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  • Présence de Jaccottet

     

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    Pour saluer l'édition des Oeuvres en Pléiade. 

    C'est un des grands poètes vivants de langue française qui est honoré ce début d'année en la personne de Philippe Jaccotet, dont l’œuvre sera la première, d'un auteur romand vivant, à faire son entrée dans la prestigieuse collection de La Pléiade.

    Pour mémoire, rappelons que Philippe Jaccottet est né à Moudon en 1925, qu’il a fait des études de lettres à Lausanne et s’est établi en 1953 à Grignan, dans la Drôme, en compagnie de son épouse Anne-Marie, artiste peintre. Le lien de Jaccottet avec le pays romand n’a jamais été brisé pour autant, entretenu par de fidèles amitiés (avec Gustave Roud, Maurice Chappaz, Jean Starobinski et Anne Perrier, notamment) autant que par ses relations avec nos éditeurs et autres journaux et revues accueillant longtemps ses textes de chroniqueur littéraire. C’est cependant à l’enseigne de Gallimard que son œuvre a acquis sa notoriété internationale, avant d’être traduite en plusieurs langues et commentée dans les universités du monde entier.

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    Poète de la présence au monde le plus immédiat, dans la proximité constante de la nature, Philippe Jaccottet s’est également fait connaître pour ses traductions de très haut vol, dont celle de L’Homme sans qualités de Robert Musil et L’Odyssée d’Homère, entre autres auteurs italiens, allemands, espagnols ou russes.

    Dans sa préface à un recueil de Jaccottet (Poésie 1946-1967), Jean Starobinski célébrait la recherche, dans son œuvre, d’une « parole loyale, qui habite le sens, comme la voix juste habite la mélodie ». On ne saurait mieux résumer la démarche du poète de Grignan, quête de sens et de perles sensibles au jour le jour, notamment dans ses merveilleuses notations de rêveur solitaire, et modulation musicale de joies et de douleurs captées au plus près. 

    Dans la lumière de Grignan. Une rencontre.

    C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné vous sentez que la lumière à tourné et que vous allez retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet et des aquarelles de sa femme, comme il y a un ton propre à la lumière du Vaucluse de René Char, voisin d’en dessous, ou à celle du Lubéron de Giono, voisin d’en dessus.

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    La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg et plus encore sous les hauts murs du château de Madame de Sévigné, puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies dont la douce patine rend les lieux pleins de tableaux et de livres aussi simples et familiers que l’accueil de nos hôtes, cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de sa compagne. C’est cette même lumière, d’ailleurs, et tout ce qu’elle relie, qui a constitué l’une des «surprises» fondamentales de la vie des Jaccottet à Grignan, où ils s’installèrent dès 1953 et qui devint leur véritable «foyer» poétique.

    «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution». Pour l’écrivain contraint de gagner sa vie, la traduction fut estimée la possible alternative à la plus confortable carrière de professeur en Suisse romande, permetant en outre au poète de se tenir plus libre et concentré devant «la chose», loin de l’agitation du milieu littéraire parisien. Ainsi, avec une famille bientôt agrandie (Antoine vint au monde en 1954, et Marie en 1960), et sans que le travail de l’un n’écrase jamais l’autre (on se rappelle la femme de Ramuz renonçant bientôt à la peinture...), les démarches du poète et de l’artiste, marquées par la même recherche de la lumière, s’épanouirent-elles à la même approche du réel.

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    Comme nous évoquons l’origine de l’acte créateur, à propos de la rêverie sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse encore à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan.

    «Ces surprises étaient d’ordre lumineux, donc si on commence à réfléchir prudemment, on pourrait dire que cette multiplicité d’éclats pourait provenir d’un centre auquel on pourrait doner le nom de joie, très lointainement, parce qu’il s’agit de la manifestation d’un sentiment qui semble avoir été beaucoup plus intense en d’autres temps. Dans certaines oeuvres du passé, je pense à Homère, ces éclats qui reflètent la réalité sont, en tout cas, beaucoup moins soumis au doute qu’aujourd’hui. De la même façon, je pourrais trouver, dans mes souvenirs d’enfance ou d’adolescence, des moments où se sont manifestés des éclats de cette joie, mais rien ne s’en est déposé par écrit. D’ailleurs le mot joie, l’idée centrale adviennent après des expériences frêles et immédiates qui me sont venues ici au fil de nos promenades. C’est ici que mes yeux se sont ouverts sur le monde sans que cela participe d’aucun programme ou d’aucune décision. J’essaie toujours d’être dans le présent et le plus possible dans l’immédiat. »

    Cette présence immédiate, qui se traduit dans ses livres par la recherche constante du plus simple et du plus juste (tous ses commentateurs relèvent cette incomparable justesse d’une parole qui investit le réel avec une sorte de douceur puissamment irradiante), Philippe Jaccottet, et sa femme tout pareillement à l’évidence, la vit au quotidien et sans pose. Ses lecteurs savent, dans son oeuvre, autant que ces feux épars de la joie que symbolise notamment tel cerisier au bord de la nuit, la présence du doute et d’une «éternelle inquiétude», le poids aujourd’hui du vieillissement et le rappel quotidien des atrocités qui ensanglantent le monde. Or plus que les massacres suscitant l’indignation ostentatoire de nos grands intellectuels, c’est, soudain, dans la chambre à musique, le rappel de la disparition de deux amis chers de longue date qui fait peser toute l’ombre de la mort avec une espèce de densité physique. Naguère critiqué par tel pair politiquement engagé lui reprochant de se «promener sous les arbres» au lieu de le faire «sur les barricades», Philippe Jaccottet n’a rien pour autant de l’esthète diaphane qu’on imagine parfois et l’on sent, à ses côtés, sa femme participer à l’accablement, voire au dégoût que peut susciter le spectacle de notre drôle de monde.«S’il m’arrive, précise le poète, de faire mention de faits d’actualité qui m’indignent, je me vois mal les rappeler comme des mérites particuliers... L’oeuvre de Mandelstam vaut-elle par ses rares implications «politiques» ou par son total engagement poétique et existentiel ? Et ne voit-on pas aujourd’hui qu’un Rilke, supposé s’être complu dans le voisinage de dames aristocrates, reste plus «réel» et agissant sur de jeunes lecteurs que tant de littérateurs dits «engagés» ? Philippe Jaccottet lui-même , qui s’est posé maintes fois la question de la légitimité de toute parole «après Auschwitz», écrit cependant «que la poésie peut infléchir, fléchir un instant, le fer du sort. Le reste, à laisser aux loquaces»...

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    Anne-Marie Jaccottet peint «d’après nature», comme on dit, avec des éclats de joie chez elle aussi qui rappellent un peu, en plus modeste, les contemplatifs lumineux à la Bonnard. «Ce que l’on voit dans ces paysages et dont on sent l’odeur, c’est la terre au matin», écrivait Paul de Roux à propos de ses aquarelles, faisant comme un écho à Jean Starobinski qui disait Philippe Jaccottet «l’un de nos plus merveilleux poètes de l’aube.» Avec une attention émouvante, le poète lui-même commentait ainsi la progression de sa compagne: «Ayant vu cette oeuvre s’élaborer lentement,à travers les obstacles qu’une femme, embarrassée d’autres tâches inévitabéles, rencontre chaque jour, cequi n’a cessé de me surprendre, c’est la façon dont le temps, qui nous use, sait aussi nous aider: on ne voyait pas se faire les exercices, les essais, les retouches qu’on imagine indispensable, il y avait même des périodes, impatiemment subies, d’inactivité forcle; et comme brusquement, on se trouvait da ns une phase nouvelle, on était monté d’un étage; comme si le changement, le progrès (manifeste) s’étaent fait «en dormant», comme si c’étaien les jours eux-mêmes, et les nuits (presque autant que l’oeil et la main) qui avaient agi». Et ces mots aussi, du poète à propos de l’artiste, ne pourraient-ils être retournés au premier ?

    Ce qui saisit, en tout cas, dans la lumière déclinante de l’après-midi d’hiver à Grignan (plus tard, de la terrasse du château ouverte aux lointains pénombreux, ce seront ces «couleurs des soirs d’hiver: comme si l’on marchait de nouveau dans les jardins d’orangers de Cordoue»...), et alors même que Philippe Jaccottet récuse avec insistance son accession à la sérénité de l’âge, c’est la justesse, là encore, d’un partage vivant de la lumière des jours.

    Musique du silence.

    Morandi vu par Philippe Jaccottet.

    Ce texte figure dans le volume de La Pléiade sous le titre Le Bol du pèlerin.

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    Philippe Jaccottet s’est le plus souvent gardé de parler des peintres qui le touchent le plus, et l’on comprend que, devant l’art éminemment dépouillé et «silencieux» de Giorgio Morandi, le poète ait trouvé vain d’ajouter à «ces poèmes peints un poème écrit». Et pourtant il semble bien légitime, aussi, que le contemplatif de Grignan, touché par les toiles du peintre autant que par les «rencontres» faites dans la nature (un verger, une prairie, un flanc de montagne) s’interroge sur le pourquoi de cette émotion commune et de cet étonnement répété, renvoyant à l’énigme du visible et de notre présence au monde.

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    Tout un chacun peut d’ailleurs se le demander: pourquoi cet art si statique et répétitif apparemment, voire apparemment insignifiant, avec ses paysages comme assourdis et ses natures mortes (que Jaccottet propose, à l’allemande, d’appeler plutôt «vies silencieuses») de plus en plus sobres et dépouillées, pourquoi cet art des lisières du silence et du «désert» monacal nous parle-t-il avec tant d’insistante douceur, et, plus on y puise, avec tant de rayonnante intensité ?

    Révélant l’attachement profond de Morandi aux oeuvres de Pascal et de Leopardi, tous deux poètes des abîmes métaphysiques qu’il rapproche sur le même «fond noir» constituant l’arrière-plan de Morandi et Giacometti, et figurant en outre le «ciel» de notre siècle cerné d’horreur et de vide, Philippe Jaccottet montre bien que, loin de se détourner de «la vie», comme on a pu le lui reprocher à lui-même, le peintre travaille, avec une intensité extrême, à ce qui pourrait représenter une démarche de survie: «Comme si quelque chose valait encore d’être tenté, même à la fin d’une si longue histoire, que tout ne fût pas absolument perdu et que l’on pût encore faire autre chose que crier, bégayer de peur ou, pire, se taire».

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    A plusieurs reprises, citant Jean-Christphe Bailly qui compare le rituel pictural de Morandi à la cérémonie du thé japonaise, Jean Leymarie évoquant les fleurs du peintre «coupées, peut-être, par des anges», ou Valéry célébrant la «patience dans l’azur», Jaccottet fait siennes et rejette à la fois ces variations rhétoriques en concluant qu’«il y a de quoi désespérer le commentaire, mais «pour la plus grande gloire de l’oeuvre». Et de risquer cependant lui-même de passer pour «un fameux niais» en se livrant tout de même au commentaire, bien plus éclairant d’ailleurs, à nos yeux, que ceux de maints «spécialistes».

    Sans paradoxe, Philippe Jaccottet confirme aussi bien notre sentiment que l’eau dormante de Morandi contient un feu puissant, une puissance d’unification et un élan du bas vers le haut que le poète rapproche, d’une manière saisissante, de l’apparition de l’ange incandescent surgi, du fond du paysage, au deuxième chant du Purgatoire de Dante. Rien pourtant de symboliste ni même d’explicitement religieux dans l’art de Morandi, que Jaccottet apparente néanmoins à une «conversation sacrée» et à un art de transfiguration qui ferait de chaque humble objet un petit monumnent, une stèle à la lisière du temps, ou ce bol blanc (blanc de neige, de cendre ou de lait matinal) dans lequel le pèlerin, à l’étape du «puits du Vivant qui voit», recueillera l’eau de survie.

    Philippe Jaccottet, Oeuvres. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1626 p.

  • L'amour à la folie

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    Les affabulations merveilleuses du grand conteur. Qui se fait le chantre lyrique, et plein d'humour baroque, de l'indestructible passion amoureuse

     

    C’est un lieu commun que de comparer la passion d’amour à une maladie, mais ceux qui en ont été frappés une fois ou l’autre, dont nous faisons partie du club, s’étonneront assurément d’apprendre, en lisant L’amour aux temps du choléra de Gabriel Garcia Marquez, que les symptômes de cette terrible affection sont les mêmes que ceux du choléra. Que les miraculés qui en ont réchappé se le rappellent donc : pouls diaphane, respiration sableuse, pâmoisons languides, diarrhées en cascade, vomissements vert crocodile, tout y est, du moins à en croire l’éminente compétence du bon Dr Juvenal Urbino, lequel se fit, la fin du siècle dernier, un devoir personnel de lutter contre le choléra après que celui-ci lui eut arraché son père, lui révélant du même coup sa propre condition de mortel. Et quand nous aurons précisé que le toubib en question piocha la matière, en son jeune âge, auprès de l’épidémiologiste le plus fameux des hôpitaux parisiens de l’époque, en la personne d’Adrien Proust, initiateur des cordons sanitaires et papa d’un certain Marcel, le lecteur se sera sans doute défait de son air dubitatif.

    Cependant, qu’il ne s’imagine pas au bout de ses étonnements, dont cette délectable chronique regorge positivement.

    Haute fantaisie

    Cela commence, à l’aube d’un dimanche de Pentecôte, dans cette ancienne cité coloniale des Caraïbes, avec le constat, par le Dr Juvenal Urbino, son ami et partenaire privilégié aux échecs, du suicide, par fumigation de cyanure d’or, d’un certain Jere- miah de Saint-Amour, photographe d’enfants de son état et se déclarant, à titre posthume, ancien pensionnaire du bagne de Cayenne pour crime cannibale. Toute une saga en perspective, mais dont nous ne saurons à peu près rien.

    Parce que c’est du Dr Urbino qu’il va plutôt s’agir jusqu’à son trépas non moins subit, cinquante pages plus loin, après qu’il se sera audacieusement perché de sorte à rattraper son intraitable perroquet citant les Evangiles et les chansons d’Aristide Bruant...

    Programme chargé pour un seul dimanche, à quoi s’ajoutent une fête mondaine interrompue par un ouragan et la réapparition, au domicile mortuaire du docteur, d’un vieillard aux airs de rabbin en disgrâce qui vient réaffirmer, la veuve de Juvenal Urbino, l’inextinguible passion qu’il nourrit pour elle depuis un demi-siècle. Et cette autre histoire de s’amorcer alors par retour amont. Ainsi se déroulant le roman, comme un fleuve aux eaux tressées, charriant sanies tropicales et joyaux étincelants, s’attardant parfois en méandres nonchalants ou se précipitant en rapides sous la cravache l’auteur.

    Comme un délire

    Compliqué tout cela ? Disons alors, pour simplifier énormément, que Garcia Marquez entremêle, dans L’amour aux temps du choléra, une impossible passion et un amour accompli dans le quotidien, à ceci près que la folle fidélité aboutit elle aussi la toute fin du roman, à une belle idylle de vieillards.

    Il y a donc, en premier lieu, l’incendiaire passion que l’employé postal Florentino Ariza, fils illégitime d’un armateur et d’une mercière, nourrit pour Fermina Daza depuis l’instant où il l’a entr’aperçue ; et c’est le récit, aux situations délirantes, d’un amour absolu et frénétique auquel la jeune fille, férocement gardée par un père rustaud et une tante costumée en franciscaine, va bientôt répondre avec les mêmes élans de romantisme juvénile, jusqu’au jour où, à portée physique de son soupirant, elle constate l’énormité dérisoire de son illusion. Or, il n’en va pas du tout de même pour Florentino qui, pendant cinquante ans, ne pensera qu’à regagner le cœur de Fermina, entre-temps devenue l’épouse légitime du beau Dr Urbino.

    L’un des aspects les plus attachants du livre tient alors au fait que, loin d’opposer ces deux formes d’amour comme une paire antinomique, l’auteur leur permette d’exister dans le temps avec leurs particularités propres et leurs richesses.

    Du grand art

    Plus qu’une exaltation de la passion, c’est un hymne l’amour vrai (toujours un peu fou) que représente nos yeux ce roman, et plus particulièrement un chant la fidélité, laquelle n’a rien voir avec la résignation routinière. Et puis l’amour n’est pas, ici, réduit au seul élan qui porte un être vers l’autre, mais au contraire élargi, par un poète au constant pouvoir d’émerveillement, à tout ce qui vit et qui vibre autour de nous, qu’une langue baroque et profuse, mais à la fois minutieuse dans ses moindres inventions, nous restitue dans un splendide déploiement de saveurs, de parfums et de lumières.

    À cet égard, il nous semble que l’expression de Garcia Marquez se leste ici d’une substance beaucoup plus dense qu’en d’autres de ses écrits, à commencer par le macaronique Automne du patriarche. Disons qu’il retrouve en somme le grand souffle de Cent ans de solitude…

    En outre, la traduction d’Annie Morvan nous paraît rendre le rythme et la beauté de chaque phrase avec un bonheur constant. Bref, c’est un livre magnifique que L’amour aux temps du choléra, où les dons de conteur de Garcia Marquez, et son admirable pouvoir d’évocation, font merveille. 

    Gabriel Garcia Marquez, L’Amour au temps du choléra. Éditions Grasset, 1987.

     

    (Le Matin, 21 juin 1988).

  • Günter Grass en Cassandre

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    Plus que jamais, le célèbre écrivain allemand jouait, en 1992, les empêcheurs de ronronner. Sa dernière fable romanesque faisait alors écho, sous forme satirique, aux retrouvailles germano-polonaises et autres bouleversements contemporains.

     

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    Günter Grass a l'âge de la retraite, mais l'auteur du tonitruant Tambour n'est pas du genre à s'empantoufler. Jamais, à vrai dire, sauf au temps de ses pérégrinations politiques dans la foulée de Willy Brandt, il n'avait traité un thème aussi «à chaud» que dans son dernier roman, L'appel du crapaud. Au cœur de ce livre acide et tendre, noir et drôle, bouillonnant de lave historique en fusion: les retrouvailles germano-polonaises et ce qu'elles impliquent de tractations économiques et de drames humains.

    Né à Dantzig en 1927, jeté sur les routes de l'exil dans la double honte de la défaite et de l'infamie nazie, Grass vécu dans sa chair la déchirure qu'il raconte.

    La question de la réconciliation l'a hanté. Et son corollaire: par où commencer? Quant à la réponse qu'il a imaginée, elle est digne de ce visionnaire. Ainsi l'Adam et l'Eve vieillissants de L'appel du crapaud, la Polonaise Alexandra et l'Allemand Alexander, tous deux natifs de Gdansk/Dantzig, imaginent-ils, pour inaugurer la réconciliation, de fonder une Société germano-polonaise des cimetières visant au rapatriement des personnes déplacées en terre natale. Bel idéal, mais bientôt dévoyé.

    À grand renfort de Marks écrabouilleurs et de joint-ventures obscènes, ce tourisme posthume (une espèce de Club Med du cimetière de concentration) connaît un développement fulgurant, qui tourne à la recolonisation larvée, au dam de ses fondateurs. Le lecteur appréciera la fable...

    Quant à Gunter Grass, que nous avons interrogé lors de son séjour parisien, il nous prouvé une fois de plus que rien de ce qui arrive dans le monde ne lui était décidément étranger.

    - Comment percevez-vous le climat actuel en Allemagne?

     - Tout est maintenant perturbé par les séquelles de la réunification, dont le processus n'est qu'une suite de stupidités. Le Mur est certes abattu, mais un nouveau clivage, social, sépare l'Allemagne. De plus, le fédéralisme en a pris un coup: le pouvoir central de Bonn s'est renforcé, dont les mauvaises décisions sont d'autant plus fâcheuses. Et puis on constate à quel point, depuis les explosions racistes et xénophobes dans les nouveaux Länder, les néo-nazis ouest-allemands, qui paraissaient jusque-là sous contrôle, ont su profiter de la situation. Enfin, je déplore un autre phénomène, qui ne concerne pas que l'Allemagne mais aussi la France, et c'est la tentative de liquider le contre-pouvoir de gauche, avec la complicité autodestructrice de la gauche elle- même. Je crains qu'on ne le regrette avant longtemps, car les partis bourgeois ne sont pas en mesure de venir à bout de l'extrême-droite, comme l'Histoire l'a déjà montré. Ce qui m'inquiète particulièrement, c'est que l'extrême-droite ne draine plus seulement les vieux nostalgiques, comme naguère, mais attire désormais de jeunes intellectuels ou pseudo-intellectuels cyniques. Autre chose me désole: qu'un certain nombre de politiciens des partis bourgeois tentent d'utiliser le spectre de l'extrême-droite de manière purement opportuniste. Par exemple, le ministre de la Défense actuel, qui est aussi secrétaire général de la CDU, a été le premier à monter en épingle le thème de l'asile dans sa campagne électorale, d'une manière tout émotionnelle. Celui qui veut attaquer l'extrémisme de droite, en Allemagne, devrait viser le sommet plutôt que la base: c'est là que se situent les responsables.

    - Quelle solution préconisez- vous en ce qui concerne les requérants d'asile?

    - Je suis totalement opposé à la modification de la loi, parce que celle-ci est un acquis estimable de la Constitution allemande. D'ailleurs, ladite modification ne changerait rien au problème. Je pense que l'Allemagne doit décider si elle est un pays d'accueil, oui ou non. Le seul problème est de fixer des quotas, comme cela se fait au Canada ou en Australie. Ce qu'il faut bien se dire, c'est que nous devrons apprendre, dans toute l'Europe, comment vivre avec les gens du tiers monde et les personnes déplacées de partout. Veut-on moins de réfugiés? Alors agissons sur place, en Inde, au Pakistan ou en Afrique noire, multiplions par dix notre aide ridicule au tiers monde, enfin travaillons dans la concertation et non comme l'Europe actuelle, qui traite ces problèmes d'une manière différenciée et totalement chaotique.

    - Qu'avez-vous pensé de l'attitude de l'Allemagne dans la genèse de la désintégration de la Yougoslavie?

    - J'ai pensé qu'il était faux que l'Allemagne fasse le premier pas dans la reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie. Je crois que là aussi il devait y avoir concertation entre les pays européens, qui auraient dû reconnaître tous ensemble, par la suite, la Bosnie. La deuxième erreur fut que le ministre allemand des Affaires étrangères, M. Genscher, un homme certainement méritant, s'est comporté de manière irresponsable en se retirant au moment le plus difficile et en abandonnant son office à un débutant. Cela dit, le comportement des pays ouest-européens dans l'affaire yougoslave relève du scandale. Il prouve que l'Europe n'existe que sur le papier. L'Europe: n'a montré aucune cohérence dans sa politique extérieure, incapable ne fût-ce que de faire respecter un boycott...

    - La politique a pris beaucoup de place dans votre vie. Que vous a-t-elle apporté en tant qu'écrivain?

    - Par le travail politique direct, ou mes déplacements liés à des campagnes électorales, j'ai appris à connaître les provinces allemandes. Je suis allé dans des régions où les écrivains mettent rarement le nez. Je me suis familiarisé avec des phénomènes sociaux et politiques qui se développent à la base. Pour un écrivain, il est aussi important d'entendre parler les gens. Dans L'appel du crapaud, j'essaie d'ailleurs de rendre, à travers la langue des personnages, le choc des cultures et la nuance des mentalités.

    - Cette sensibilité aux événements contemporains est-elle répandue chez vos confrères?

    - Je crois qu'une bonne partie de la littérature germanique est actuellement secouée par les changements de ces trois dernières années. C'est un processus encore imperceptible en Europe, même en France, où les écrivains ne semblent pas avoir réalisé que des bouleversements étaient survenus dans leur propre pays! L'un des signes de ce chambardement tient au fait que le centre de l'Europe s'est déplacé à l'Est, de Paris vers Prague. On trop longtemps oublié qu'il existait un champ de culture, de Cracovie à Dresde ou de Prague à Budapest, d'une grande fécondité. On va le redécouvrir. Ce n'est pas un hasard si deux de mes personnages parlent un allemand à coucher dehors, mais à la fois enrichi, rendu plus plastique et plus sensuel, doucement violé par la langue polonaise. Ce métissage est prolongé, d'une autre façon, par le personnage de Chatterjee, Bengali buveur de bière et grand amateur de Kipling qui entreprend de promouvoir l'usage du cyclo-pousse dans les villes de l'Est (solution économique) et de l'Ouest (solution écologique), et dont l'entreprise florissante investit les ex-chantiers Lénine chers à Solidarnosc. Ainsi deux utopies se rejoignent-elles tandis que coasse mon sympathique crapaud de malheur...

    Günter Grass, L'appel du crapaud. Traduit de l'allemand par Jean Amsler, Editions du Seuil, 1992, 252 pages.

     (24 Heures, 25 septembre 1992)