aujourd'hui plus que jamais un Prix Goncourt mérité. Jamais gratifié de celui-ci, Simenon fut en revanche pressenti pour le Nobel de littérature au début des années 1960. Cette nuance éclaire la position d'outsider (assez ambigu par ailleurs dans ses prétentions) de l'écrivain par rapport au milieu littéraire parisien, et la reconnaissance « universelle » qu'il acquit indéniablement.

    68214238.jpg
    Donné par l'Unesco pour l'écrivain le plus lu au monde au vu du nombre de ses traductions, Georges Simenon ne manqua pas pour autant de susciter l'intérêt, voire la passion de lecteurs très exigeants du point de vue de la « pure » littérature, qu'il s'agisse d'André Gide, qui ne cessa de l'encourager et de le conseiller très finement, ou du très proustien Bernard de Fallois, qui fut à la fois son commentateur avisé, son éditeur et son ami. Dans la foulée, et même un peu tardive, la reconnaissance accordée aujourd'hui à son œuvre, à l'enseigne de La Pléiade, dans l'édition établie sous la direction de Jacques Dubois, assisté de Benoît Denis, réjouit à la fois par sa magistrale introduction, modèle d'équilibre critique et de clarté (rien à voir avec les gloses savantasses de certains pontes académiques), et par le choix opéré dans la masse de l'œuvre, qui propose une sélection de vingt et un romans (quelques-uns des meilleurs Maigret et les « romans durs » du premier rang).

    L'artisan entrepreneur


    Si Georges Simenon relève assurément du « phénomène » quant à son extraordinaire fécondité, sa façon très particulière de travailler, souvent comparée (et d'abord par lui-même) au labeur d'un artisan, autant que la « gestion » de sa carrière auprès des éditeurs, le classent également très à l'écart de l'homme de lettres moyen. Au début de leur introduction, les maîtres d'œuvre de la présente édition reviennent très précisément sur le rituel d'écriture du romancier, avant de décrire ses relations intransigeantes, voire tyranniques, avec ses éditeurs successifs, mais aussi sur la place qu'il occupe dans la littérature française de son époque, dans la filière d'un nouveau réalisme poético-existentiel qui l'apparente (plus ou moins) au premier Céline et préfigure certains romans de Sartre dans la mesure où « l'expérience existentielle de la médiocrité débouche sur un sentiment d'étrangeté qui confine à la folie et fait perdre aux héros les repères qui assuraient son rapport au monde et aux autres ».
    Caractérisant très bien l'apport original de Maigret à la littérature policière de l'époque, (« un être compatissant qui, à travers un cas particulier, est confronté aux dysfonctionnements de la société ambiante »), Jacques Dubois et Benoît Denis montrent aussi son côté « petit entrepreneur typiquement paternaliste », qui ressemble si fort à son « père » littéraire.


    Des « mots matière »
    au « passage de la ligne »

    Cependant, le plus intéressant de cette présentation tient évidemment à la substance thématique de l'œuvre, bien plus riche qu'on ne le croit parfois, et d'abord à l'analyse du type très particulier d'écriture que pratique Simenon, rompant complètement avec le style « artiste » pour travailler une sorte de « langage-geste », comme l'entendait un Ramuz, restituant aux « mots-matière » une présence accrue. « La présence d'un morceau de papier, d'un lambeau de ciel, d'un objet quelconque, de ces objets qui, aux moments les plus pathétiques de notre vie, prennent une importance mystérieuse », précise Simenon lui-même dans L'âge du roman. Sans fioritures, le style de Simenon joue sur la modulation d'un ton et d'un rythme singuliers, avec des inventions maintes fois relevées, comme son usage très particulier de l'imparfait.
    Quant aux thèmes de Simenon, les éditeurs en donnent un bel aperçu après avoir posé les notions fondamentales de l' « homme nu » et du « roman-crise » préludant aux développements multiples d'une dramaturgie tragique où l'on voit un homme moyen, apparemment établi, rompre brusquement les amarres et se jeter dans une aventure solitaire et déréglée.
    Pour attester la largeur de la vision « anthropologique » d'un Simenon à jamais réfractaire aux théories, mais chez lequel il y a du sociologue et du médecin, du psychologue et du « raccommodeur de destinées », les deux volumes de La Pléiade rassemblent, à l'exception bien admissible du monumental Pedigree, son roman autobiographique, les titres les plus représentatifs du génie du romancier.


    A lire absolument ...


    De ses romans « à lire absolument », j'aurais cité pour commencer Lettre à mon juge, dont la vision tragique rappelle Dostoïevski, Le bourgmestre de Furnes et son tableau balzacien de la déroute d'un bâtisseur, L'homme qui regardait passer les trains et sa poignante fuite en avant, ou encore Les inconnus dans la maison et sa défense de la vraie justice. Tous sont présents dans le premier volume, entre Le coup de lune et La veuve Couderc, autres merveilles. Le second s'ouvre sur La neige était sale, magistral roman « noir » de l'Occupation, et s'achève sur Les anneaux de Bicêtre, Le petit saint, que Simenon préférait entre tous, et Le chat dont on se rappelle l'adaptation au cinéma, plus réussie que d'autres. Mais assez d'un Simenon accommodé à toutes les sauces: le revoici dans le texte en constellation nimbée de brouillard moite...

     

    Simenon à la russe

    A propos du Bourgmestre de Furnes

    Il y a quelque chose du médium chez Simenon. Sa façon d’entrer dans un personnage relève d’une espèce d’osmose physique et psychique qu’on pourrait dire neutre si elle ne relevait pas, aussi, d’un choix obscur et lucide à la fois. Dans le plus balzacien de ses livres, on sent cependant que Simenon est particulièrement attaché au bourgmestre et j’ai le sentiment qu’il dit pas mal de choses sur lui-même par le truchement de son personnage. C’est le type du self made man de la vieille école qui sait le prix de chaque chose et de tout effort. Il n’aime ni les bourgeois rassis ni les spéculateurs, étant lui-même devenu ce qu’il est par son seul travail après avoir gravi tous les échelons de la société. Pourtant la clef du personnage est ailleurs. Elle relève de la biologie. Le Baas est en effet confronté tous les jours à l’injustice fondamentale qu’incarne sa fille démente, enfermée comme une bête et qu’il sert avec une sorte de dévotion soumise. Or on ne le prend pas comme un symbole mais comme un fait courant de la vie. On ne peut ainsi qu’en dire, avec le populo: c’est la vie...

    Un sombre drame

    Ce roman « paysan » est sans doute l’un des plus sombres de la série que Simenon appelait les « romans de l’homme », dont la trame policière s’efface à peu près complètement derrière le drame humain, auquel s’ajoute certes, ici, le dénouement le plus dramatique.

    Cela se passe dans l’âpre campagne de Vendée, par un automne pourri où le ciel rampe. Pendant que deux femmes, Joséphine Roy et sa fille Lucile, rangent des pommes dans le grenier de la ferme cossue dite du Gros-Noyer, un homme se fait renverser et abandonner sur la route proche, dans les poches duquel on découvre une grosse somme.

    Qui est-il ? Que venait-il faire au Gros-Noyer ? Et de quelles relations embrouillées, de quels secrets de famille, de quels mensonges cet inconnu frappé d’amnésie va-t-il devenir le révélateur ? Parallèlement à l’enquête officielle (où le gendarme du titre ne joue qu’un rôle secondaire), le dévoilement progressif de l’énigme nous fait pénétrer dans un univers qui évoque Dostoïevski.

    Par delà le déterminisme social et psychologique qui pèse sur les personnages, ceux-ci semblent en effet possédés par des forces qui les dépassent et les séparent. Aura-t-on jamais vu des parents aussi étrangers les uns aux autres ? En osmose avec ce monde de la terre, Simenon donne ici de son meilleur, comme dans L’Homme qui regardait passer les trains repris dans la même collection.

     

    Simenon citoyen du monde

    Si Georges Simenon parcourut le monde en tous sens, de la France profonde aux quatre coins de l’Europe, de l’Amérique à la Russie soviétique et de l’Afrique à Tahiti, il ne fut jamais un écrivain voyageur au sens où on l’entend de nos jours. C’est ce qui ressort clairement de la passionnante anthologie de reportages du jeune Simenon que Benoît Denis, directeur du Centre d’études Georges Simenon de Liège, a montée comme un grand film à thème, présentée et commentée avec autant de pertinence chaleureuse que d’objectivité lucide, dans la collection Voyager avec… dont chaque volume supplémentaire fait éclater les nouveaux clichés du voyage plus ou moins moutonnier.
    Georges Simenon est un immense voyageur immobile, pourrait-on dire, à la fois curieux et lucide, impatient de voir les choses et les gens, aux antipodes du baroudeur romantique, convaincu que l’aventure n’a plus cours à l’ère des voyages organisés.
    «J’ai horreur de l’observation», remarque-t-il même, non sans provocation, alors que rien ne lui échappe; mais plus que d’observation, c’est plutôt d’osmose qu’il faut parler à son propos: poreux comme personne, il sent les choses et les gens plus qu’il ne les détaille ou les «pense». Ce qui intéresse Simenon n’est pas la «merveille» du monde d’un poète à la Cendrars, ou le récit «épique» à la Kessel, ni non plus le reportage-témoignage documenté d’un Albert Londres. Dès son premier périple de six mois sur les canaux de France profonde, en 1928, qui fournira une mine d’observations au romancier futur, ce sont les gens ordinaires qu’il approchera au jour le jour.
    Dès 1930, l’écrivain (indépendant mais déjà en vue) va financer des voyages de plus en plus importants en écoulant ses reportages entre quotidiens et magazines. Ses Escales nordiques (1931) paraîtront ainsi dans Le petit journal, que suivront, à un rythme effréné, L’heure du nègre (1932) et Europe 33, dans Voilà, Peuples qui ont faim (pays de l’Est et Russie soviétique), en 23 livraisons dans Le jour, ou encore Mare nostrum ou la Méditerranée en goélette (1934), dans Marianne, et L’Amérique en auto (1946), dans France-Soir. Ceci entre beaucoup d’autres séries de reportages, dont Benoît Denis caractérise utilement la «manière», le style (faussement naïf) et les obsessions récurrentes, de l’agonie d’un certain monde (d’une certaine France) à la recherche d’un humanisme universel, sans oublier son goût pour les bas-fonds, la vérité de la rue, le commerce de la femme…

    librematch07.jpg
    Le Simenon voyageur est essentiellement romancier. La posture du reporter, privilégiant le détail et l’anecdote, exclut la pose de celui qui en sait plus. Sa découverte de l’Amérique des années pauvres ou de la calamiteuse vie quotidienne dans les pays de l’empire communiste n’est pas d’un idéologue mais d’un homme curieux de vérité, à qui «on ne la fait pas».
    Sans poser au vertueux, souvent sarcastique, il montre le colonialisme en Afrique autant que la calamiteuse arriération du «nègre», la?morgue capitaliste en Amérique, la terreur latente et la famine en URSS.
    Ne lui importent que les constats et les faits portant sur l’état de tel pays ou le sort de tel individu. La différence l’intéresse moins que la ressemblance et plus il va, plus il voit partout le même homme, qu’il appellera l’«homme nu». Celui-ci sera le personnage omniprésent de ses romans non-Maigret, qu’il commence d’ailleurs à publier au début des années 1930 en passant chez Gallimard.
    Nourris de ses pérégrinations, ces «romans de l’homme» seront irradiés par une profonde empathie humaine, alors que ses reportages sont d’un témoin plus «objectif», critique voire polémique. Benoît Denis est le guide avisé de ce voyage «à travers Simenon», à vivre par tous les temps d’un été à crachin…

     

    Simenon "filé" par Assouline

    Georges Simenon n'aimait pas qu'on le taxe de phénomène. Cependant il fut le premier à tout faire pour imposer cette image en jouant, notamment en ses années folles, sur la plus extravagante publicité. Les Lausannois se rappellent l'humble vieux monsieur cheminant, au bras de sa compagne Teresa, le long des quais d'Ouchy. Mais précédant cette image apaisée, les écoliers dont nous fûmes se souviennent du bourgeois cossu venant cueillir ses gosses en Rolls à la sortie du collège de Béthusy. La bâtisse fantomatique d'Epalinges perpétue en outre, avec son étrangeté morbide, la mémoire d'une destinée exceptionnelle. A la fin de sa vie, Simenon n'aspirait qu'à l'effacement d'un homme «comme les autres», et le meilleur de son œuvre tend à révéler «l'homme nu» sous les masques et les fards de la comédie sociale.

     

    Or à celle-ci, le romancier se prêta frénétiquement. Et phénomène il fut sans doute, lui qui, par exemple, durant la seule année 1938, publia 13 romans, et non du tout de son répertoire «folâtre»... De surcroît, après avoir cessé d'écrire des romans, comme il l'annonça dans ce journal par l'entremise de notre confrère Henri-CharlesTauxe, en février 1973, Georges Simenon continua de faire du roman avec sa propre vie, que ce fût dans ses Dictées ou dans ses Mémoires intimes après la mort tragique de sa fille. Lorsqu'il claironnait à son ami Fellini, dans un entretien célébrissime datant de 1977, qu'il avait couché avec quelque 10 000 femmes dans sa vie depuis l'âge de 13 ans et demi, Simenon ne faisait enfin qu'ajouter une affabulation de plus à une légende sans cesse réarrangée par son imagination de romancier. Ceci dit, Georges Simenon n'était certes pas qu'un monstre de foire, et ceux qui réduisaient son génie d'écrivain à une sorte de curiosité de la nature, méritaient sans doute son indignation. Pétri de contradictions, et pataugeant volontiers dans l'auto-justification, il ne pouvait, à vrai dire, établir son propre portrait sans en gauchir les traits.

    Jusque-là cependant, nul de ses (rares) biographes n'avait vraiment débrouillé l'écheveau de sa vie et de son oeuvre, faute d'accéder à toutes les sources et faute aussi de méthode ou de moyens. Mieux armé que ses prédécesseurs, Pierre Assouline (qui a déjà cinq biographies de premier ordre à son actif, dont celle de Gaston Gallimard) a non seulement obtenu, du vivant de l'écrivain, le libre accès aux archives personnelles considérables de celui-ci, et le droit de «tout lire» et «tout dire»: il a fait œuvre vivante et chaleureuse mais sans complaisance.

    Mêlant l'enquête sur le terrain et l'interview des témoins directs, l'étude génétique des écrits de Simenon et le décryptage du courrier inédit et d'une immense documentation journalistique, Assouline a recomposé en quatre parties localisées (Belgique, France, Amérique et Suisse) marquées par quatre femmes (la mère, les deux épouses successives, puis la dernière compagne), un récit tout à fait captivant, franc quoique sans voyeurisme, et qui éclaire quelques zones demeurées obscures, voire tabou.

    Tension et frénésie

    Dès l'évocation des années liégeoises de Simenon — qui s'ouvre sur la scène très simenonienne de l'enfant de chœur de 8 ans courant servir la messe dans le matin nocturne plein d'odeurs de chocolat et de genièvre, de laitages et de poisson — Piere Assouline marque fortement les tensions antinomiques qui vont déterminer toute une vie. D'un côté, c'est le père aimé, pudique et trop discret, dont la mort blesse cruellement son fils Georges, et qui restera jusqu'à la fin «l'astre de sa nostalgie». De l'autre,c'est le conflit avec la mère, «femme angoissée, hypersensible et hypernerveuse, hantée par le spectre de la pauvreté», qui ne sera jamais résolu, comme en témoigne la terrible Lettre à ma mère.

    Connues des lecteurs de Simenon, ces relations s'enrichissent, dans un chapitre ultérieur, par la levée d'un tabou de famille lié à la figure du frère cadet, qui bascula dans le fascisme pendant la guerre et se sauva de la peine de mort en s'engageant dans la Légion étrangère. Autre tabou enfreint par Assouline à propos de la carrière journalistique de Simenon: la série de dix-sept articles sur le «Péril juif» qu'il écrivit dans les colonnes de la Gazette de Liège à l'âge de 18 ans (!), probablement sous influence. Dans le même journal en effet, un articulet anonyme de l'époque n'hésitait pas à réclamer «l'élimination physique de cette race maudite». Or c'est avec beaucoup de discernement et d'objectivité que le biographe examine le fondement des articles de Simenon et s'attache ensuite à repérer, dans ses romans ultérieurs, les traces de ses préjugés antisémites.

    De la même façon, Pierre Assouline rétablit la vérité peu glorieuse sur l'attitude opportuniste de Simenon pendant l'Occupation, quitte à battre en brèche la version enjolivée des mémoires de l'écrivain.

    Sans juger

    Cela étant, le biographe applique à la lettre la devise de Simenon, qui est de: «Comprendre et ne pas juger.». Sans doute y a- t-il,chez Simenon, bien des aspects déplaisants, à commencer par le monstrueux égoïsme dont pâtiront ses proches. Or comment sa prodigieuse fécondité pourrait-elle s'accommoder d'un partage altruiste? Par ailleurs, sa boulimie sexuelle (il lui arrive de courir trois fois au bordel le même jour, quand il en a les moyens...) et la manière dont il trompe ses épouses a de quoi choquer es bonnes âmes. Mais comment ne pas entrevoir les gouffres que cela signifie et comment ne pas ressentir, aussi, de la compassion pour cet homme provoquant lui-même son malheur?

    Ainsi de l'issue tragique de sa mésentente avec sa deuxième femme, qui pousse sa fille Marie-Jo au suicide et qui fait dire au biographe que «cet homme qui aura toute sa vie recherché l'amour que sa mère lui refusait, aura finalement été envahi et débordé par celui que sa fille lui témoignait». Habitant alors à un jet de pierre de l'horrible bunker d'Epalinges, aurons-nous jamais imaginé quelles épouvantables scènes s'ydéroulaient!

    Grand romancier et petit homme, alors? La formule serait beaucoup trop sommaire. Bien plutôt: mélange inextricable de grandeur et de sordide chez ce personnage protéiforme capable du pire arrivisme et de la plus touchante modestie, tantôt bluffeur insensé et tantôt fils de son père, tantôt fuyant les gens de lettres et tantôt s'inquiétant de leurs jugements, tantôt lucide jusqu'à l'effroi et tantôt se jouant la comédie, violent et fraternel, sans cesse déchiré par un conflit d'origine, et ne trouvant qu'à la fin de sa vie un semblant de sérénité, Simenon l'humain et le trop humain.

     

    Georges Simenon. Romans I (1493 pp.) et II (1736 pp.).
    Edition établie par Jacques Dubois et Benoît Denis. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade.
    Album Simenon. Iconographie choisie et commentée par Pierre Hebey. Gallimard 317 pp.

     

    Georges Simenon. Le rapport du gendarme. Folio policier, 185pp.

    Georges Simenon, Les obsessions du voyageur. Textes choisis et commentés par Benoît Denis. La Quinzaine/Louis Vuitton, coll. Voyager avec…, 313p.

     

    Pierre Assouline, Simenon. Editions Julliard, 753 pages.

     

     

  • Un exil entre amours et colère

    480px-Ivan_Bunin_1933-1.jpg

    Dans Les Allées sombres d’Ivan Bounine, le grand écrivain russe passe les sentiments au filtre du temps et d’une poésie claire-obscure.


    On entre dans ce livre par une sombre allée battue de pluie d’automne, le long de laquelle roule une lourde voiture couverte de boue – et c’est aussitôt comme l’image de notre propre course dans l’enfilade des années qui nous apparaît, avec le souvenir confus des saisons radieuses et des joues qu’on aimerait oublier à jamais ; et de même le vieux militaire qui débarque dans l’auberge accueillante qu’il y a là découvrant, en la personne de l’aubergiste, la femme qu’il a aimée et abandonnée trente ans plus tôt (car ce n’était alors, n’est-ce pas, qu’une servante), nous semble-t-il l’incarnation symbolique de l’homme confronté, par delà les années, à ce que la vie lui a donné de meilleur.
    À peine plus de cinq pages, et ce sont deux destinées ressaisies pour l’essentiel, toutes deux marquées par le même sceau de l'amour: cette intimité partagée, ces instants qu’on imaginait éternels, ces nuits d’été propices aux confidences et aux baignades secrètes, ces irrépressibles élans, folies de jeunesse ou plus tardives rencontres, comme autant de fugaces image du bonheur en ce monde.
    Ce bonheur, Ivan Bounine l’a évidemment connu pour en parler si bien. Ainsi l’écrivain en exil évoque-t-il souvent la Russie de ses propres souvenirs avec un mélange de verve et de nostalgie, de lyrisme et de mélancolie qui localise en quelque sorte son paradis perdu. Mais pas plus qu’il ne se borne à l’anecdote passionnelle, Bounine ne se limite à la déploration de son exil. Aussi bien les histoires qu’il raconte sont-elles tissées de sentiments et de vérités universels, et sinon comment expliquer que, tous tant que nous sommes, nous nous reconnaissions dans ces pages qui sollicitent à la fois les sens et l’émotion, l’expérience de chacun et sa vision du monde ?
    Au demeurant, nulle spéculation désincarnée dans ces nouvelles, ni la moindre morale plaquée, mais une sorte de mosaïque qu’on pourrait lire en trois dimensions, où l’art de l’écrivain emprunte tour à tour à la rapidité du cinéma, à la magie suggestive de la musique et aux pouvoirs expressifs de la peinture, avec de constantes inventions du point de vue du récit.


    Amours incarnées


    Mais venons-en, plus précisément, à la substance de ces trente-huit nouvelles composées en France entre octobre 1938 et juillet 1944, dont certaines tiennent en une page et qui forment un tout organique en dépit de leur grande variété de ton et d’atmosphère. Nous l’avons dit : l’amour en est l’élément fondamental. Or ce qu’il faut souligner, c’est, à tout coup, l’enracinement charnel de ces rencontres d’un érotisme souvent intense, voire à la limite du scabreux, que Bounine évite de franchir par compensation d’émotion. Certaines de ces étreintes sont aussi frustes et violentes que celles de l’ours « Pélage de fer », violeur redoutable de la légende russe. Mais ce n’est certes pas un paradoxe que des situations combien triviales puissent inspirer des sentiments plus délicats...

    À égale distance des clichés édulcorés et de la fausse hardiesse contemporaine qui ne révèlent plus rien force de vouloir tout montrer, Bounine se fait en somme le chantre sans préjugés de ces amours qui ne sont pas forcément les premières ni les seules, mais dont le souvenir nous reste avec une intensité sans pareille. Cela peut ne tenir qu’à des riens : au grain velouté d’une peau, à la beauté d’un corps, à l’aura d’un visage ou au reflet troublant d’un regard.
    Il n’en faut pas plus, assurément, pour faire perdre la tête aux petits étudiants que nous trouvons dans Antigone, dans Zoé et Valérie ou dans l’admirable Nathalie. Mais ajoutons, à propos justement de ces trois nouvelles restituant l’atmosphère quasi mythique des vacances russes à l’ancienne, que le charme de celles-ci compte aussi pour beaucoup dans l’éclosion de ces passions juvéniles, donnant lieu à des évocations qui rappellent à la fois la plénitude sensuelle de Tolstoï et la grâce mélancolique de Tchékhov. Soit dit en passant, rappelons que tels étaient les deux maîtres dont se réclamait Bounine, qui les égale parfois à bien des égards.


    Ombres et lumières


    Ainsi que le note pertinemment Jacques Catteau dans son excellente préface, « Ivan Bounine pressentait l’oubli, l’ombre froide et mystérieuse du caveau, et pourtant, dans le même temps, il œuvrait à la chaude journée d’été de la vie ». Sans la trempe du Tolstoï « métaphysicien », et beaucoup moins sombre que ne le devint Tchékhov, le premier Nobel de littérature d’origine russe (en 1933, au dam du pouvoir stalinien) réalise une manière d’équilibre dont les relations qu’il entretient avec ses personnages sont peut-être la meilleure illustration.

    images.jpeg

    De fait, Bounine est capable de parler d’une grisette moscovite avec la même attention amicale que celle qu’il voue à tous les autres, fussent-ils artistes ratés ou généraux en retraite, demeurés obscurs (la terrible nouvelle intitulée L’idiote, où l’on voit un jeune séminariste engrosser la cuisinière de la maison avant de l’en faire chasser avec l’avorton qu’il lui « donné »), ou brillants exilés.
    De même, cette équanimité préside aux rapports que l’écrivain entretient avec les lumières et les ombres de l’existence humaine. Mélange de chaleur et de lucidité, son regard fait part égale aux surprises de l’amour et à ses revers. Les femmes (dont il faudrait détailler la frise magnifique des portraits) ne sont pas toujours victimes, loin s’en faut, pas plus qu’elles ne sont toutes fatales.


    Des cartes de visite...


    Certaines de ces histoires semblent finir bien, comme Une vengeance où, contre toute attente, deux êtres éprouvés par la vie s’aperçoivent qu’ils sont faits l’un pour l’autre. D’autres s’achèvent tragiquement comme Galia Ganskaïa, ou tristement, comme ces deux joyaux que représentent Paris et Premier lundi de carême. D’autres encore ne finissent pas : un jour sur un bateau, le grand écrivain X. rencontre la charmante Y., dont le rêve d’enfance était de se faire faire des cartes de visite... et la prochaine escale de les séparer après une seule nuit de volupté, les laissant tous deux « avec cet amour que l’on garde à jamais blotti au fond du cœur ». Entremêlés avec un art suprême, les thèmes de l’amour, de l’exil, de l’errance et de la mort constituent ainsi la trame vivante et vibrante des Allées sombres, dont les résonances nous touchent infiniment.


    Journal des Jours maudits


    Au lendemain de la révolution bolchévique, du 1er janvier 1918 au 20 juin 1919, Ivan Bounine tint un journal. À l’approche de la cinquantaine, le futur premier Nobel russe de littérature (en 1933) était déjà reconnu comme un classique de sa génération, auteur d’une fresque dans laquelle il avait décrit les rudes aspects de la vie des moujiks (Le Village, 1909) et qu’on aurait pu dire le triple héritier de Tolstoï pour le style, de Tchékhov pour son attention aux humiliés, ou encore de Tourgueniev pour sa pénétration des sentiments les plus délicats.
    De ce dernier aspect, la meilleure illustration a été donnée par Les années sombres, datant de l’exil et constituant son livre préféré et son chef-d’oeuvre.
    Dans ces Jours maudits, nous découvrons un honnête homme confronté, au jour le jour, à un ouragan social et moral qui ravage tout ce qu’il a aimé au nom d’un « Avenir radieux » dont il voit immédiatement quels abus et quels simulacres il camoufle.

    images.png
    Aux premières loges, il note que les Bolchéviks sont les premiers stupéfaits du succès de leur putsch. Et puis il observe le simple comportement des gens, le changement du langage et des visages. Car tout à coup se manifestent cet élan, cette arrogance, cette hargne, cette vindicte qui lui font noter : « Un langage est apparu, tout à fait nouveau, spécifique, composé exclusivement d’exclamations grandiloquentes mêlées à des injures grossières ». Et de repérer les nouveaux arrivistes, les délateurs, les profiteurs opportunistes, les salopards qui vont s’auto-proclamer commissaires politiques et proclamer leurs épouses femmes de commissaire politiques…
    Le premier il dénonce l’imposture de cette rhétorique qui dit que « le peuple a dit ! ». Contre les poètes flirtant avec la Révolution, les Blok et les Maïakovski, il se déchaîne : « Ô fornicateurs du verbe ! Des fleuves de sang, des mers de larmes, mais rien là qui les touche ! ». Ainsi se fait-il le témoin de cette tragédie, inébranlable et atterré, par fidélité à un monde conspué. En attendant de survivre ailleurs, une pierre au cœur…

    Ivan Bounine. Les Allées sombres. L’Âge d’Homme, 1988.


    Ivan Bounine. Jours maudits. L’Âge d’Homme, 1988.

     

    9782825113516FS.gif41DY0JF4MTL._SX195_.jpg

  • La maestria d'un conteur

    24.808.475.jpeg

     

    Lorsque Daniel Kehlmann fit son premier tabac... 

    Une idée aussi répandue que sotte voudrait qu'un best-seller répondît à des critères standards, alors que rien n'est moins prévisible qu'un grand succès de librairie qui allie qualité et popularité. Une nouvelle preuve en est donnée par Les arpenteurs du monde du jeune écrivain allemand Daniel Kehlmann, qui a fait un tabac fumant en Allemagne avec plus d'un million d'exemplaires vendus et l'acquisition de ses droits pour une trentaine de traductions.

    Or le moins qu'on puisse dire est que le thème du roman n'a rien d'accrocheur a priori: ni violence ni sexe, mais le récit alterné des mésaventures de deux illustres savants de la fin du XVIIIe siècle allemand: le naturaliste-explorateur Alexander von Humboldt et le mathématicien génial Carl Friedrich Gauss.

    Relevant du gai savoir fantaisiste plus que de la reconstitution fidèle, le roman confronte deux façons d'explorer le monde à la fois opposées et complémentaires – Humboldt sillonne et cartographie le monde du fin fond de l'Amazonie au bout des steppes sibériennes, tandis que Gauss scrute les nébuleuses mathématiques ou les galaxies physiques sans quitter ses savates – et deux attitudes par rapport à la science: l'optimisme scientiste pour Humboldt, et le scepticisme plus humble pour Gauss.

    Un récit effréné

    Dès les premières pages du roman, où l'on voit le vieux Gauss râler comme un schnock à l'idée d'avoir à se pointer à Berlin (nous sommes en 1828) à un congrès de naturalistes où le convie Humboldt en qualité d'invité d'honneur, l'irrésistible drôlerie du récit se mêle au plaisir de la découverte. Car le titre du roman tient bientôt sa promesse: c'est le monde que le lecteur va bel et bien arpenter au fil des investigations alternées des deux inénarrables savants.

    D'un côté, voici donc Humboldt l'aristo craignant les femmes, naturaliste curieux de tout, géographe parti pour mesurer le monde entier de la première colline de Salzburg à la plus insondable grotte pleine d'oiseaux-radars d'Amérique du Sud, dont les expéditions cocasses évoquent à la fois Rodolpe Töpffer en ses zigzags loufoques et Blaise Cendrars au plus long cours. De l'autre, issu de milieu populaire: le farouche Gauss qui sidère son maître d'école dès l'âge de huit ans, multiplie les découvertes que ses profs publient sous leur nom avant que son premier maître-ouvrage n'en fasse le prince des mathématiciens européens. Si la trajectoire de von Humboldt, ami de Goethe et frère d'un éminent diplomate, recoupe celle des grands de ce monde, le parcours de Gauss est à la fois plus individualiste et plus familial, d'une première femme adorée aux tribulations d'un fils tenté par les idées nouvelles qu'il tyrannise et force à se refaire une vie meilleure en Amérique.

    Tissé de malice, le roman du trentenaire Daniel Kehlmann évoque une Allemagne éminemment cultivée que l'on n'imagine pas, évidemment, régresser un jour dans la barbarie. Avec un clin d'œil à chaque paragraphe, le romancier ne cesse cependant de montrer, chez ses deux protagonistes, les aspects tout humains de vieux gamins égomanes ou de tyrans domestiques, de même que les Lumières philosophiques de l'époque (Kant toussote encore dans son coin) vont de pair avec de vraies ténèbres politiques ou policières. La satire est souvent carabinée, mais la tonalité du livre reste débonnaire, avec une nuance plus mélancolique sur la fin. Il en découle un immense plaisir de lecture, qu'on se réjouit de voir si largement partagé…

    Gloire à tous...

    Notre époque est formidable. Une erreur d’aiguillage de votre téléphone portable, et vous voici, quidam minable, destinataire de tous les SMS et autres appels ardents destinés à tel acteur célébrissime. Gloire à vous ! Et gloire à tous au plus haut des cieux actuels ou virtuels, que Daniel Kehlmann arpente en observateur aigu, drôle et tendre à la fois.
    Vous seriez donc ce quidam, réparateur d’ordinateurs un peu fatigué de votre femme, - elle-même lectrice assidue des livres new-age du fameux Miguel Auristos Blancos, auteur du Chemin du moi vers son moi -, et voici que l’achat (réticent) de votre premier téléphone portable vous vaudrait la surprise de recevoir les messages envoyés à l’acteur de cinéma Ralf Tanner. Hier encore, vous vous disiez : « Pourquoi certains ont-ils tout pour eux et d’autres presque rien ? », et voilà que le rêve ferait irruption dans votre vie. Mais vous pourriez, aussi, trois histoires plus loin, être ce Ralf Tanner, dont le téléphone portable cesserait de fonctionner et qui rencontrerait, en ville, un sosie puis un autre plus ressemblant à sa propre image médiatique que lui-même. Ou vous seriez le fameux Miguel Auristos Blanco, en train d’écrire Interroge l’univers, il parlera, et tout à coup l’interpellation d’une abbesse candide vous enjoignant, dans votre courrier, à répondre aux Vraies Question, vous découvrirait l’imposture de votre vie de moraliste mondial à la Paulo Coelho. Mais vous pourriez être aussi le jeune blogueur employé en téléphonie qui positiverait à la lecture de Miguel Auristos Blanco lui conseillant de « ne plus faire qu’un avec les choses » ou d’ « apprendre à accepter ». Or ces sages préceptes vaudraient aussi pour tel écrivain, du nom de Leo Richter, invité dans les centres culturels allemands du monde entier, persuadé de vivre une vie dangereuse malgré sa peur pour sa petite santé et auquel, lectrice, vous pourriez demander d’où lui viennent ses idées (question universelle à deux balles) tout en vous identifiant à sa compagne du moment, une Elisabeth cadre au CICR dont les délégués viendraient d’être enlevés en Afrique…
    Fantaisie et gravité
    On pense au Voyage aux enfers du XXe siècle de Dino Buzzati en lisant Gloire, même si les personnages de Daniel Kehlmann ont plus d’étoffe affective et de présence charnelle que ceux du grand conteur italien. Par ailleurs, c’est bien dans le XXIe siècle postmoderne que nous plonge Kehlmann avec cette suite d’histoires communiquant entre elles, dont la plus émouvante est à la fois la plus « virtuelle». La vieille Rosalie, que son cancer du pancréas condamne à brève échéance, demande à l’auteur s’il ne pourrait pas lui réserver un meilleur sort que de l’envoyer se faire euthanasier à Zurich ? Or Daniel Kehlmann, comme le Marcel Aymé de la nouvelle intitulée Le romancier Martin, parvient à nous faire croire à sa vieille dame tout en négociant avec elle le scénario de sa fin de vie.
    Magie, malice, pénétration sensible, regard critique, voire satirique, mais aussi compassion : telles sont les qualités de l’écrivain-médium dont le rire qu’il tire de nous à chaque page n’est jamais froid ni blessant. Superbement fluide et chatoyant, musical jusque dans sa parodie du langage des dingues de l’Internet, ce roman en neuf histoires se dévore d’une traite tout en laissant, après lecture, place à une vraie réflexion prolongée. Autant dire que le plaisir de lire Gloire n’a rien de gratuit...

     

    Daniel Kehlmann. Les arpenteurs du monde. Traduit de l'allemand (magnifiquement) par Juliette Aubert. Actes Sud, 299 pp

    Daniel Kehlmann.- Gloire. Roman en neuf histoires traduit de l’allemand par Juliette Aubert. Actes Sud, 174p.