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  • L'emmerdeur vital

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    À propos des récits autobiographiques (1971-1982) de Thomas Bernhard

     

    Quel plus grand bonheur, me dis-je ces jours, quelle plus allègre perspective que celle de se replonger dans la prose effrénée de Thomas Bernhard, quel plus beau rendez-vous chaque matin, pour faire pièce aux relents de désespoir de l’éveil, de se faire secouer de bonne rage tonifiante par l’énergumène ?!

    Voici donc 942 pages rassemblant en un volume onze des récits que TB disait lui-même « autobiographiques », où l’on se doute que le pacte du genre est plus ou moins tenu, à savoir L’Origine, La Cave, Le Souffle, Le Froid, Un enfant, Oui, L’imitateur, Les Mange-pas-cher et Le neveu de Wittgenstein, plus deux inédits (Trois jours et Marcher), plus un entretien avec André Müller, plus une première préface excellente de Jean-Marie Winkler, plus la non moins éclairante introduction de Bernard Lortholary au recueil repris de la collection Biblos, plus un dossier bio-historique complémentaire assorti de nombreuses illustrations, bref de quoi rugir de mécontentement radieux.

    Or avant toute chose il faut se jeter sur le texte initial intitulé Trois jours, lié à la préparation d’un film consacré à TB, où celui-ci lance son moulin à paroles au fil de pages immédiatement électrisantes par lesquelles il définit une première fois ce qu’on pourrait dire sa manière noire avant d’expliquer d’où tout ça lui vient, comment la putain d’écriture lui est venue, cet affreux bonheur, comment cette funeste allégresse l’a pris au corps alors qu’il gisait en haute montagne, malade et solitaire, malade à tel point qu’on lui avait déjà fait le coup de l’extrême-onction, seul en face d’une putain de montagne à devenir fou, «et alors j’ai simplement attrapé du papier et un crayon, j’ai pris des notes et j’ai surmonté en écrivant ma haine des livres et de l’écriture et du crayon et de la plume, et c’est là à coup sûr l’origine de tout le mal dont il faut que je me débrouille maintenant ». Ceci après avoir précisé cela de basique qu’ « en ce qui me concerne, je ne suis pas un écrivain, je suis quelqu’un qui écrit ».

     

    Quelqu’un qui écrit. On entend : quelqu’un, mais on n’ entend pas qu’il écrit, parce qu’on est dedans, à la cave, dans le souffle, dans le corps de l'esprit mortel, au rythme de son pied vif qui bat la mesure, dans son âme exécrant d’amour, et c’est parti pour la musique...

    Depuis Céline et Faulkner et Thomas Wolfe et Walser il n’y a pas au monde une musique pareille, un pareil souffle, une pareille voix.

    J’ai mis un certain temps à voir toute la mélancolie et la pureté, toute la douleur et le sérieux de Thomas Bernhard, agacé par la secte de ses adulateurs aussi pâmés que les adulateurs de Robert Walser et Céline et Faulkner, et je ne crois pas être un inconditionnel pour autant de TB : son théâtre et sa poésie ne me touchent pas du tout autant que sa prose et dans sa prose bien de ses romans me semblent forcés par moments, à tout le moins inégaux, alors que les récits « autobiographiques » me prennent par la gueule et ne me lâchent pas avant de me ramener à ma propre solitude et à ma rage et à ma haine du crayon et de la plume, au poids du monde et au chant du monde…

     

    Bernhard8.JPGDans la vrille verbale de Maîtres anciens.

     

    C’est un peu l’histoire de l’homme qui vu l’homme qui vu l’ours que cette narration entortillée de Maîtres anciens, au fil de laquelle un type nous raconte ce que pense un autre type qu’il admire, propos d’un peu tout.

     

    Le narrateur est un chercheur un peu en retrait, qui se nomme Atzbacher et aurait probablement des choses à dire et publier, mais qui se tait pourtant, préférant parler de ce qui lui en impose et qu’il respecte.

    Or tout de suite Atzbacher s’efface devant Reger, le vieil homme avec lequel il a rendez-vous au Musée d’art ancien (Kunsthistorisches Museum) de Vienne à 11 heures et demie, et qu’il attend d’aborder comme il est arrivé avec une heure d’avance, tout le livre s’inscrivant dès lors dans cette heure d’attente.

    Reger est en effet un maniaque de la ponctualité, qui ne supporte pas les turbulences anarchiques en dépit de son esprit complètement indépendant et même intempestif. Reger aime qu’on arrive l’heure punkt, tout en vouant aux gémonies le conformisme philistin, et notamment dans son incarnation pendablement autrichienne. Reger, comme Kant en sa tournée quotidienne, vient s’asseoir régulièrement au Musée d’art ancien en face de L’homme à la barbe blanche de Tintoret. Il a besoin, pour penser, d’être là quotidiennement. Besoin de cette lumière et de cette atmosphère. Sa banquette lui est réservée par on ne sait quelle loi non écrite, de sorte que lorsqu’un Anglais vient y poser ses fesses, en prétendant de surcroît qu’il la maison une autre version de «L’homme la barbe blanche» de Tintoret, tout le bel ordre de l'univers menace de s’effondrer.

     

    Ajoutons à cela que Reger est tout fait méconnu de ses concitoyens. Nul n’imagine que ce musicologue suréminent collabore au Times depuis trente-quatre ans, ni ne se doute des idées véhémentes qui fleurissent sous son front chenu.

     

    Au filet de la parole qu’a reconnu Atzbacher, l’on comprend que Reger est un «philosophe personnel». C’est-à-dire que Reger pense par lui-même. Reger aime ce qui est bon et ce qui est beau, sachant de quoi il retourne. Reger se fout de ce qu’on croit qu’il faut admirer par convenance sociale ou culturelle. Reger déteste les spécialistes d’art et de culture qui n’aiment pas vraiment personnellement ce qu’ils défendent et illustrent. Reger déteste les historiens d’art, qui se planquent derrière leur savoir abstrait pour défendre des momies. Reger aime à découvert. Il aime Pascal. Il aime Montaigne. Il aime Voltaire. Il déteste la perfection obligatoire. Il déteste les livres «à lire absolument». Tout cela lui paraît du flan, du nanan. Comme Thomas Bernhard, Reger déteste l’admiration d’Etat, la prosternation de concert, et tout ce qui va bêlant dans le même sens.

    On le croit démolisseur à l’entendre conchier à peu près tout: la prose de Stifter, la musique de Mahler et de Bruckner, la peinture «effroyable» de Dürer, et l’épouvantable Heidegger qui selon lui a «kitschifié» la philosophie. On désespère de lui en l’entendant grommeler qu’il déteste les hommes, pour l’entendre sitôt après corriger qu’ils furent son «unique raison de vivre»...

     

    Passions artificielles

     

    Introduits dans la vie de Reger par son ami Atzbacher, nous découvrons un homme qui ne se paie pas de mots ni d’expériences à la petite semaine. Qui croit effectivement l’art. Qui s’estime depuis son enfance un «artiste critique». Qui se bat l’œil des mondains mais se ferait hâcher menu pour une œuvre qu’il aime et qu’il respecte. Or ce qui distingue le respect de Reger de l’admiration béate des philistins, c’est que ceux-ci se fichent à vrai dire de ce qu’ils prétendent vénérer.

    La passion de la plupart des gens, à en croire Reger, c’est le bricolage et non du tout Mozart ou Dostoïevski. L’idéal moyen de l’Autrichien, c’est la boîte à clous et la salopette du samedi.

    Et tel est le Suisse, le Texan, le Français moyen, ajouterons-nous tranquillement, sans mépris. Et de même lorsque Reger, dans la foulée de Thomas Bernhard, vitupère la «foire ignoble de la vulgarité», qu’il situe au Prater, faut-il comprendre qu’il incrimine ce monde décervelé triomphant partout à l’heure qu’il est, que le génial Stanislaw Ignacy Witkiewicz, dans les années vingt de notre siècle, prophétisait exemples l’appui.

     

    Tonique!

     

    Ce qu’attaque Thomas Bernhard n’est pas autre chose que ce qu’attaquait Léon Bloy quand il vitupérait le Bourgeois gavé de lieux communs, devenu l’homme normal des temps qui courent, consommateur pour lequel il n’y plus d’autre angoisse que celle de «gérer» son plaisir. Que la musique devienne un bruit de fond provoque la révolte de Reger, de même que tout affadissement des expériences fondamentales de l’existence. Ainsi comprend-on bientôt que ce nihiliste est un défenseur véhément des valeurs humaines essentielles, et non du tout le cynique qu’il parait être.

    À cet égard, tout ce qui concerne la mort de sa femme est simplement bouleversant, qui restitue finalement le soliloque rapporté du personnage dans la perspective d’une destinée humaine. De même la véhémence panique de Maîtres anciens produit-elle finalement, un effet tonique sur le lecteur. À l’opposé de tant de discours lénifiants qui nous empoissent par les temps qui courent, la scie circulaire de Thomas Bernhard agit comme un scalpel dans la chair de nos cervelles amollies.

     

      Bernhard.jpg     Avec les Mange-pas-cher

     

    On se croirait d’abord dans une parodie de Thomas Bernhard, tant les premières pages de ces Mange-pas-cher sont marquées, de répétitions martelées en reprises cycloïdes, par la « manière » si particulière de l’écrivain autrichien, de plus en plus accusée au fil de ses récits, confinant parfois au maniérisme (en tout cas ressent-on cela dans les versions françaises, notre langue analytique ne rendant pas toute la rythmique et l’envoûtante musique de cette prose), comme l’illustre par exemple la première page de ce récit en cascades où il est question d’un personnage qui a « pu revenir, après une longue période, d’une pensée parfaitement sans valeur concernant sa Physionomonie à une pensée utilisable et même en fin de compte incomparablement utile, et donc à la reprise de son écrit, que, dans un état d’incapacité à toute concentration, il avait laissé en plan depuis le temps le plus long déjà, et dont l’aboutissement, disait-il, conditionnait finalement un autre écrit dont l’aboutissement conditionnait de fait un autre écrit dont l’aboutissement conditionnait un quatrième écrit sur la physiognomonie reposant sur ces trois écrits qu’il fallait absolument écrire »…

    Que le lecteur se rassure pourtant : ce n’est pas un trop « monstre » morceau de Sachertorte qui lui est enfourné là en dépit de cette première apparence, mais le récit de la vie d’un homme qui, au contraire, a toujours fait passer l’esprit avant le chocolat, les valeurs spirituelles avant le confort bourgeois, et qui sacrifie tout à sa mission, sa passion, sa conviction qu’il a une œuvre personnelle à faire, tournant autour de sa fameuse Physiognomonie, projet fou d’une synthèse pour ainsi dire mathématique et non moins philosophique de ce qu’il a observé depuis qu’il est au monde (il ne l’avait pas demandé) et plus précisément dans la Cantine Publique Viennoise, genre de soupe populaire, où il a rencontré les Mange-pas-cher, ces exemplaires rarissimes (il sont quatre) de l’humanité en laquelle il s’est reconnue un jour.

     

    C’est en somme l’histoire de Thomas Bernhard lui-même qui a choisi un jour, jeune homme, comme il le raconte dans les magnifiques chroniques de sa jeunesse, de marcher à contre-sens ; ou bien c’est l’histoire de l’artiste, du poète éternel, de l’inventeur ou du philosophe iconoclaste s’opposant à « la masse ».

     

    En l’occurrence, le récit de Koller, qui s’est toujours voulu un « homme de l’esprit », maladif à proportion de son aspiration, est recueilli par un employé de banque en tout son contraire, mais qui sera aussi le témoin d’élection auquel il racontera son observation décisive des Mange-pas-cher. Au préalable, il va raconter dans quelles circonstances hasardeuses (en réalité : « mathématiquement » prévues), la morsure d’un chien, l’amputation de sa jambe gauche et la somme qu’il a mise de côté après avoir traîné le propriétaire du chien en justice, lui ont permis de rejoindre les Mange-pas-cher et de vivre royalement… comme un pauvre.

     

    Il y a du comique de film muet, du théâtre de l’absurde, et une noire sagesse dans cette fable anti-fable, où Thomas Bernhard passe toutes les « positions » de ses personnages à la moulinette du langage. Ses litanies n’ont rien de gratuit pour autant, mais il faut les « vivre » phrase à phrase, en scrutant l’entre-deux du discours et de ses «scies», pour discerner bientôt d’autres voix et une autre musique sous les mots et débordant de toute part, parlant de pauvres gens qui se débattent, de vous, de nous et de nos chiens…

     

    En lisant Mes prix littéraires...

     

    On sourit tout le temps à la lecture de Mes Prix littéraires, et le rire éclate même aux passages les plus cocasses de ce recueil consacré en partie à de mordantes considérations sur les circonstances dans lesquelles  TB a reçus diverses récompenses dès  ses débuts d’écrivain, à quoi s’ajoutent trois discours de réception.

    Comme on s’en doute, TB n’a pas une très haute opinion des prix littéraires, et moins encore de ceux qui les décernent. La comédie qui se joue autour des prix littéraires n’est pas moins grotesque, à ses yeux, que toute comédie sociale à caractère officiel. L’honneur qui s’y distribue lui paraît une bouffonnerie, et il se fait fort de l’illustrer. Ainsi, lorsqu’il se rend à Ratisbonne, ville allemande qu’il déteste, en compagnie de la poétesse Elisabeth Borchers, lauréate comme lui, pour y recevoir le Prix du Cercle culturel de l’industrie allemande, et que le président de ladite institution, sur son podium, se réjouit d’accueillir et de féliciter Madame Bernhard et Monsieur Borchers, nous fait-il savourer ce que de telles cérémonies peuvent avoir de plus grotesque.

    Mais le propos de TB ne vise pas qu’à la dérision, pas plus qu’à tourner en bourriques les philistins incompétents ou les gens de lettres qu’il estime ridicules. Il y a en effet pas mal d’autodérision dans ses évocations où la vanité de l’Auteur n’est pas épargnée, ni l’inconséquence qui le fait accourir pour toucher l’argent que lui rapportera aussi (pour ne pas dire surtout) ces prix…

    Il faudrait être bien hypocrite, au demeurant, pour reprocher au jeune TB, en 1967, d’accepter les 8000 marks que lui vaut le Prix du Cercle culturel de l’industrie allemande, alors que, très gravement malade,  il a payé un saladier pour être admis dans un mouroir de la région viennoise – celui-là même où il rencontre Paul Wittgenstein, dont il parle dans l'inoubliable Neveu de Wittgenstein...

    Le recueil s’ouvre sur le récit, assez irrésistible, de l’achat d’un costume décent, une heure avant la remise du Prix Grillpartzer à l’Académie des sciences de Vienne, par le lauréat qui, trop pressé, acquiert un costume d’une taille inférieure à la sienne, dans lequel il va souffrir quelque peu, durant la cérémonie, avant de retourner au magasin de vêtements pour hommes Sir Anthony, et y prendre une taille au-dessus - et de dauber sur le costume qui a participé à la remise d'un prix littéraire prestigieux avant d'être rapporté au marchand...

    Paul Léautaud affirmait qu’un prix littéraire déshonore l’écrivain. Mais c’était après s’être pas mal agité dans l’espoir d’obtenir un éventuel Goncourt pour Le petit ami, et l’on présume qu’il aurait mis un mouchoir sur son honneur pour recevoir telle ou telle distinction qui lui eût permis d’améliorer l’ordinaire de ses chiens et de ses chats.

    Thomas Bernhard, pour sa part, se réjouit de pouvoir se payer une Triumph Herald blanche avec les 5000 marks du Prix Julius-Campe qu’il reçoit après la publication de Gel, son premier livre que la presse autrichienne descendra en flammes. Le récit de son « bonheur automobile » est d’ailleurs épatant, autant que celui de la collision finale sur une route de Croatie et des démêlés qui en découlent avec les assurances yougoslaves se soldant, contre toute attente, par une extravagante « indemnité vestimentaire ».

     

    La rédaction de ce recueil date des années 80-81. TB se proposait de le remettre à l’éditeur en mars 1989, mais l’ouvrage n’a finalement été publié qu’en 2009, pour les dix ans le mort de Thomas Bernhard. C’est un document très amusant et  intéressant à de multiples égards, notamment pour ce qu’écrit l’auteur à propos de son travail et de la foire aux vanités littéraires…

     

     

    Thomas Bernhard. Récits 1971-1982. Gallimard Quarto, 942p.

     Maîtres anciens. Editions Gallimard, 1988.

     Mes prix littéraires. Traduit de l’allemand par Daniel Mirsky. Gallimard, Du monde entier, 137p.

  • L'homme pris au piège

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    L' usage de l'homme: un roman de l'écrivain serbe Alexandre Tisma, dans la lignée de Tchékhov et Vassili Grossman.
    Ce qu’il y a de miraculeux dans un grand roman, c’est qu’il puisse concentrer, en un espace et un temps si ténus, la somme d’émotions et de pensées, d’épreuves et de passions, que représentent toutes nos vies ordinairement dispersées. Un seul être vous parle, et ce sont autant de destins résumés auxquels vous vous trouvez soudain confronté. Car en vous plongeant dans ces autres existences, c’est à la vôtre que vous ne cessez de penser: ce que vous en faites et ce que, peut- être, vous en auriez fait dans la situation de tel ou tel personnage.
    Du moins est-ce ce qu’on se dit après avoir accompli le voyage au bout de la détresse humaine que constitue L’usage de l’homme d’Alexandre Tisma, en regard duquel tant d’ouvrages dont on parle ces temps paraissent si creux ou si futiles, si débiles. Vous êtes donc là, bien au chaud et au douillet dans vos coussins suisses. Vous vous imaginez à l’abri de tout. Sur quoi vous commencez de lire L’usage de l’homme, qui vous rappelle alors que le malheur rôde partout alentour, et qu’il se tient également derrière votre propre porte.
    Cela commence par un sentiment d’arrachement. Dans les premières pages, vous aurez fait la connaissance de celle que ses élèves appellent Fräulein, une institutrice allemande d’origine mais établie à Novi Sad qui, en 1935, entreprend de tenir son journal intime dans un carnet relié. Mais à peine aurez-vous eu le temps de vous attacher elle, que la maladie la terrasse, en 1940, après qu’elle eut fait jurer à l’une de ses élèves, Vera Kroner, de détruire le cahier en question.Et tout aussitôt vous apprendrez que Vera n’ayant pas obéi à la défunte, le cahier est retrouvé après la guerre, comme une trace dérisoire et symbolique à la fois.
    Et puis, avant même que de savoir de qui il s’agit, vous aurez appris que, quelque part dans un mouroir, survit également un certain Milinko Bozic, réduit à l’état d’homme-tronc aveugle et muet, dont l’inextinguible cri intérieur retentit à travers tout le roman.
    Tout est bouleversant et bouleversé dans L’usage de l’homme. Déjà vous savez donc comment à fini Milinko Bozic, mais ce n’est qu’à présent que vous allez découvrir qui fut ce jeune homme doux, amoureux de Vera, passionné d’étude et convaincu que l’homme est au monde pour l’éclairer de son intelligence.
    Et voici d’autres personnages Robert Kroner: le juif mésallié à une Allemande, qui va chercher un peu de tendresse dans la “maison” d’Olga Herzfeld et dont le beau-frère, le SS Sep Lehnart, se plaît à lui raconter, la nuit, les massacres de juifs auxquels il a participé; Vera Kroner, sa fille, qui pressent les déportations massives et n’a de cesse de sauver sa jeune peau, ou encore Sredoje Lazukic, écumant les lieux de débauche afin d’assouvir sa vertigineuse fringale sexuelle tissée d’angoisse.
    Vous imaginiez peut-être, jusque-là, que d’un côté se trouvent les salauds et les pourris: ceux qui ont composé avec le démon nazi, et de l’autre les héros et les purs, résistants ou partisans. Or, voila que, sans flatter aucune partie, Alexandre Tisma vous place devant cette évidence: qu’en certaines circonstances, il n’y plus que des hommes pris au piège.
    Ainsi Sredoje Lazukic participera-t- il la Libération dans les rangs des partisans parce qu’il a fui le camp adverse après avoir tué un de ses supérieurs qui l’a saoulé pour le violer; de même que Sep Lehnart est devenu nazi pour se venger des petites humiliations subies chez son employeur juif.
    Or, au moment même où vous serez tenté de juger l’abjection de celui-ci ou la veulerie de celui-là, l’auteur vous arrachera de ce point de vue particulier pour vous ouvrir les perspectives d’un temps apocalyptique ou, au contraire, vous plonger dans l’ivresse diffuse de la vie qui continue à deux pas des trains de martyrs ou des bâtiments éventrés.
    Plus précisément, au fil de chapitres d’une prodigieuse densité qui s’intercalent dans la suite des événements comme des ponctuations musicales, Tisma introduit des évocations de demeures (la maison des Kroner, les cafés de Novi Sad, le camp d’Auschwitz où Vera se fera mille fois posséder par les tortionnaires), de corps (les personnages soudain mis nu comme pour un grand appel indécent), de spectacles de rues (illustrant la vie odorante des saisons et des lieux qu’on aime), des morts naturelles ou violentes, des départs ou des séparations.


    Leçon fraternelle
    Enfin, lorsque vous aurez refermé L’usage de rhomme, vous ne pourrez oublier les pages dechirantes consacrées aux retrouvailles de Vera et de Sredoje, aux corps jeunes encore et aux âmes souillées, flétries à jamais par ce qu’elles auront subi.
    Et plutôt que de vous replonger aussitôt dans votre confort et votre quiétude, vous retrouverez ceux qui vous entourent avec une sorte de reconnaissance grave et d’attention suraiguë.
    Car tel est l’enseignement de ce roman: que la tragédie vécue par nos frères humains n’appelle pas plus au désenchantement qu’à l’hédonisme, mais à un surcroît de clairvoyance et d’honnêteté, de compréhension et de présence fraternelle, au nom de l’homme à délivrer de lui-même.

    CVT_LEcole-dimpiete_1090.jpegA propos de L'école d'impiété


    L’homme peut-il se considérer lui-même d’égale façon avant et après Auschwitz, avant et après Hiroshima, avant et après les révélations faites sur le Goulag ?
    Ces trois moments de l’ignominie contemporaine ne sont-ils que des péripéties de l’Histoire, ni plus ni moins affreuses que d’autres calamités du passé, ou faut-il y voir la manifestation d’une mutation de l’Espèce ?
    Comment croire encore à la “justice divine” en un temps où le “peuple de Dieu” a fait l’objet du plus grand génocide scientifiquement planifié et accompli avec quelle haute compétence technique, réellement sans équivalent ? Comment envisager la finalité d’une créature devenue capable de son propre anéantissement ? Enfin comment espérer discerner le Bien et le Mal dans un monde dont les valeurs réputées les plus nobles sont perverties par l’usage des mots qui les désignent ?
    Ces questions sont posées, implicitement, par le non-agir de l’homme de la pire des nuits que met en scène Aleksandar Tisma dans L’Ecole d’impiété. L’homme de la pire des nuits, que Tisma désigne ainsi, dans la nouvelle éponyme, comme s’il s’agissait d’un nouveau type humain, est l’un des millions de déportés confronté, à la veille de son arrestation, qu'il sait absolument sûre et certaine, à l’alternative de la fuite ou de la résignation. Pourquoi, conscient de ce qui va leur arriver à l’aube, l’homme de la pire des nuits ne réveille-t-il pas sa femme et sa fille pour se sauver avec elles ? Est-ce parce que, justement, certaine réalité faisait encore partie, avant Auschwitz, de l’impensable ? Ou bien est-ce parce qu’il est impensable de se sauver seul ?


    Alexandre Tisma. L’usage de l’homme. Traduit du serbo-croate par Madeleine Stevanov. Editions Julliard/L’Age d’Homme, 1985.


    Alexandre Tisma. L'Ecole d'impiété, L'Age d'Homme.

  • Le fleuve et le roc

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    Moins connu que William Faulkner, son contemporain, Thomas Wolfe est cependant l’un des plus grands écrivains américains de la première moitié du XXe siècle. Le redécouvrir est tonifiant.

     

    Pour ceux qui ont accompli, déjà, la grande traversée des quelque six cents pages de L’ange exilé, inaugurant en 1982 la publication des œuvres complètes de l’écrivain dans la première traduction française qu’on puisse dire recevable, la seule mention du nom de Thomas Wolfe est évocatrice d’une légende fabuleuse et, pour ce qui concerne les œuvres, de grands espaces romanesques peuplés de personnages inoubliables.

    Thomas Wolfe? Mais c’est la vie même Ou plus exactement la tentative inégalée de restituer, dans un maelstrom de mots et d’images, l’inépuisable profusion du vivant.

    Tout dire ! Folle ambition de l’adolescence transportée par sa passion généreuse...

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    Or il y a de l'éternel adolescent chez ce grand diable d’à peu près deux mètres, né avec le siècle et fauché par la sale mort à l’âge de 38 ans, après qu’il eut arraché des millions de mots de ses entrailles, constituant la matière de quatre immenses romans, de nombreuses nouvelles et de pièces de théâtre, notamment. Là-dessus, à ses élans juvéniles jamais inassouvis, Thomas Wolfe alliait des dons d’observation tout fait hors du commun et une profonde expérience du cœur humain, ayant vécu précocement toutes les contradictions et les souffrances de l’individu accompli.

    En légende

    Il y a la légende de Thomas Wolfe. Celle du jeune provincial d’Asheville (Caroline du Nord) quittant l’univers confiné de sa ville natale pour débarquer dans la galaxie fascinante de New York, décrite avec un lyrisme sans égal. La légende de l’écrivain solitaire travaillant debout à longueur de nuit dans de gros registres posés sur un réfrigérateur, faute de bureau à sa taille, tout en se cravachant à la caféine. Et celle du forcené des errances nocturnes dans la ville immense, dont nous retrouvons des échos bouleversants dans les nouvelles de De la mort au matin. Et celle, aussi, de sa rencontre providentielle avec l’éditeur Maxwell Perkins, qui eut le double mérite de parier pour son génie et de l’aider à transformer ses manuscrits torrentiels et désordonnés en ouvrages publiables.

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    Mais l’essentiel de la légende de Thomas Wolfe, c’est évidemment dans son œuvre que nous le découvrons, transposée et magnifiée sous la forme d’une autobiographie incessamment recommencée.

    Est-ce à dire que l’écrivain se soit borné à se scruter le nombril et raconter sa vie ? Tout au contraire : car nul n’est plus ouvert à toutes les palpitations au monde que ce récepteur ultrasensible, lors même que les faits et toute la geste humaine se parent, sous sa plume, d’une aura mythique.

     

    Le fleuve du destin

    À la mythologie, Le temps et le fleuve emprunte les titres des huit sections qui le composent, sans pour autant que les noms cités d’Oreste, de Faust, de Télémaque ou d’Antée, notamment, correspondent très strictement au récit et à ses péripéties. Plutôt, il s’agit d’indications poétiques qui signalent peut-être, en outre, l’influence de Joyce sur l’auteur. Avec celui-là, note d’ailleurs Camille Laurent, l’admirable traducteur, Thomas Wolfe partage la conviction que ce oui est fascinant, c’est le quotidien, et extraordinaire, ce qu’on sous les yeux ».

    Ce qui tisse ainsi les huit cents pages du deuxième livre de l’écrivain, qu’on pourrait dire une autobiographie sélective, c’est l’expérience quotidienne qui fut la sienne entre

    1920 et 1925, ponctuée par son arrivée à Harvard, la rencontre déterminante d’Aline Bernstein et un voyage en Europe.

    Cela précisé, l’autobiographie se fait poème et roman dès les premières pages du livre, avec la scène des adieux du protagoniste sa mère, et la prodigieuse évocation de son voyage en train.

    Eugène Gant, double romanesque de Thomas Wolfe, et qui était déjà- le héros de L’ange exilé, quitte donc Altamont (Asheville en réalité) pour Harvard, non sans faire étape auprès de son père en train de mourir du cancer. Or, tout le livre sera marqué, conjointement par le thème joycien de la quête du père et par la recherche d’une identité personnelle et nationale la fois - car ce voyage au bout de soi- même, à travers les circonstances de la vie, les passions et les vices, les émerveillements et les désillusions, engage de surcroît la destinée de tout un peuple. Qui sommes-nous, Américains ? se demande aussi bien Thomas Wolfe. Et la question de ressaisir toute l’énergie de l’écrivain, persuadé de cela que l’œuvre à faire participe d’une aventure propre au Nouveau-Monde.

     

    Une lecture tonique

     

    Mal connu des lecteurs de langue française, et d’abord parce qu’il fut exécrablement traduit, Thomas Wolfe demeure également, aux Etats-Unis, le grand oublié de la littérature contemporaine. Evoquez son nom dans les universités ou les milieux intellectuels américains et vous verrez quelle petite moue supérieure on opposera à votre enthousiasme.

    C’est qu’il est assurément problématique, pour ceux qui accoutument de disséquer les textes, de se faire à ce titan romantique et fort indiscipliné dans ses constructions, dont les élans ne vont pas toujours sans emphase ou répétitions. Au demeurant, seuls l’aveuglement ou la méconnaissance peuvent expliquer le terme de « logorrhée » dont on a parfois taxé son style, d’une fermeté et d’un éclat où nous voyons surtout, pour notre part, l’expression de la meilleure vitalité. Et quelle frise magnifique de personnages ? Et quelle célébration de la bonne vie ! Et quelle attention fraternelle aux autres !

    Et quelle lecture plus captivante, plus rafraîchissante, plus enrichissante que celle-là ?

     

    9502_207105_hr.jpgUn exil poétique

     

    Avec raison, André Bay parlait, dans la première édition de ces quatorze nouvelles, comme d’un « éblouissant échantillonnage des intérêts, des curiosités multiples de Thomas Wolfe», représentant en outre «le meilleur moyen d’accéder au grand œuvre ».

     

    Dès la première de ces nouvelles s’exprime, avec ce pathos grandiose qui apparente Thomas Wolfe à la tradition romantique, l’un de ses grands thèmes lié au sentiment que l’homme éprouve de se trouver en exil sur terre, errant entre les deux infinis de Pascal en clochard céleste - et nul hasard que Jack Kerouac ait été fasciné à la lecture de L’Ange exilé. Le narrateur est un jeune homme solitaire et sans le sou en visite chez des gens bien installés dans leurs coussins. Or, voici que ceux-ci s’extasient au récit qu’il leur fait de la vie difficile qu’il mène dans un coin pourri de Brooklyn, et qu’ils trouvent «super- chouettes les tragédies qu’il évoque dans la foulée Ah mais que c’est excitant Et ses hôtes de lui resservir un drink. Et le garçon (l’auteur évidemment), une fois die plus confronté l’hypocrisie égoïste dés nantis, dë repartir dans la nuit de Brooklyn. Et c’est une parcelle du temps obscur, un des aspects obscurs du temps aux millions de visages»... Sur quoi nous allons plonger, vraiment, dans cette nuit fascinante et dramatique que Thomas Wolfe sillonnée en tous sens, et qui symbolise les ténèbres de la condition humaine tissées de passion et de mystère, de fermentations grouillantes et d’émotions fondatrices. Et c’est le récit poignant et magnifique de quatre drames mortels dont l’écrivain été le témoin au cours de ses errances nocturnes dans la trame d’acier de la ville où rôde Notre sœur orgueilleuse, la mort.

    Ces nouvelles, dont la forme correspond d’ailleurs assez mal à l’idée qu’on se fait du genre dans la tradition française (plutôt fragments d’un grand texte unique dont les romans seraient d’autres parties plus développée ), recoupent, comme il en va de la tétralogie, l’espèce d’odyssée que représente initialement la vie même de Thomas Wolfe, dont les grandes étapes sont l’enfance et l’adolescence provinciale en Caroline du Nord (en l’Altamont mythique de L’ange exilé, dont Asheville est le modèle), la fabuleuse arrivée New York et l’apprentissage de la ville, l’éducation sentimentale et la remontée aux sources européennes, enfin le retour à l’introuvable patrie. Toutes étapes dont nous retrouvons, dans ces histoires éparses, des échos les reliant au foyer ardent de l’œuvre.

    Là-dessus, nous n’aurons rien dit de Thomas Wolfe avant de souligner la verve prodigieuse qu’on pu dire d’un Céline américain avec laquelle il entreprend de reconstituer ni plus ni moins que La trame de la vie, pour reprendre le titre d’une de ces nouvelles.

    « Y a pas un type vivant qui connaisse Booklyn de bout en bout, parce qu’un type aurait pas trop de son existence pour se retrouver dans ce foutu patelin », lisons-nous au début de Seuls les morts connaissent Brooklyn. Et c’est reparti comme pour l’exploration d’un bout de jungle, où l’écrivain ressaisit la dégaine des habitants des lieux, avec des nuances truculentes que la traduction française ne rend que partiellement.

    Ou nous voici dériver en Bavière, Dans la sombre forêt, mystérieuse comme le temps. Ou nous voilà par une aube blême, dans une petite ville de province, à l’arrivée ou au départ d’un cirque, et quels souvenirs cela fait alors émerger de la brume de la mémoire, comme d’un Fellini et tant d’autres remémorations qui nous font remonter le fleuve du temps: « Tout coup c’était au cœur verdoyant de juin s’entendit de nouveau la voix de mon père. Cette année- là, j’avais 16 ans. J’étais rentré de l’Université la semaine d’avant; nos cœurs étaient tout pleins de l’immense émotion et des craintes profondes que suscitait la guerre où nous venions d’entrer deux mois plus tôt »....

    Reconnaissance due

    La guerre et l’exil, le voyage et la grande ville, l’amour et la mort : tels sont quelques-uns des motifs musicaux, avec le thème central de la nostalgie paradisiaque, de la vaste symphonie romanesque composée debout, sur son frigo légendaire, par celui que Faulkner considérait comme le plus grand romancier américain contemporain, et qu’on tarde pourtant remettre sa vraie place, notamment dans son pays d’origine où la critique à couilles molles et l’Université mortifère le snobent à l’unisson. Comme si la vie faite littérature effarouchait les longues figures - et tant mieux pour elle !

    Thomas Wolfe, De la mort au matin. Editions Stock, 1987. L’ange exilé, Le temps et le fleuve, La toile et le roc, et L’ange banni. Editions L'Age d’Homme.

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