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  • Un exil entre amours et colère

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    Dans Les Allées sombres d’Ivan Bounine, le grand écrivain russe passe les sentiments au filtre du temps et d’une poésie claire-obscure.


    On entre dans ce livre par une sombre allée battue de pluie d’automne, le long de laquelle roule une lourde voiture couverte de boue – et c’est aussitôt comme l’image de notre propre course dans l’enfilade des années qui nous apparaît, avec le souvenir confus des saisons radieuses et des joues qu’on aimerait oublier à jamais ; et de même le vieux militaire qui débarque dans l’auberge accueillante qu’il y a là découvrant, en la personne de l’aubergiste, la femme qu’il a aimée et abandonnée trente ans plus tôt (car ce n’était alors, n’est-ce pas, qu’une servante), nous semble-t-il l’incarnation symbolique de l’homme confronté, par delà les années, à ce que la vie lui a donné de meilleur.
    À peine plus de cinq pages, et ce sont deux destinées ressaisies pour l’essentiel, toutes deux marquées par le même sceau de l'amour: cette intimité partagée, ces instants qu’on imaginait éternels, ces nuits d’été propices aux confidences et aux baignades secrètes, ces irrépressibles élans, folies de jeunesse ou plus tardives rencontres, comme autant de fugaces image du bonheur en ce monde.
    Ce bonheur, Ivan Bounine l’a évidemment connu pour en parler si bien. Ainsi l’écrivain en exil évoque-t-il souvent la Russie de ses propres souvenirs avec un mélange de verve et de nostalgie, de lyrisme et de mélancolie qui localise en quelque sorte son paradis perdu. Mais pas plus qu’il ne se borne à l’anecdote passionnelle, Bounine ne se limite à la déploration de son exil. Aussi bien les histoires qu’il raconte sont-elles tissées de sentiments et de vérités universels, et sinon comment expliquer que, tous tant que nous sommes, nous nous reconnaissions dans ces pages qui sollicitent à la fois les sens et l’émotion, l’expérience de chacun et sa vision du monde ?
    Au demeurant, nulle spéculation désincarnée dans ces nouvelles, ni la moindre morale plaquée, mais une sorte de mosaïque qu’on pourrait lire en trois dimensions, où l’art de l’écrivain emprunte tour à tour à la rapidité du cinéma, à la magie suggestive de la musique et aux pouvoirs expressifs de la peinture, avec de constantes inventions du point de vue du récit.


    Amours incarnées


    Mais venons-en, plus précisément, à la substance de ces trente-huit nouvelles composées en France entre octobre 1938 et juillet 1944, dont certaines tiennent en une page et qui forment un tout organique en dépit de leur grande variété de ton et d’atmosphère. Nous l’avons dit : l’amour en est l’élément fondamental. Or ce qu’il faut souligner, c’est, à tout coup, l’enracinement charnel de ces rencontres d’un érotisme souvent intense, voire à la limite du scabreux, que Bounine évite de franchir par compensation d’émotion. Certaines de ces étreintes sont aussi frustes et violentes que celles de l’ours « Pélage de fer », violeur redoutable de la légende russe. Mais ce n’est certes pas un paradoxe que des situations combien triviales puissent inspirer des sentiments plus délicats...

    À égale distance des clichés édulcorés et de la fausse hardiesse contemporaine qui ne révèlent plus rien force de vouloir tout montrer, Bounine se fait en somme le chantre sans préjugés de ces amours qui ne sont pas forcément les premières ni les seules, mais dont le souvenir nous reste avec une intensité sans pareille. Cela peut ne tenir qu’à des riens : au grain velouté d’une peau, à la beauté d’un corps, à l’aura d’un visage ou au reflet troublant d’un regard.
    Il n’en faut pas plus, assurément, pour faire perdre la tête aux petits étudiants que nous trouvons dans Antigone, dans Zoé et Valérie ou dans l’admirable Nathalie. Mais ajoutons, à propos justement de ces trois nouvelles restituant l’atmosphère quasi mythique des vacances russes à l’ancienne, que le charme de celles-ci compte aussi pour beaucoup dans l’éclosion de ces passions juvéniles, donnant lieu à des évocations qui rappellent à la fois la plénitude sensuelle de Tolstoï et la grâce mélancolique de Tchékhov. Soit dit en passant, rappelons que tels étaient les deux maîtres dont se réclamait Bounine, qui les égale parfois à bien des égards.


    Ombres et lumières


    Ainsi que le note pertinemment Jacques Catteau dans son excellente préface, « Ivan Bounine pressentait l’oubli, l’ombre froide et mystérieuse du caveau, et pourtant, dans le même temps, il œuvrait à la chaude journée d’été de la vie ». Sans la trempe du Tolstoï « métaphysicien », et beaucoup moins sombre que ne le devint Tchékhov, le premier Nobel de littérature d’origine russe (en 1933, au dam du pouvoir stalinien) réalise une manière d’équilibre dont les relations qu’il entretient avec ses personnages sont peut-être la meilleure illustration.

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    De fait, Bounine est capable de parler d’une grisette moscovite avec la même attention amicale que celle qu’il voue à tous les autres, fussent-ils artistes ratés ou généraux en retraite, demeurés obscurs (la terrible nouvelle intitulée L’idiote, où l’on voit un jeune séminariste engrosser la cuisinière de la maison avant de l’en faire chasser avec l’avorton qu’il lui « donné »), ou brillants exilés.
    De même, cette équanimité préside aux rapports que l’écrivain entretient avec les lumières et les ombres de l’existence humaine. Mélange de chaleur et de lucidité, son regard fait part égale aux surprises de l’amour et à ses revers. Les femmes (dont il faudrait détailler la frise magnifique des portraits) ne sont pas toujours victimes, loin s’en faut, pas plus qu’elles ne sont toutes fatales.


    Des cartes de visite...


    Certaines de ces histoires semblent finir bien, comme Une vengeance où, contre toute attente, deux êtres éprouvés par la vie s’aperçoivent qu’ils sont faits l’un pour l’autre. D’autres s’achèvent tragiquement comme Galia Ganskaïa, ou tristement, comme ces deux joyaux que représentent Paris et Premier lundi de carême. D’autres encore ne finissent pas : un jour sur un bateau, le grand écrivain X. rencontre la charmante Y., dont le rêve d’enfance était de se faire faire des cartes de visite... et la prochaine escale de les séparer après une seule nuit de volupté, les laissant tous deux « avec cet amour que l’on garde à jamais blotti au fond du cœur ». Entremêlés avec un art suprême, les thèmes de l’amour, de l’exil, de l’errance et de la mort constituent ainsi la trame vivante et vibrante des Allées sombres, dont les résonances nous touchent infiniment.


    Journal des Jours maudits


    Au lendemain de la révolution bolchévique, du 1er janvier 1918 au 20 juin 1919, Ivan Bounine tint un journal. À l’approche de la cinquantaine, le futur premier Nobel russe de littérature (en 1933) était déjà reconnu comme un classique de sa génération, auteur d’une fresque dans laquelle il avait décrit les rudes aspects de la vie des moujiks (Le Village, 1909) et qu’on aurait pu dire le triple héritier de Tolstoï pour le style, de Tchékhov pour son attention aux humiliés, ou encore de Tourgueniev pour sa pénétration des sentiments les plus délicats.
    De ce dernier aspect, la meilleure illustration a été donnée par Les années sombres, datant de l’exil et constituant son livre préféré et son chef-d’oeuvre.
    Dans ces Jours maudits, nous découvrons un honnête homme confronté, au jour le jour, à un ouragan social et moral qui ravage tout ce qu’il a aimé au nom d’un « Avenir radieux » dont il voit immédiatement quels abus et quels simulacres il camoufle.

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    Aux premières loges, il note que les Bolchéviks sont les premiers stupéfaits du succès de leur putsch. Et puis il observe le simple comportement des gens, le changement du langage et des visages. Car tout à coup se manifestent cet élan, cette arrogance, cette hargne, cette vindicte qui lui font noter : « Un langage est apparu, tout à fait nouveau, spécifique, composé exclusivement d’exclamations grandiloquentes mêlées à des injures grossières ». Et de repérer les nouveaux arrivistes, les délateurs, les profiteurs opportunistes, les salopards qui vont s’auto-proclamer commissaires politiques et proclamer leurs épouses femmes de commissaire politiques…
    Le premier il dénonce l’imposture de cette rhétorique qui dit que « le peuple a dit ! ». Contre les poètes flirtant avec la Révolution, les Blok et les Maïakovski, il se déchaîne : « Ô fornicateurs du verbe ! Des fleuves de sang, des mers de larmes, mais rien là qui les touche ! ». Ainsi se fait-il le témoin de cette tragédie, inébranlable et atterré, par fidélité à un monde conspué. En attendant de survivre ailleurs, une pierre au cœur…

    Ivan Bounine. Les Allées sombres. L’Âge d’Homme, 1988.


    Ivan Bounine. Jours maudits. L’Âge d’Homme, 1988.

     

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  • La maestria d'un conteur

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    Lorsque Daniel Kehlmann fit son premier tabac... 

    Une idée aussi répandue que sotte voudrait qu'un best-seller répondît à des critères standards, alors que rien n'est moins prévisible qu'un grand succès de librairie qui allie qualité et popularité. Une nouvelle preuve en est donnée par Les arpenteurs du monde du jeune écrivain allemand Daniel Kehlmann, qui a fait un tabac fumant en Allemagne avec plus d'un million d'exemplaires vendus et l'acquisition de ses droits pour une trentaine de traductions.

    Or le moins qu'on puisse dire est que le thème du roman n'a rien d'accrocheur a priori: ni violence ni sexe, mais le récit alterné des mésaventures de deux illustres savants de la fin du XVIIIe siècle allemand: le naturaliste-explorateur Alexander von Humboldt et le mathématicien génial Carl Friedrich Gauss.

    Relevant du gai savoir fantaisiste plus que de la reconstitution fidèle, le roman confronte deux façons d'explorer le monde à la fois opposées et complémentaires – Humboldt sillonne et cartographie le monde du fin fond de l'Amazonie au bout des steppes sibériennes, tandis que Gauss scrute les nébuleuses mathématiques ou les galaxies physiques sans quitter ses savates – et deux attitudes par rapport à la science: l'optimisme scientiste pour Humboldt, et le scepticisme plus humble pour Gauss.

    Un récit effréné

    Dès les premières pages du roman, où l'on voit le vieux Gauss râler comme un schnock à l'idée d'avoir à se pointer à Berlin (nous sommes en 1828) à un congrès de naturalistes où le convie Humboldt en qualité d'invité d'honneur, l'irrésistible drôlerie du récit se mêle au plaisir de la découverte. Car le titre du roman tient bientôt sa promesse: c'est le monde que le lecteur va bel et bien arpenter au fil des investigations alternées des deux inénarrables savants.

    D'un côté, voici donc Humboldt l'aristo craignant les femmes, naturaliste curieux de tout, géographe parti pour mesurer le monde entier de la première colline de Salzburg à la plus insondable grotte pleine d'oiseaux-radars d'Amérique du Sud, dont les expéditions cocasses évoquent à la fois Rodolpe Töpffer en ses zigzags loufoques et Blaise Cendrars au plus long cours. De l'autre, issu de milieu populaire: le farouche Gauss qui sidère son maître d'école dès l'âge de huit ans, multiplie les découvertes que ses profs publient sous leur nom avant que son premier maître-ouvrage n'en fasse le prince des mathématiciens européens. Si la trajectoire de von Humboldt, ami de Goethe et frère d'un éminent diplomate, recoupe celle des grands de ce monde, le parcours de Gauss est à la fois plus individualiste et plus familial, d'une première femme adorée aux tribulations d'un fils tenté par les idées nouvelles qu'il tyrannise et force à se refaire une vie meilleure en Amérique.

    Tissé de malice, le roman du trentenaire Daniel Kehlmann évoque une Allemagne éminemment cultivée que l'on n'imagine pas, évidemment, régresser un jour dans la barbarie. Avec un clin d'œil à chaque paragraphe, le romancier ne cesse cependant de montrer, chez ses deux protagonistes, les aspects tout humains de vieux gamins égomanes ou de tyrans domestiques, de même que les Lumières philosophiques de l'époque (Kant toussote encore dans son coin) vont de pair avec de vraies ténèbres politiques ou policières. La satire est souvent carabinée, mais la tonalité du livre reste débonnaire, avec une nuance plus mélancolique sur la fin. Il en découle un immense plaisir de lecture, qu'on se réjouit de voir si largement partagé…

    Gloire à tous...

    Notre époque est formidable. Une erreur d’aiguillage de votre téléphone portable, et vous voici, quidam minable, destinataire de tous les SMS et autres appels ardents destinés à tel acteur célébrissime. Gloire à vous ! Et gloire à tous au plus haut des cieux actuels ou virtuels, que Daniel Kehlmann arpente en observateur aigu, drôle et tendre à la fois.
    Vous seriez donc ce quidam, réparateur d’ordinateurs un peu fatigué de votre femme, - elle-même lectrice assidue des livres new-age du fameux Miguel Auristos Blancos, auteur du Chemin du moi vers son moi -, et voici que l’achat (réticent) de votre premier téléphone portable vous vaudrait la surprise de recevoir les messages envoyés à l’acteur de cinéma Ralf Tanner. Hier encore, vous vous disiez : « Pourquoi certains ont-ils tout pour eux et d’autres presque rien ? », et voilà que le rêve ferait irruption dans votre vie. Mais vous pourriez, aussi, trois histoires plus loin, être ce Ralf Tanner, dont le téléphone portable cesserait de fonctionner et qui rencontrerait, en ville, un sosie puis un autre plus ressemblant à sa propre image médiatique que lui-même. Ou vous seriez le fameux Miguel Auristos Blanco, en train d’écrire Interroge l’univers, il parlera, et tout à coup l’interpellation d’une abbesse candide vous enjoignant, dans votre courrier, à répondre aux Vraies Question, vous découvrirait l’imposture de votre vie de moraliste mondial à la Paulo Coelho. Mais vous pourriez être aussi le jeune blogueur employé en téléphonie qui positiverait à la lecture de Miguel Auristos Blanco lui conseillant de « ne plus faire qu’un avec les choses » ou d’ « apprendre à accepter ». Or ces sages préceptes vaudraient aussi pour tel écrivain, du nom de Leo Richter, invité dans les centres culturels allemands du monde entier, persuadé de vivre une vie dangereuse malgré sa peur pour sa petite santé et auquel, lectrice, vous pourriez demander d’où lui viennent ses idées (question universelle à deux balles) tout en vous identifiant à sa compagne du moment, une Elisabeth cadre au CICR dont les délégués viendraient d’être enlevés en Afrique…
    Fantaisie et gravité
    On pense au Voyage aux enfers du XXe siècle de Dino Buzzati en lisant Gloire, même si les personnages de Daniel Kehlmann ont plus d’étoffe affective et de présence charnelle que ceux du grand conteur italien. Par ailleurs, c’est bien dans le XXIe siècle postmoderne que nous plonge Kehlmann avec cette suite d’histoires communiquant entre elles, dont la plus émouvante est à la fois la plus « virtuelle». La vieille Rosalie, que son cancer du pancréas condamne à brève échéance, demande à l’auteur s’il ne pourrait pas lui réserver un meilleur sort que de l’envoyer se faire euthanasier à Zurich ? Or Daniel Kehlmann, comme le Marcel Aymé de la nouvelle intitulée Le romancier Martin, parvient à nous faire croire à sa vieille dame tout en négociant avec elle le scénario de sa fin de vie.
    Magie, malice, pénétration sensible, regard critique, voire satirique, mais aussi compassion : telles sont les qualités de l’écrivain-médium dont le rire qu’il tire de nous à chaque page n’est jamais froid ni blessant. Superbement fluide et chatoyant, musical jusque dans sa parodie du langage des dingues de l’Internet, ce roman en neuf histoires se dévore d’une traite tout en laissant, après lecture, place à une vraie réflexion prolongée. Autant dire que le plaisir de lire Gloire n’a rien de gratuit...

     

    Daniel Kehlmann. Les arpenteurs du monde. Traduit de l'allemand (magnifiquement) par Juliette Aubert. Actes Sud, 299 pp

    Daniel Kehlmann.- Gloire. Roman en neuf histoires traduit de l’allemand par Juliette Aubert. Actes Sud, 174p.

     

     

  • Génération Kundera

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    Avec un clin d'oeil amical à Quentin M.

    Dimension Nobel ! Voilà ce qu’on se dit en se replongeant dans le romans de Milan Kundera rassemblés, avec ses essais, comme une Oeuvre d’un seul tenant en deux volumes de la Bibliothèque de La Pléiade.


    Lorsque François Mitterrand, en 1981, accorda la nationalité française à Kundera et à l’Argentin exilé Julio Cortazar, l’on salua plaisamment les «premières nationalisations» du président socialiste.

    Or il faut rappeler que l’écrivain tchèque avait été déchu de sa nationalité à l’automne 1978, interdiction lui étant faite d’entrer dans son pays, au point de l'empêcher même d'assister à l’enterrement de sa mère. Non moins lourde pour lui: l’interdiction de ses oeuvres dans son pays natal. Or celui-ci fut le dernier à reconnaître la grandeur d’un écrivain traduit et célébré dans le monde entier, alors même qu’il récusait l’appellation de «dissident».

    De fait, bien plus qu’un anticommuniste comparable aux réfractaires de l’Europe de l’Est, Milan Kundera s’est défini comme «un hédoniste perdu dans un monde politisé à l’extrême». Cela valut, à l’auteur de L’insoutenable légèreté de l’être, le reproche d’être frivole. C’était ne pas voir que son engagement, bien plus profond que celui de tant d’écrivains «engagés», opposait une «interrogation existentielle» fondamentale sur la société communiste, qu’il poursuivrait en Occident d’une autre façon. Ses romans sont subversifs en termes artistiques et humains, illustrant, avec une ironie implacable, alliée à une empathie humaine non sentimentale, la bêtise et le conformisme, le faux sérieux et l’arrivisme.

    S’il s’est toujours efforcé de dissiper le malentendu faisant de lui un romancier «politique», Milan Kundera, boxeur en ses jeunes années, n’en mena pas moins un formidable combat pour la défense de l’intelligence et de l’art, des qualités humaines et du vrai sérieux. Dès la première nouvelle de Risibles amours, intitulé Personne ne rira, c’est ainsi une femme sensible qui fait le procès d’un jeune intellectuel cynique. Dans la foulée, avec La Plaisanterie, le magnifique Livre du rire et de l’oubli, marquant sa percée aux Etats-Unis, L’Insoutenable légèreté de l’être et L’Immortalité, Kundera développa un art mêlant vie privée et réflexion sociale, qui font du roman un outil d’analyse à l'incomparable plasticité musicale, et une «comédie humaine» inépuisable.
    «La bêtise des hommes vient de ce qu’ils ont réponse à tout. La sagesse du roman, c’est d’avoir question à tout», écrit Milan Kundera dans L'Art du roman, et toute son oeuvre en témoigne aussi bien.
    Surprise: cette édition de La Pléiade paraît sans appareil critique ni biographie de l’auteur ! Ou plus exactement, François Ricard ajoute, aux romans et aux essais, des «biographies» de chaque livre dont l’ensemble forme un passionnant «roman critique», à tout moment lié à l’époque et à la réception mondiale de l’oeuvre, des très créatives années 60 à l’écrasement du Printemps de Prague, jusqu’ aux lendemains qui chantent et/ou déchantent sur fond de rire et d’oubli…

     

     

    Une Plaisanterie qui aura cinquante ans l'an prochain...
    Il est intéressant de lire (ou de relire) La Plaisanterie près de cinquante ans après sa première publication à Prague, en 1967 (l’année de nos vingt ans) où le livre fut acclamé avant d’être interdit, et ceci pour diverses raisons.
    D’abord parce que le livre n’a pas pris une ride, comme on dit - comme les « classiques » qui ont l’air d’échapper au temps, et c’est d’ailleurs comme un classique qu’il fut vite considéré dans son pays d’origine puis en France où le début de sa gloire fut particulièrement éclatant ; ensuite du fait que ses dimensions de beauté (en un sens qui n’est pas que d’esthétique littéraire) et de bonté (notion qui paraîtra ringarde à beaucoup mais j’y tiens) se dégagent mieux aujourd’hui, quatre décennies après les événements qui en firent un brûlot de dissidence, de ce livre qui est bien plus qu’un sarcasme d’époque en dépit de son ironie fondamentale, qui ressortit finalement plus à l’humour qu’à l’ironie : un livre d’une profonde bonté et d’une non moins profonde beauté, dont la base extraordinairement ferme appartient encore, cependant, à un monde qu’on pourrait dire d’AVANT, alors que, dès La Vie est ailleurs, on basculera dans un monde de l’APRÈS, immédiatement visible dans ses rebonds formels.
    La Plaisanterie, relu après la chute apparente de tous les murs, est probablement le premier grand livre de la désillusion vécue par des individus (je parle des protagonistes, à savoir Ludvik le plaisantin, Helena l’amoureuse sur le retour, Kostka le chrétien de gauche et Jaroslav le nostalgique folkloriste) qui sont ambivalents, comme nous le sommes tous, tout en ayant quelque chose de « types représentatifs », au sens du réalisme socialiste évidemment dévié, et que le montage narratif lui-même, alternant les points de vue, montre sous leurs multiples facettes.
    Après ce qu’on a appelé le Nouveau Roman, et avant ce qu’on appelle encore la littérature postmoderne, La Plaisanterie raconte une histoire linéaire (pfff…) portée par des personnages (pfff…), eux-mêmes portant autant de prénoms que le lecteur se rappelle comme ceux de L'éducation sentimentale ou du Rouge et le noir...
    Or relire aujourd’hui La Plaisanterie ne revient pas à revenir à de l’ancien dépassé par la modernité, mais nous ramène simplement, par le rire, ou plus exactement par les rires, au sérieux de la littérature qui vous fait du bien en vous faisant mal, qui vous parle de vous en vous parlant d’autre chose.

    La Plaisanterie est une espèce de roman choral de la solitude. C’est, pour une bonne partie, l’histoire de la jeunesse gâchée de Ludvik, plaisantin qui a cru malin de railler, sur une carte postale ouverte à tout vent qu’il envoie à une jeune fille sérieuse qu’il drague en vain, l’optimisme de l’époque auquel il oppose, non moins railleusement, l’alternative trotskyste ! Or, comme on le voit aujourd’hui dans une autre perspective, où il est recommandé à chacun de positiver sous peine de se faire virer du club des chaussettes immaculées, railler l’optimisme social, au lendemain de la Guerre et alors que se construit l’Avenir, n’est pas qu’une blague : c’est un crime et qu’il faudra payer. Plus précisément, cela vaut à Ludvik d’être chassé du Parti autant que d’être interdit d’études, à peu près comme le sera Kundera lui-même après la parution de ce livre, désigné comme le fauteur de troubles Number One par un Novotny.
    Soit dit en passant, cependant : rien d’autobiographique dans cette fiction modulant déjà l’éthique définie des années plus tard dans L'Âge du roman, et pourtant nous retrouvons l’auteur à toute les pages et à chaque ligne, pourrait-on dire, comme nous nous retrouvons nous-mêmes ; et l’erreur de Ludvik est donc l’erreur de Milan autant que la nôtre.
    L’erreur de Ludvik est d’avoir cru qu’il pourrait rester libre et que rien ni personne ne l’en empêcherait. L’erreur de Ludvik est de s’être cru malin comme c’est souvent le cas chez les jeunes gens. L’erreur de Ludvik est d’avoir manqué de prudence avec le Groupe et de tact avec les Dames. L’erreur de Ludvik reste aujourd’hui d’être né dans ce monde et de ne pas l’avoir compris avant d’en subir les conséquences. Pourtant il le comprendra, mais ce sera au bout de La Plaisanterie qui finit par l’arrivée d’une ambulance sur laquelle personne ne tirera et sans savoir si le vieux pote qu’elle emporte, retrouvé tant d’années après par Ludvik, s’en tirera lui-même…
    À partir de La Plaisanterie relue chacun pourrait écrire une espèce d’autobiographie ou, comme on dit aujourd’hui, une autofiction propre à sa propre génération, au dam de l’Auteur récusant noblement ces genres.
    Ce que j’veux dire, c’est que cette fiction avérée me ramène, te ramène, nous ramène, les ramène à notre réalité de ce 1er Mai 2011 qui est un dimanche chômé par ordre du Seigneur non syndiqué – réalité qui n’est pas anecdotique pour autant mais Réalité magnifique et mortelle de ce 2 mai où je recopie ces notes surf mon Mac le Marin…
    Telle est l’utopie, mon utopie : ce corps, ce visage dans le miroir réfracté par les images de Ludvik et d’Helena, de Jaroslav et de Kostka, du petit salopard chef de camp et de la pure Lucie mille fois souillée, de Pavel le délateur et d’Alexej le fils d’apparatchik martyr genre taliban, enfin de tous ceux qui sourient de toute leur tristesse dans ce roman qui rit jaune...

     

    À nos Risibles amours... 

    1. Personne ne va rire


    La première nouvelle concentre des thèmes, des situations et des personnages qui forment un jeu de rôles où la réflexion se combine immédiatement à la matière existentielle, comme si le romancier pratiquait déjà ce qui sera son expérience créatrice typique, d’emblée marquée par l’ironie, voire le sarcasme, je dirai même, s’agissant d’un jeune auteur : de l’auto-sarcasme.
    Le narrateur est un assistant de fac spécialiste d’histoire de l’art, boy friend d’une jeune Klara ouvrière dans la couture à qui il a promis de la pousser dans les sphères de la mode, brillant sujet « dissident » sur les bords, à la fois mal vu de l’officialité et reconnu pour son talent, qu’un critique d’art vieillissant vient solliciter afin qu’il fasse une note d’introduction pour une revue influente, sur un écrit qu’il espère y caser. Mais l’assistant se dérobe plus ou moins après avoir lu le texte en question qu’il trouve médiocre. Le vieux profite du « plus ou moins » pour s’accrocher, avec une ténacité de crampon rare. Or le jeune homme joue au chat et à la souris, en menant l’affaire comme une comédie. Puis il aggrave son cas, le vieux l’ayant pisté jusqu’à son domicile, où il s’est trouvé face à Klara nue dans un imperméable, en l’accusant de harcèlement et même d’abus sexuel, au point que la plaisanterie tourne à l’affaire d’Académie et même d’Etat, le faraud étant convoqué par le comité de quartier où son donjuanisme bohème devient LE sujet, et l’objet de l’opprobre collectif tandis que Klara, utilisée à son corps défendant, se retourne contre lui et fait le procès de son cynisme d’intello prétentieux et sans cœur.

    Tout ça terriblement bien mené, combinant l’analyse des relations entre jeunes gens de milieux différents et entre personne d’âges différents, l’aperçu relativiste des « positions esthétiques » en jeu dans un environnement social contraignant, la dérision du romantisme sentimental et la modulation de la complexité humaine qui va prendre de plus en plus de place dans les romans à venir. L’écrivain approchait de la trentaine quand il a composé cette nouvelle, justement disposée en tête du recueil alors que ce n’est pas la première qu’il ait écrite. Mais le ton, la manière, le regard, le mélange essai-narration, le jeu sur la fiction et les faux semblants : tout est réellement ou virtuellement déjà là…

    2. La pomme d'or de l'éternel désir


    Le thème du temps qui fait tomber les cheveux du jeune dragueur est ici modulé sur un ton amical par le narrateur qui se dit d'emblée incapable de faire les choses que fait son ami Martin: à savoir accoster n'importe quelle femme dans n'importe quelle rue. On ne drague plus aujourd'hui comme on le faisait dans les années 50-60, et les jeunes lecteurs souriront de voir les plans tactiques et stratégiques qui se déployaient alors pour circonvenir une blonde. On pense d'ailleurs aux Amours d'une blonde, film de Milos Forman datant de la même époque, lequel Forman apparaît d'ailleurs dans la nouvelle, qui dégage une tendresse malicieuse n'excluant pas les mecs les plus farauds dont le mariage rabat le caquet...

    3. Le jeu de l'auto-stop


    Dans les années 60-70, des centaines de stoppeurs se postaient chaque jour à la sortie de toutes les villes occidentales, et l'une des jeunes filles de La Plaisanterie fait même de l'auto-stop la marque de la jeunesse de l'époque. Comme on le verra souvent, la mentalité du garçon ne pensant qu'au charme de l'aventure, opposée à celle de la fille affectivement plus engagée et sérieuse, à tout le moins attachée au romantisme amoureux, s'affrontent ici dans ce qu'on pourrait dire un jeu de rôles avant la lettre, que l'écrivain module par la forme même de la narration comme en abyme, jouant sur une fiction dans la fiction. En filigrane, on perçoit déjà, en outre, le thème de la pesanteur sociale et politique avec "l'ombre grisâtre d'une stricte planification". Enfin, les jeux discordants de l'érotisme, vécus dans le tremblement d'attirance-répulsion typique à la fois de l'époque et de sa jeunesse, sont saisis dans leur complexité affective et psychologique que la femme et l'homme vivent chacun à sa façon. Dans les notes de fin de volume, François Ricard explique très en détail la genèse et la réception de chacune de ces nouvelles, dont l'ensemble forme déjà une espèce de corpus romanesque très kunderien de forme et d'esprit.

    4. Le Colloque


    La rivalité mimétique, observée par René Girard dans le roman occidental, de Don Quichotte à Proust et jusqu'au Camus de La Chute, se retrouve dans toutes ces premières nouvelles et fera également florès dans La Plaisanterie. Elle est omniprésente dans ce Colloque où se confrontent trois générations de séducteurs: le patron de médecine, et son collègue cadet le docteur Havel, des vieux de la vieille qui en ont vu d'autres, et le jeune et bel étudiant Fleischmann propulsé dans le monde des adultes avec la (fausse) candeur de ce que Kundera appelle l'âge lyrique. Entre ces coqs, les femmes tiennent la chandelle et marquent les coups, dont les échos se prolongeront dans les deux nouvelles suivantes sous le signe commun du désir éprouvé par la réalité, et donc du vieillissement.

    5. Que les vieux morts cèdent la place aux jeunes morts


    Les occasions ratées, les illusions d'un pur amour bientôt démenti par la rude réalité, sur fond de monotone grossièreté sociale, l'espoir d'une nouvelle chance et d'une vie moins décevante constituent l'arrière-fond de cette nouvelle marquée par les retrouvailles d'une veuve revenue dans le cimetière où repose son mari évacué des lieux entretemps sous prétexte que les vieux morts doivent céder la place aux jeunes, et d'un homme qu'elle a connu des années auparavant, qui a maintenant trente-cinq ans et la considère, sans qu'elle s'en doute, comme celle qu'il a laissée échapper. Sur fond de désenchantement réciproque, c'est une histoire de vieux amants avant l'âge, ou de jeunes amoureux aux corps un peu flétris, comme on voudra, que l'auteur trentenaire détaille avec un mélange de lucidité lancinante et d'indulgence affectueuse.

    6. Le docteur Havel vingt ans plus tard


    L'épouse légitime du docteur Havel, dont le nom est chargé d'une "terrible réputation érotique", est terriblement jalouse quand il s'en va faire une cure thermale, alors que lui-même constate que les jolies femmes ne lui prêtent plus guère d'attention. Plus humiliant encore: le fait qu'un jeune journaliste lui tourne autour, en ces lieux, non pour l'interviewer mais pour accéder à sa femme, actrice bien connue de l'époque. Là encore, les jeux mimétiques de la séduction donnent lieu à des scènes qui vont bien au-delà du vaudeville de station thermale: au théâtre de la vie où les miroirs publics et privés se lézardent de concert. La relation père-fils du docteur et du jeune plumitif, le ballet des femelles autour du vieux paon, la vérité des sentiments, la femme convoitée par tous (sur les écrans de cinéma) et qui n'aspire en réalité qu'à un amour paisible et caché, le collectionneur de femmes qui n'est à vrai dire qu'un collectionneur de mots, les relations entre femmes d'âge mûr et jeunes farauds qui masquent de sourdes nostalgies de liens mère-fils: tous ces thèmes s'entremêlent avec grâce dans cette nouvelle ressortissant déjà à la pleine maîtrise du futur romancier.

    7. Edouard et Dieu


    Comme dans la première nouvelle de ces Risibles amours, cette grinçante histoire d'un jeune homme d'abord tenu à distance par Alice la croyante, qu'il s'impatiente de déflorer, et qui devient pratiquant à outrance pour la séduire, au risque de déplaire aux communistes athées purs et durs, illustre les jeux embrouillés de l'idéologie (ici religieuse) confondue avec la foi, et de la mauvaise foi déjouée par la vie. Edouard semble ici le tricheur par excellence, mais on verra qu'il ne l'est pas plus que ceux qui l'entourent, confits dans leur semblant de foi rationaliste, ni même que la pure Alice bientôt confrontée à la caricature violente de sa croyance, et renvoyée à sa solitude de femme sincèrement aimante et sincèrement sérieuse. Comme dans Personne ne va rire, dont Klara dit le dernier mot en jugeant le cynisme de son amant, la femme est ici aussi garante d'une sorte d'intégrité incarnée, tandis que le jeune homme rieur accouche, dans sa solitude à lui, d'une nouvelle sagesse précaire. Le sourire est finalement de mise, qu'on pourrait dire d'un sceptique humanisé...

     

    Diverses choses qu’on peut retenir de La Fête de l’insignifiance... 

    Pourquoi le camarade Iossif Vissarionovitch Djougachvili, dit Staline en littérature et en politique, a-t-il choisi, en 1946, de rebaptiser la ville prussienne de Königsberg, où vint au monde le philosophe Emmanuel Kant, du nom de Kaliningrad ? Comment expliquer que l’homme le plus puissant au monde, en cette fin de guerre, décide de mettre en vue le nom de Mikhaïl Kalinin, le plus nul de ses séides, naguère son adversaire déclaré, qui venait d’ailleurs de défunter alors que sa veuve revenait du goulag ?

    À cette question hystérico-politique d’apparence peut-être secondaire, l’un des personnages de La Fête de l’intransigeance, prénommé Charles, répond en affirmant que Staline entendait ainsi honorer, par tendresse inavouée mais certaine, la mémoire d’un pauvre bougre tyrannisé par sa vessie qui, plus d’une fois, se pissa dessus faute d’oser quitter les lieux où le Maître du Kremlin racontait quelque interminable blague.

    Le prénommé Charles, intermittent du spectacle recyclé dans la préparation de cocktails mondains, est l’un des personnages que Milan Kundera fait dialoguer dans ce roman qu’on pourrait dire une conversation théâtralisée à la Diderot (auteur que le romancier ci-devant tchèque prise autant que Rabelais), qui se poursuit avec quelques autres protagonistes-marionnettes prénommés Alain, Ramon, D’Ardelo et Caliban, notamment.

    Si je parle de marionnettes, alors même que Charles envisage d’écrire une pièce de ce genre mineur à partir d’un épisode comique de la vie de Staline rapporté dans ses Mémoires par Nikita Krouchtchev, c’est que Milan Kundera lui-même, tire les ficelles de son récit comme en retrait, à la fois distant et présent, ironique et sympathisant, sur le même mode (mais disons : en mineur) que dans l’inoubliable Livre du rire et de l’oubli, dans la célébrissime (et surfaite à mon goût) Insoutenable légèreté de l’être, ou dans L’Immortalité constituant le dernier des grands romans de Kundera dont le premier, La Plaisanterie, relève du chef-d’œuvre.

    Milan Kundera est une espèce de penseur-en-romans, comme on pourrait dire de Philippe Sollers qu’il est un lecteur-causeur-en-romans, à cela près que le premier a, plus que le second, le sens de l’espace romanesque et l’aptitude à se projeter en de multiples personnages autonomes – ce qui n’est guère le cas à vrai dire dans La Fête de l’insignifiance.

    De fait, le casting de ce dernier roman est mince, mais tout de même plus fourni que celui du Médium de Sollers, qui a d’autres qualités en revanche, à commencer par l’éclat du style.

    Quant à l’insignifiance annoncée, elle est, pourrait-on dire, à double face, procédant d’une ambiguïté fondamentale qui a toujours été le propre de Kundera, ou je dirais plutôt : une profonde ambivalence, caractéristique de celui qui a toujours refusé le manichéisme ou la position d’un littérateur idéologiquement engagé.

    Milan Kundera est un « traître » à la patrie communiste, mais jamais il n’a été ce qu’on peut dire un dissident. Le véritable procès de la calamiteuse religion communiste, fauteuse de 100 millions de morts entre la Russie et laChine, sans compter les divers satellites, reste à faire, comme le rappelle le philosophe allemand Peter Sloterdijk, mais l’insignifiance consiste à noyer ce poisson-là comme, en 1997, le relevait aussi un Cornelius Castoriadis, socialiste non aligné pointant le social-fascisme de Lénine.

    Milan Kundera est plus cool que le furieux Castoriadis. Son point de vue sur l’insignifiance est double. D’une part, et ce n’est pas d’hier, il n’a de cesse de railler la dérision d’une culture purement grégaire, qui fait s’allonger les files d’attente à la porte des musées, comme ici au Luxembourg où l’on attend de se pâmer devant « les Chagall ». Mais d’autre part, l’ « insignifiance » de la vie ordinaire et du commun des mortels continue de susciter son intérêt et sa sympathie de romancier. Ainsi s’intéresse-t-il par exemple au nombril...

    Qu’est-ceà dire ? C’est une observation de son personnage prénommé Alain, qui constate qu’après les jambes, les fesses, ou les seins de la femme, le nombril devient un pôle de la séduction féminine. Au préalable, Alain a constaté que son propre nombril d’ado de dix ans a suscité un regard appuyé de sa mère, lors de leur dernière rencontre. Plus loin, il sera question d’Eve, l’Eve de la Bible, dont il est notoire qu’elle n’a point de nombril. De quoi nourrir la gamberge du lecteur…

    Au cœur de La Fête de l’insignifiance, une scène très significative du génie kundérien raconte comment une femme, en passe de se jeter à l’eau avec son embryon, est menacée d’être sauvée par un jeune homme dont elle provoque la noyade en se sauvant elle-même.

    Ainsi, l’ironie non sentimentale de Kundera n’en finit-elle pas de nous confronter aux paradoxes de la vie même. Schopenhauer a beau conclure qu’il vaudrait mieux ne pas naître: Alain, que sa mère ne désirait pas, est quand même venu au monde et s’en trouve bien, quitte à s’en excuser…

    De la même façon, le prénommé Ramon, qui n’aime guère son ancien collègue D’Ardelo, se sent-il soudain un regain de sympathie à son égard en apprenant que le pauvre est cancéreux. Or ledit D’Ardelo vient justement d’apprendre, par son médecin, qu’il échappera finalement au cancer. Mais ne risque-ton pas de devenir insignifiant si l’on ne peut annoncer qu’on « va mal » ou qu’on a le cancer ou mieux : le sida - LA maladie ?

    Le roman de Milan Kundera, léger comme une rêverie de vieil homme (l’écrivain a tout de même passé le cap des 84 ans), peut sembler un peu désabusé, genre foutez-moi-la-paix, sans rien conclure sur le monde dans lequel nous vivons, qu’il a déja jugé au demeurant. Par rapport à l’Oeuvre définitif, on le prendra comme une apostille…

    Mais aussi merde : que les youngsters lisent donc La Plaisanterie ! Qu’ils lisent Risibles amours, premières nouvelles de l’écrivain qui avait alors leur âge, ou qu’ils lisent Le livre dur ire et de l’oubli, fondant la narration dialectique relancée dans ce dernier livre tellement au-dessus, d’ailleurs, de l’insignifiance actuelle…

    Milan Kundera. Œuvre. Edition définitive. Préface, notes et biographies des oeuvres établies par François Ricard. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2vol.

    Volume I: Risibles amours, La Plaisanterie, La Vie est ailleurs, La Valse aux adieux, Le Livre du rire et de l'oubli, L'Insoutenable légèreté de l'être. Biographie de l'oeuvre. 1479p.

    Volume II: L'Immortalité, La Lenteur, L'Identité, L'Ignorance, Jacques et son maître - Hommage à Denis Diderot en trois actes, L'Art du roman, Les testaments trahis, Le Rideau, Une Rencontre. Biographie de l'oeuvre. Choix bibliographique.

     

    Milan Kundera. La Fête de l’insignifiance. Gallimard,141p.