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  • Volkoff le mousquetaire

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    C’est avec Le retournement, inaugurant une série de thrillers mêlant l’espionnage à la métaphysique, que Vladimir Volkoff  connut son premier grand succès en 1979, après une première série d’ouvrages dont Le trêtre, évoquant les dilemmes d’un prêtre orthodoxe sous le communisme. Marqué par l’exil de ses parents autant que par la guerre d’Algérie, à laquelle il avait participé de 1957 à 1962 au titre d’officier, Volkoff tenait la position d’une sorte de mousquetaire franco-russe, hussard de l’anticommunisme très versé dans les intrigues de la guerre froide et de la désinformation, dont un long séjour aux Etats-Unis, où il enseigna, l’engagea à brocarder le « politiquement correct » dès ses premières manifestations, dans Le complexe de Procuste.
    Conteur flamboyant, Vladimir Volkoff a construit, avec Les humeurs de la mer, un grand roman polyphonique cristallisant de grands thèmes éternels, où l’opposition de Caïn le meurtrier fondateur de cités, et d’Abel l’idéaliste, se trouve notamment modulée dans le contexte tragique du XXe siècle.


    Ma découverte des Humeurs de la mer sur tapuscrit, en 1979.
    L’oeuvre d’art, selon Vladmir Volkoff, doit être bombée, contrairement à la vie qui est plate. Et de fait il me semble avoir pénétré dans la courbure d’un univers parallèle en commençant de lire le monumental tapuscrit, dactylographié très serré, du premier volume des Humeurs de la mer que Dimitri m’a soumis en lecture, et qui fait valdinguer une fois de plus la pauvre idée de clercs exsangues selon laquelle le roman serait mort.

    Première rencontre de Vladimir Volkoff, en 1979
    Je me figurais un immense type à la Robertson Davies, style grand maître dominant à lippe de séducteur et de buveur de scotch, à l’image du protagoniste des Humeurs de la mer, mais c’est un fin personnage à bouc de blé sec, court sur pattes et tiré à quatre épingles, du genre médecin ou notable de province à la Tchékhov, cordial mais un peu ampoulé, avec un rire bruyant de soldat, que j’ai rencontré en la personne de Vladimir Volkoff, flanqué d’une femme qu’il voussoye et me paraît le modèle de l’épouse légitime intelligente et fidèle, plutôt mère qu’amante et sûrement promise à s’effacer de temps à autre devant telle ou telle autre créature de chair.
    Je ne sais à quoi cela tient, mais je sens chez lui quelque chose d’obscur et de compliqué, sous ses airs de fringant réactionnaire, qui m’en dit beaucoup plus sur son monde que ses explications voulues claires et nettes. Il y a chez lui du mousquetaire mais je le sens également sans père et sans fils, sans terre et sans âge, ou alors à la fois plus jeune et plus vieux qu’il ne semble (il approche de la cinquantaine), plus apatride américanisé que Russe ou Français même s’il se réclame de sa parenté avec Tchaïkovski et tire probablement l’essentiel de sa connaissance des hommes et de la vie de ce qu’il a vu et vécu durant la guerre d’Algérie. Tout de même, et une fois de plus, je suis saisi par le contraste opposant le personnage, si corseté d’apparence, et le maëlstrom des Humeurs de la mer que j’imaginais brassées par je ne sais quel démiurge échevelé...

    Lecture des Humeurs de la mer
    Le premier souvenir que j’ai de la tétralogie des Humeurs de la mer, qui n’avait pas encore de titre à ce moment-là, est un énorme paquet de feuilles de papier défraîchi à dactylographie serrée qui m’a transporté en quelques heures, après l’épique plongée initiale du jeune Arnim à travers la nuit américaine, dans une sorte de labyrinthe mental qui se construisait au fur et à mesure de ma lecture, comme par génération spontanée et plus précisément à la façon dont la lecture des pièces de théâtre - et je pense immédiatement à Shakespeare, si difficile d’abord et si prodigieusement précis dans toutes ses suggestions ensuite - dresse en nous un décor où des bribes de voix vont faire apparaître des personnages et les situations d’une histoire; et je me trouvais là sans beaucoup mieux comprendre ce qui m’arrivait que le pauvre Arnim au milieu de ces facultards européens répétant eux-mêmes une drôle de pièce où il était question du mythe de Caïn et Abel; et d’emblée j’avais l’impression que ce premier chaos baigné de magie avait un sens que maîtrisait probablement l’Auteur, que je voyais debout à sa table sans savoir qu’en effet Divomlikoff, alias Vladimir Volkoff, avait travaillé dans cette posture au pupitre de son pavillon de la région d’Atlanta.
    Je ne sais pourquoi j’ai pensé à Dumas dès le début de cette lecture, peut-être du fait de l’allant viril et des pouvoirs suggestifs d’un récit peu porté sur l’adjectif ou la calorie sentimentale, ce côté mousquetaire du Roy-Tsar de Volkoff et d’emblée aussi l’importance de la quête et du secret. Il en va d’un message crypté.

    Arnim est en quête de son père, et d’entrée de jeu la question de sa nature propre, d’agneau doux ou de prédateur, se pose dans le débat central du livre: savoir la mesure dans laquelle le Mal peut contribuer au Bien. Question fondamentale de l’éthique: Dieu a-t-il voulu le Mal ? Mais tout aussitôt le sentiment que, pour Volkoff la réponse est déjà faite, me rappelant alors le malin plaisir de notre prof d’italien à troubler nos coeurs candides en nous présentant Machiavel dans son optique de catholique de droite - du cynisme de bourgeois rassis à mes yeux de jeune protestant attiré par l’objection de conscience et lisant Camus. Pourtant ici je cède à l’élan du roman, à la magie des situations (comme en rêve) et à la griserie presque physique de la découverte - le côté Jules Verne de cette psycho-théologie tordue, où tous les hommes sont restés un peu jeunes gens, que hantent et qu’inquiètent les femmes.
    Le titre d’Olduvaï fait allusion au premier crâne défoncé de notre histoire, en lequel Volkoff identifie Abel, moins intéressant à ses yeux que Caïn le premier tueur, bâtisseur de la première ville et patron des arts martiaux et poétiques. Le maître du jeu, d’abord apparu sous le nom de Bloch, qui devient Blok ensuite puis Beaujeux, est lui-même un démiurge qui dégage un fumet de viande fauve, jubilant en son narcissisme de Don Juan frotté de théologie et de littérature d’espionnage, comme l’Auteur.
    Les femmes là-dedans n’ont guère d’autres rôles à jouer que ceux de maman (ou plus exactement de grande frangine maternelle) ou de “Botticelli vénal” juste bonne au repos du guerrier, et c’est ce qui fait à mes yeux la faiblesse de ce roman de mecs. Volkoff m’a dit lui-même que le sujet de Bovary lui semblait indigne du romancier, et l’option chevaleresque lui donne aussi bien son bel élan et son panache, mais tout le côté végétatif de James ou de Tchékhov me manque. Pas de place ici pour le canapé défoncé d’Oblomov.
    Cependant il y a tout le reste et qui m’a captivé, surtout dans La leçon d’anatomie, où Volkoff raconte sa guerre d’Algérie de loyaliste déchiré, puis dans Intersection où l’histoire de Beaujeux et de sa compagne, racontée par leurs anges gardiens respectifs, recoupe celle de la France et de la Russie, vues du ciel comme l’Auteur voit en somme ses personnages, non sans divine tendresse au demeurant.
    Volkoff se défie de Freud avec la même véhémence qu’un Nabokov, à cela près que celui-ci ne réagit en somme qu’en artiste alors que, dans la diatribe lancée par Beaujeux à la fin des Maîtres du temps, c’est dans la perspective de la religion du Père et du Fils, avec toute une civilisation patriarcale à ses basques que Volkoff réagit à ce qu’il estime à la fois la ruine des pères et la mort de Dieu.
    Pour ma part je ressens les choses tout autrement: c’est bien Nietzsche et non Freud qui nous confronte à la mort de Dieu, parce que c’est Nietzsche qui a l’intuition la plus profonde du nihilisme chrétien. On peut en découdre avec Freud sans cesser de s’intéresser à ses analyses, tandis qu’avec Nietzsche il faut choisir et trancher. Le docteur de Vienne ne m’en impose pas plus que la figure du Commandeur, et la mystique du chef m’est aussi étrangère que le tremblement de Kafka devant son père, mais du moins le discours de Volkoff est-il clair, qu’on pourrait dire celui d’un preux à l’ancienne, et c’est dans l’affirmation réactionnaire et manichéenne qu’il est d’ailleurs le plus éclairant. Le libéral Arnim, que Beaujeux aime de son haut comme un vague fils oedipien et qui finira chef d’entreprise ou fonctionnaire aux Nations Unies, n’est pas un personnage bien consistant, et d’ailleurs aucun personnage - sauf celui de la compagne du protagoniste, en faire-valoir - ne se hausse au niveau de Beaujeux. Tout le roman tourne aussi bien autour de ce pivot du Maître, qui est à la fois le représentant faillible de Dieu le Père et de l’Auteur, du Christ au poste de chef des services secrets ou de Don Juan se flattant au whisky entre deux saillies.
    Reste un formidable roman de cape et d’épée idéologique à la gloire de la civilisation chrétienne et des âmes bien nées, qu’il est tout à fait logique en somme qu’un esthète proustien de l’espèce d’Angelo Rinaldi déteste au point de le descendre en flammes, sans l’avoir à l’évidence vraiment lu, dans sa chronique outrageusement intitulée Les égoûts de la mer...

    Chez Vladimir Volkoff, à Atlanta puis à Macon (Georgia), en 1981
    Nul individu de ma connaissance n’est aussi poseur et naturel à la fois que Vladimir Volkoff, qui me semble simultanément tout proche et d’une autre époque ou d’un autre empire, autrement dit un bon camarade qui serait au même moment corseté dans son rôle de Monsieur l’écrivain ou de Monsieur le prof, de Monsieur l’aristocrate russe en exil ou de Monsieur l’officier de l’armée visible ou invisible au garde-à-vous en son âme et conscience comme enfant il devait l’être au milieu de ses soldats de plomb.
    Il m’avait invité à le venir trouver en Amérique mais sans penser que je débarquerais tout à trac non moins que fauché, et c’est ainsi qu’au téléphone on m’explique que la maison est sens dessus dessous et qu’on ne peut m’y recevoir ces jours, avant de me faire comprendre que, la femme actuelle et la mère ne frayant pas, on ne pourra se voir qu’à l’insu de l’une ou de l’autre - bref c’est dans un chapitre de roman de Volkoff que je débarque ou plus exactement dans le pavillon où Les humeurs de la mer ont été écrites à ce pupitre qu’on me propose de photographier, et l’écrivain debout comme Tolstoï ou un cheval, et la femme et la fille ensuite au repas de la Noël orthodoxe, stigmatisant de concert Rinaldi le sodomite.
    Nous sommes montés au sommet tournant du plus haut building du monde, non loin de l’aéroport d’Atlanta et, sirotant un Bloody Mary, Vladimir le preux m’a fait l’éloge de Flannery O’Connor la catholique marquée par Dieu du signe du lupus et n’en chantant que plus crânement, avant que Volkoff le prédateur ne me cuisine en douce sur mes amours et me propose ensuite de revenir bientôt en Georgie où nous traquerions ensemble le gibier dans la vaste forêt.
    Et telle est l’impression que me laisse cette rencontre, à laquelle je resonge en lisant le tapuscrit du Complexe de Procuste dans le Greyhound: je n’avais pas de cravate mais je me sentais en société sans être dupe, ni lui non plus, de notre mutuelle anarchie et de divers Ordres dont nous respectons tous deux les hiérarchies...

    A la chasse avec Volkoff, en 1981.


    L’apparition de Vladmir Volkoff en tenue de chasse, ce matin aux aurores, m’a confirmé dans l’impression que cet homme est une espèce de séminariste encanaillé pour qui toute forme, et plus précisément tout uniforme, confère à celui qui le porte une légitimité supérieure et garantit en quelque sorte l’efficace de son action, consistant en l’occurrence à traquer la bécassine dans les bois sauvages. Le pimpant de ce costume de style broussard, mais sans un faux pli, dont la tournure d’opérette est accentuée par un joli chapeau à larges bords, m’a rappelé le monde du général Dourakine plus que celui des safaris à la Hemingway, et c’est sans cesser de sourire sous cape que j’ai accompagné notre grand petit homme, nanti d’un beau fusil flambant neuf et d’une gibecière, dans les immenses forêts proches où je lui ai proposé, pour ne pas le déranger dans sa partie, de l’attendre au soleil avec mon livre du moment - et c’est ainsi qu’après nous être quittés je suis monté dans un arbre du genre sycomore où j’ai poursuivi la lecture de La conjuration des imbéciles.
    C’est là-haut que m’est apparue la proximité singulière des aspirations de l’énorme Ignatius, Don Quichotte thomiste du dépotoir amerloque à dégaine de Pança pansu, et de Vladimir l’orthodoxe en guerre contre le nivellement à la Procuste de nos sociétés égalitaires, et je me suis senti comme un lien entre eux. L’informe patafiolu en mal de hiérarchies théologiques m’a rappelé ma propre attirance pour le catholicisme, de même que j’ai retrouvé chez Volkoff la chaleur spirituelle et le mélange d’intuition et de rigueur d’un Berdiaev ou d’un Florenski.
    J’en étais là de mes cogitations lorsque des coups de feu m’ont annoncé la position de Volkoff dans les fourrés, dont il a bientôt surgi mais les mains vides, n’ayant fait qu’effaroucher une paire de je ne sais quels oiseaux, et me cherchant là-bas sur le chemin avant de pousser de hauts cris amusés quand il m’a localisé sur la fourche de mon sycomore. “Mais vous rendez-vous compte, jeune écervelé que vous êtes, que j’aurais pu vous confondre avec le paresseux qui hante ces bois et vous tirer tout vif ?!”
    Sur quoi notre goût commun de la réalisation concrète s’est manifesté par une séance de tir au pistolet, sur une cible de papier, où je l’ai battu à plate couture mais sans le vouloir en somme, gagnant du moins l’estime de Dourakine Bis au titre de Nouveau Guillaume Tell.

    Dernier bémol…
    A en croire Vladimir Volkoff, le mauvais romancier se reconnaîtrait essentiellement à son incapacité foncière de créer de bons personnages féminins. Or il est lui-même l’exception qui prouve le contraire: qu’on peut être un romancier très estimable sans avoir jamais réussi un seul personnage féminin...

     

     

     

  • La féroce empathie de William Trevor

     

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    Il est peu d’écrivains contemporains qui, autant que William Trevor, parviennent à capter tout ce qui fait le sel et le miel, la douleur et la dérision, le tragique et le comique de la vie. Sans hausser jamais la voix ni forcer le ton, sans noircir le tableau du monde actuel ni l’édulcorer non plus, le romancier et nouvelliste irlandais est une sorte de météorologue des sentiments et des pulsions d’une prodigieuse porosité, qui ne se contente pas d’observer ses semblables mais s’ingénie, le plus souvent, à ressaisir des mentalités ou des situations à valeur représentative. Que ce soit dans les grandes largeurs du roman, comme se le rappelle le lecteur d’En lisant Tourgueniev (désarrois d’une femme hypersensible en milieu bigot-alcoolo d’Irlande profonde), de Ma maison en Toscane (séquelles d’un attentat terroriste vécues par quelques victimes) ou de Lucy (désespoir d’un couple fuyant au bout du monde après la mort de leur enfant, que le père finira par retrouver), ou dans la forme plus dense et ramassée de la nouvelle, William Trevor, à la manière d’un Tchekhov contemporain - sa perception des changements de mentalité récents, entre autres phénomènes d’acculturation, est unique -, détaille la détresse des individus les moins aptes à se défendre (souvent femmes ou enfants), en butte à la grossièreté, à la cruauté, à l’injustice ou à la simple imbécillité.

    C’est par exemple, dans Foyers brisés, l’une des onze nouvelles de L’Hôtel de la Lune oisive, le choc de deux mondes incarnés, respectivement, par une très vieille dame toute paisible en dépit du long chagrin qu’elle traîne depuis la mort de ses deux fils à la guerre, et par un groupe d’ados effrénés (ils ont l’excuse d’être sans foyers) que lui envoie, pour repeindre sa cuisine (la dernière chose qu’elle désire), un prof barjo tout imbu d’humanitarisme qui impose despotiquement sa vision des “relations intercommunautaires”.
    Autant qu’un Tchekhov, William Trevor se défie des battants et des arrogants de la nouvelle société, tel ce couple d’arrivistes, dans la nouvelle éponyme, qui font irruption, à la faveur d’une panne, dans la vie finissante de deux braves vieillards hospitaliers auxquels il font valoir la nécessité de rentabiliser leur domaine, quitte à les éjecter. Jamais Trevor ne s’exprime en sociologue ni en théoricien de la psychologie, mais ses nouvelles foisonnent néanmoins d’observations aiguës sur une société déshumanisée, atomisée, “branchée à mort” et non moins vivante, pleine de gens auxquels on a envie de sourire malgré tout, jusqu’au gros con de boucher de Choisir entre deux bouchers, redoutable portrait d’un père faraud et nul vue par son fils de sept ans...

    S’il montre en général de la compassion, étant entendu que la bêtise ou la méchanceté ne sont souvent que les contrecoups de vies disgraciées, Trevor ne transige pas en revanche devant le cynisme ou l’absence de respect humain. La plus saisissante illustration en est donnée dans une nouvelle noire à souhait, C’est arrivé à Drimaghleen, où l’on voit une fois de plus deux univers sociaux antinomiques se percuter: ici la vieille Irlande rurale et le journalisme à sensation.
    Au lendemain de la mort tragique de leur fille, massacrée par son petit ami qui s’est fait justice après avoir fusillé sa mère jalouse, les Mc Dowd, paysans un peu frustes, se voient traqués par la journaliste Hetty Fortune et un collègue non moins avide de retracer la “story” de manière plus saignante et “parlante” dans leur magazine à scandale. Anecdote policière ? Bien plus que cela: plongée soudaine dans les aléas abjects du vampirisme médiatique.

    Jusque dans les situations les plus scabreuses (car il a le sens, comme un Reiser, en plus distingué, du tragi-grotesque des vies les plus banales), Trevor se garde de juger, de moraliser, de railler ou de sangloter entre les lignes. Il regarde la vie comme elle est, sans dorer la pilule. Mais son regard est plein d’humanité, et lire Trevor a cette vertu rare, en définitive, de nous rendre à notre tour un peu plus poreux et donc plus humains...

      

    De William Trevor, nous connaissions déjà quelques romans, tel le poignant En lisant Tourgueniev (Phébus, 1993) qui nous plonge dans la douce folie poétique d'une femme hypersensible qu'écrase son milieu grossièrement puritain, avant de découvrir le nouvelliste exceptionnel de Mauvaises nouvelles (Phébus, 1999) et plus encore de Très mauvaises nouvelles, qu'un chroniqueur du New Yorker a qualifié de «plus grand auteur vivant de nouvelles de langue anglaise».

    Observateur d'une rare finesse, que son oreille rend capable de rendre toutes les nuances du parler propre à ses personnages fort variés, généralement entre très petite et très moyenne bourgeoisie, William Trevor a également un sens aigu des situations symboliques. Ses nouvelles sont donc à la fois chargées émotionnellement et intéressantes du point de vue social ou psychologique, sans jamais donner dans la démonstration. En outre, ce sont des bijoux du point de vue de l'élaboration, où la concision (maestria du dialogue) va de pair avec la force d'évocation plastique et la profondeur de la perception et de la réflexion.

    La première des dix Très mauvaises nouvelles réunies ici, intitulée Torridge, est exemplaire à cet égard. Comme dans le film Festen, son thème est le dévoilement public d'un secret refoulé et la mise en cause de l'hypocrisie sociale. Humilié en son enfance, le dénommé Torridge (surnommé «Porridge» pour son visage évoquant un pudding) fait scandale, trente ans plus tard, à la fin d'un repas où ses anciens camarades de classe et leurs familles l'ont invité pour se payer sa tête une fois de plus Or, à la veulerie grasse de ses condisciples, Torridge oppose la finesse acquise d'un homme libre, qui fracasse le conformisme ambiant par la révélation d'un drame remontant aux années de collège et impliquant les moeurs des admirables pères de famille.

    Cependant, rien n'est jamais simple dans la psychologie des personnages de Trevor, qu'il s'agisse (Amourettes de bureau) de telle jeune secrétaire culbutée sur la carpette le lendemain de son entrée en service par un séducteur «marié à une malade», ou (dans Une nature compliquée) de tel monstre d'égoïsme, esthète et glacial, dont on découvre soudain qu'il pourrait être humain en creusant la moindre.

    Les personnages de William Trevor ont tous quelque chose de vieux enfants perdus, comme le trio de l'incroyable Présente à la naissance, où le baby-sitting et les soins palliatifs se fondent à l'enseigne d'un délire inquiétant, la grosse «limace blanche» qui se prélasse (dans O, grosse femme blanche!) dans le parc d'une école où un enfant battu se meurt, les couples débiles (dans Le pique-nique des nounours) qui se retrouvent avec leur mascotte sous le regard assassin d'un des conjoints, ou cette paire de doux dingues (dans Les péchés originels d'Edward Tripp) dont le mysticisme fêlé détermine la conduite délirante.

    S'il lui arrive d'être aussi méchant qu'une Patricia Highsmith, dont il est souvent proche par la noirceur autant que par la sourde compassion - comme dans la terrible Rencontre à l'âge mûr où un type vieillissant doit servir d'alibi adultérin à une horrible mégère -, William Trevor pratique à vrai dire cette «bonne méchanceté» qui nous blinde, à doses homéopathiques, contre l'adversité et le mal rampant. Ses nouvelles, comme celles d'une Flannery O'Connor, sont ainsi de sacrés toniques.

    A cours d'une croisière touristique qui les fait se rencontrer à Ispahan, deux personnages de William Trevor (dans une des Mauvaises nouvelles) échangent ces paroles: à la femme qui demande «pourquoi pensez-vous que je vous ai confié ce secret?», l'homme répond «parce que nous sommes des navires qui se croisent dans la nuit».

    A propos de Lucy

    Le sentiment mêlé de l’incroyable cruauté, parfois, de la destinée, et de la non moins incroyable capacité de l’être humain à la surmonter, se dégage de la lecture du plus déchirant et du plus beau des romans de l’écrivain irlandais William Trevor, déclaré “le plus grand auteur vivant de nouvelles de langue anglaise” par le New Yorker et qui manqua de peu, avec Lucy, le Booker Prize en novembre 2002.
    Encore peu connu des lecteurs de langue française, défendu par un “petit” éditeur qui s’acharne héroïquement à défendre la qualité plus que la quantité, William Trevor n’en est pas pas moins de ces quelques auteurs contemporains dont on se transmet le nom comme un secret, parce que ses livres échappent au bruit du monde et à la fugacité des modes, tout en nous plongeant au coeur du monde et dans le présent incandescent. Un sentiment profond du tragique et du caractère mystérieux de chaque existence, la perception très aiguë de ce qui lie les destinées individuelles et les drames collectifs, un mélange de lucidité placide et de tendresse imprègnent autant les nouvelles de Trevor, dont le recueil anglais compte plus de mille pages, que ses romans, tel le mémorable En lisant Tourgueniev, évocation poignante et poétique d’une destinée de femme qu’on pourrait dire la parente sensible de la protagoniste de Lucy. Mais ce nouveau roman ne s’en tient pas à la seule destinée de Lucy. De fait, c’est à tous les personnages directement frappés par ce drame apparemment absurde, et si riche de significations, que l’auteur voue son attention compassionnelle, tous étant à la fois coupables et victimes, responsables à certains égards et innocents. Roman de la fatalité et de la fidélité, de la faute et du pardon, de l’attachement à une terre et de l’exil, de l’amour empêché et de sa sublimation, Lucy entremêle enfin l’histoire d’une femme et celle de l’Irlande contemporaine, du début de l’ère dite “des troubles” à nos jours.

    “C’est notre drame, en Irlande, dit l’un des personnages du roman, que pour une raison ou pour une autre nous soyons encore et toujours obligés de fuir ce qui nous est cher”. En l’occurrence, c’est à cause de l’insécurité croissante que le capitaine Everard Gault, rescapé de la Grande Guerre, et sa femme Héloïse, Anglaise d’origine, décident en 1921 de quitter leur propriété côtière proche de Kilauran, dans le comté “rebelle” de Cork. A l’origine de leur angoisse et de leur décision de s’exiler dans le Sussex: l’empoisonnement de leurs chiens et la tentative nocturne de trois jeunes gens d’incendier leur maison, qui a poussé le capitaine Gault à tirer sur l’un d’eux, le blessant et risquant alors de probables représailles. Le souci des conjoints est évidemment de protéger leur enfant unique, la petite Lucy, agée de presque neuf ans. Or ce qu’ils n’ont pas prévu, c’est que celle-ci, vivant en symbiose avec la nature, se refuse absolument de quitter ce coin de terre et de mer. A la veille du départ annoncé, elle disparaît ainsi avec quelques victuailles, sans s’imaginer du tout qu’elle scelle son malheur et celui des siens. De fait, ceux-ci en arrivent à se convaincre, après des semaines de recherches, que la petite s’est noyée, comme le leur suggère un unique vêtement retrouvé dans les rochers. Désespérée, poignée par la culpabilité (elle s’imagine que l’enfant s’est suicidée) et craignant plus que tout d’avoir à identifier un cadavre, la mère de Lucy entraîne alors son mari à une fuite qui les conduit, effaçant toute trace derrière eux, en Suisse puis en Italie. Ce qu’ils ignorent, c’est que Lucy est retrouvée entretemps par le gardien de leur maison, vivante et bientôt gagnée à son tour par un sentiment de culpabilité qui va la poursuivre toute sa vie durant.

    Car la vie, désormais, va reprendre dans la séparation. Si invraisemblable que cela paraisse (mais ce ne l’est pas du tout en réalité), Lucy ne reverra jamais sa mère, qui se refuse à tout retour et se réfugie, en Italie, dans le culte de la beauté magnifiée par les peintres. Les années vont ainsi passer, l’approche de la guerre poussera le couple à se replier au Tessin, et la maladie finira par terrasser Héloïse Gault, laissant son compagnon anéanti mais résolu, pour sa part, à revenir au pays. Entretemps, prise en charge par les fermiers Henry et Bridget (lesquels incarnent un autre type de totale fidélité), Lucy a grandi non sans subir l’opprobre de ses camarades et de certains adultes l’estimant “possédée”, puis est devenue la réplique belle et cultivée de sa mère dont elle partage, en outre, le sentiment lancinant d’une faute dont seul le retour de ses parents la délivrera. Ainsi se refuse-t-elle de vivre l’amour que lui offre un jeune homme, et qu’elle partage, s’estimant indigne de tout bonheur avant d’être pardonnée. Un troisième personnage, en outre, est poursuivi par la même hantise de la faute commise, et c’est le dénommé Hoharan, sur lequel le père de Lucy a tiré, que tous considèrent comme une victime alors qu’il s’estime le premier coupable, torturé par des rêves et finissant à l’asile.

    Développé à fines et douces touches, tout en délicatesse, ce roman de William Trevor nous semble traversé, en dépit de la profonde mélancolie qui l’imprègne, par une lumière indiquée par le prénom même de la protagoniste, en laquelle on peut voir l’émanation ou l’aura d’une âme pure. Or la beauté intérieure et la noblesse de coeur ne se borne pas à ce personnage, qu’on retrouve aussi bien chez sa mère et son père que chez ses parents adoptifs et l’homme dont elle aurait pour faire le bonheur, et jusque chez le pauvre Hoharan qu’elle ira visiter des années durant à l’asile sous le regard perplexe des gens raisonnables. Si le moment des retrouvailles du père et de la fille est particulièrement bouleversant, c’est cependant au fil du temps et de la vie ordinaire, dans l’acceptation progressive et, pour Lucy, dans la pure jubilation qu’elle éprouve à réaliser de belles broderies et à les offrir, que William Trevor module sa propre vision de romancier à la si pénétrante compréhension et au si profond amour.

    William Trevor. Hôtel de la lune oisive. Traduit de l’anglais par Katia Holmes. Phébus, 230p

    William Trevor, Très mauvaises nouvelles, traduit de l'anglais par Katia Holmes. Phébus, 250 pp.

    William Trevor, Ma maison en Ombrie, réédition en poche. Phébus, Libretto, 240 pp.

     

    Wiliam Trevor. Lucy. Traduit de l’anglais (Irlande) par Katia Holmes. Editions Phébus.

  • Simenon

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    En Pléiade, justice est rendue au moins « littéraire » des grands écrivains du XX siècle. En deux volumes: un choix représentatif de ses meilleurs romans.
    Georges Simenon fut longtemps snobé par une bonne partie du monde littéraire et académique, particulièrement en France. Les reproches majeurs qui lui étaient faits touchaient à sa prolixité et à la présumée platitude de son écriture. Etait-il concevable qu'un auteur produisant une moyenne de cinq à dix romans par année pût être autre chose qu'un marchand de soupe, et la « poésie » de Simenon ne se réduisait-elle pas qu'aux clichés d'une trop fameuse « atmosphère », dans laquelle se traînaient des « antihéros » interchangeables ?
    A la décharge de ses juges les plus rigoureux, il faut relever le fait que toute la production de Simenon n'est pas d'égal intérêt, qui se subdivise en une première masse d'écrits alimentaires sans valeur littéraire (mais qui lui permit du moins d'apprendre son métier), à côté des romans semi-littéraires de la série Maigret et de ce qu'il appelait lui-même les « romans durs », parmi lesquels une bonne vingtaine au moins feraient aujourd'hui plus que jamais un Prix Goncourt mérité. Jamais gratifié de celui-ci, Simenon fut en revanche pressenti pour le Nobel de littérature au début des années 1960. Cette nuance éclaire la position d'outsider (assez ambigu par ailleurs dans ses prétentions) de l'écrivain par rapport au milieu littéraire parisien, et la reconnaissance « universelle » qu'il acquit indéniablement.

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    Donné par l'Unesco pour l'écrivain le plus lu au monde au vu du nombre de ses traductions, Georges Simenon ne manqua pas pour autant de susciter l'intérêt, voire la passion de lecteurs très exigeants du point de vue de la « pure » littérature, qu'il s'agisse d'André Gide, qui ne cessa de l'encourager et de le conseiller très finement, ou du très proustien Bernard de Fallois, qui fut à la fois son commentateur avisé, son éditeur et son ami. Dans la foulée, et même un peu tardive, la reconnaissance accordée aujourd'hui à son œuvre, à l'enseigne de La Pléiade, dans l'édition établie sous la direction de Jacques Dubois, assisté de Benoît Denis, réjouit à la fois par sa magistrale introduction, modèle d'équilibre critique et de clarté (rien à voir avec les gloses savantasses de certains pontes académiques), et par le choix opéré dans la masse de l'œuvre, qui propose une sélection de vingt et un romans (quelques-uns des meilleurs Maigret et les « romans durs » du premier rang).

    L'artisan entrepreneur


    Si Georges Simenon relève assurément du « phénomène » quant à son extraordinaire fécondité, sa façon très particulière de travailler, souvent comparée (et d'abord par lui-même) au labeur d'un artisan, autant que la « gestion » de sa carrière auprès des éditeurs, le classent également très à l'écart de l'homme de lettres moyen. Au début de leur introduction, les maîtres d'œuvre de la présente édition reviennent très précisément sur le rituel d'écriture du romancier, avant de décrire ses relations intransigeantes, voire tyranniques, avec ses éditeurs successifs, mais aussi sur la place qu'il occupe dans la littérature française de son époque, dans la filière d'un nouveau réalisme poético-existentiel qui l'apparente (plus ou moins) au premier Céline et préfigure certains romans de Sartre dans la mesure où « l'expérience existentielle de la médiocrité débouche sur un sentiment d'étrangeté qui confine à la folie et fait perdre aux héros les repères qui assuraient son rapport au monde et aux autres ».
    Caractérisant très bien l'apport original de Maigret à la littérature policière de l'époque, (« un être compatissant qui, à travers un cas particulier, est confronté aux dysfonctionnements de la société ambiante »), Jacques Dubois et Benoît Denis montrent aussi son côté « petit entrepreneur typiquement paternaliste », qui ressemble si fort à son « père » littéraire.


    Des « mots matière »
    au « passage de la ligne »

    Cependant, le plus intéressant de cette présentation tient évidemment à la substance thématique de l'œuvre, bien plus riche qu'on ne le croit parfois, et d'abord à l'analyse du type très particulier d'écriture que pratique Simenon, rompant complètement avec le style « artiste » pour travailler une sorte de « langage-geste », comme l'entendait un Ramuz, restituant aux « mots-matière » une présence accrue. « La présence d'un morceau de papier, d'un lambeau de ciel, d'un objet quelconque, de ces objets qui, aux moments les plus pathétiques de notre vie, prennent une importance mystérieuse », précise Simenon lui-même dans L'âge du roman. Sans fioritures, le style de Simenon joue sur la modulation d'un ton et d'un rythme singuliers, avec des inventions maintes fois relevées, comme son usage très particulier de l'imparfait.
    Quant aux thèmes de Simenon, les éditeurs en donnent un bel aperçu après avoir posé les notions fondamentales de l' « homme nu » et du « roman-crise » préludant aux développements multiples d'une dramaturgie tragique où l'on voit un homme moyen, apparemment établi, rompre brusquement les amarres et se jeter dans une aventure solitaire et déréglée.
    Pour attester la largeur de la vision « anthropologique » d'un Simenon à jamais réfractaire aux théories, mais chez lequel il y a du sociologue et du médecin, du psychologue et du « raccommodeur de destinées », les deux volumes de La Pléiade rassemblent, à l'exception bien admissible du monumental Pedigree, son roman autobiographique, les titres les plus représentatifs du génie du romancier.


    A lire absolument ...


    De ses romans « à lire absolument », j'aurais cité pour commencer Lettre à mon juge, dont la vision tragique rappelle Dostoïevski, Le bourgmestre de Furnes et son tableau balzacien de la déroute d'un bâtisseur, L'homme qui regardait passer les trains et sa poignante fuite en avant, ou encore Les inconnus dans la maison et sa défense de la vraie justice. Tous sont présents dans le premier volume, entre Le coup de lune et La veuve Couderc, autres merveilles. Le second s'ouvre sur La neige était sale, magistral roman « noir » de l'Occupation, et s'achève sur Les anneaux de Bicêtre, Le petit saint, que Simenon préférait entre tous, et Le chat dont on se rappelle l'adaptation au cinéma, plus réussie que d'autres. Mais assez d'un Simenon accommodé à toutes les sauces: le revoici dans le texte en constellation nimbée de brouillard moite...

     

    Simenon à la russe

    A propos du Bourgmestre de Furnes

    Il y a quelque chose du médium chez Simenon. Sa façon d’entrer dans un personnage relève d’une espèce d’osmose physique et psychique qu’on pourrait dire neutre si elle ne relevait pas, aussi, d’un choix obscur et lucide à la fois. Dans le plus balzacien de ses livres, on sent cependant que Simenon est particulièrement attaché au bourgmestre et j’ai le sentiment qu’il dit pas mal de choses sur lui-même par le truchement de son personnage. C’est le type du self made man de la vieille école qui sait le prix de chaque chose et de tout effort. Il n’aime ni les bourgeois rassis ni les spéculateurs, étant lui-même devenu ce qu’il est par son seul travail après avoir gravi tous les échelons de la société. Pourtant la clef du personnage est ailleurs. Elle relève de la biologie. Le Baas est en effet confronté tous les jours à l’injustice fondamentale qu’incarne sa fille démente, enfermée comme une bête et qu’il sert avec une sorte de dévotion soumise. Or on ne le prend pas comme un symbole mais comme un fait courant de la vie. On ne peut ainsi qu’en dire, avec le populo: c’est la vie...

    Un sombre drame

    Ce roman « paysan » est sans doute l’un des plus sombres de la série que Simenon appelait les « romans de l’homme », dont la trame policière s’efface à peu près complètement derrière le drame humain, auquel s’ajoute certes, ici, le dénouement le plus dramatique.

    Cela se passe dans l’âpre campagne de Vendée, par un automne pourri où le ciel rampe. Pendant que deux femmes, Joséphine Roy et sa fille Lucile, rangent des pommes dans le grenier de la ferme cossue dite du Gros-Noyer, un homme se fait renverser et abandonner sur la route proche, dans les poches duquel on découvre une grosse somme.

    Qui est-il ? Que venait-il faire au Gros-Noyer ? Et de quelles relations embrouillées, de quels secrets de famille, de quels mensonges cet inconnu frappé d’amnésie va-t-il devenir le révélateur ? Parallèlement à l’enquête officielle (où le gendarme du titre ne joue qu’un rôle secondaire), le dévoilement progressif de l’énigme nous fait pénétrer dans un univers qui évoque Dostoïevski.

    Par delà le déterminisme social et psychologique qui pèse sur les personnages, ceux-ci semblent en effet possédés par des forces qui les dépassent et les séparent. Aura-t-on jamais vu des parents aussi étrangers les uns aux autres ? En osmose avec ce monde de la terre, Simenon donne ici de son meilleur, comme dans L’Homme qui regardait passer les trains repris dans la même collection.

     

    Simenon citoyen du monde

    Si Georges Simenon parcourut le monde en tous sens, de la France profonde aux quatre coins de l’Europe, de l’Amérique à la Russie soviétique et de l’Afrique à Tahiti, il ne fut jamais un écrivain voyageur au sens où on l’entend de nos jours. C’est ce qui ressort clairement de la passionnante anthologie de reportages du jeune Simenon que Benoît Denis, directeur du Centre d’études Georges Simenon de Liège, a montée comme un grand film à thème, présentée et commentée avec autant de pertinence chaleureuse que d’objectivité lucide, dans la collection Voyager avec… dont chaque volume supplémentaire fait éclater les nouveaux clichés du voyage plus ou moins moutonnier.
    Georges Simenon est un immense voyageur immobile, pourrait-on dire, à la fois curieux et lucide, impatient de voir les choses et les gens, aux antipodes du baroudeur romantique, convaincu que l’aventure n’a plus cours à l’ère des voyages organisés.
    «J’ai horreur de l’observation», remarque-t-il même, non sans provocation, alors que rien ne lui échappe; mais plus que d’observation, c’est plutôt d’osmose qu’il faut parler à son propos: poreux comme personne, il sent les choses et les gens plus qu’il ne les détaille ou les «pense». Ce qui intéresse Simenon n’est pas la «merveille» du monde d’un poète à la Cendrars, ou le récit «épique» à la Kessel, ni non plus le reportage-témoignage documenté d’un Albert Londres. Dès son premier périple de six mois sur les canaux de France profonde, en 1928, qui fournira une mine d’observations au romancier futur, ce sont les gens ordinaires qu’il approchera au jour le jour.
    Dès 1930, l’écrivain (indépendant mais déjà en vue) va financer des voyages de plus en plus importants en écoulant ses reportages entre quotidiens et magazines. Ses Escales nordiques (1931) paraîtront ainsi dans Le petit journal, que suivront, à un rythme effréné, L’heure du nègre (1932) et Europe 33, dans Voilà, Peuples qui ont faim (pays de l’Est et Russie soviétique), en 23 livraisons dans Le jour, ou encore Mare nostrum ou la Méditerranée en goélette (1934), dans Marianne, et L’Amérique en auto (1946), dans France-Soir. Ceci entre beaucoup d’autres séries de reportages, dont Benoît Denis caractérise utilement la «manière», le style (faussement naïf) et les obsessions récurrentes, de l’agonie d’un certain monde (d’une certaine France) à la recherche d’un humanisme universel, sans oublier son goût pour les bas-fonds, la vérité de la rue, le commerce de la femme…

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    Le Simenon voyageur est essentiellement romancier. La posture du reporter, privilégiant le détail et l’anecdote, exclut la pose de celui qui en sait plus. Sa découverte de l’Amérique des années pauvres ou de la calamiteuse vie quotidienne dans les pays de l’empire communiste n’est pas d’un idéologue mais d’un homme curieux de vérité, à qui «on ne la fait pas».
    Sans poser au vertueux, souvent sarcastique, il montre le colonialisme en Afrique autant que la calamiteuse arriération du «nègre», la?morgue capitaliste en Amérique, la terreur latente et la famine en URSS.
    Ne lui importent que les constats et les faits portant sur l’état de tel pays ou le sort de tel individu. La différence l’intéresse moins que la ressemblance et plus il va, plus il voit partout le même homme, qu’il appellera l’«homme nu». Celui-ci sera le personnage omniprésent de ses romans non-Maigret, qu’il commence d’ailleurs à publier au début des années 1930 en passant chez Gallimard.
    Nourris de ses pérégrinations, ces «romans de l’homme» seront irradiés par une profonde empathie humaine, alors que ses reportages sont d’un témoin plus «objectif», critique voire polémique. Benoît Denis est le guide avisé de ce voyage «à travers Simenon», à vivre par tous les temps d’un été à crachin…

     

    Simenon "filé" par Assouline

    Georges Simenon n'aimait pas qu'on le taxe de phénomène. Cependant il fut le premier à tout faire pour imposer cette image en jouant, notamment en ses années folles, sur la plus extravagante publicité. Les Lausannois se rappellent l'humble vieux monsieur cheminant, au bras de sa compagne Teresa, le long des quais d'Ouchy. Mais précédant cette image apaisée, les écoliers dont nous fûmes se souviennent du bourgeois cossu venant cueillir ses gosses en Rolls à la sortie du collège de Béthusy. La bâtisse fantomatique d'Epalinges perpétue en outre, avec son étrangeté morbide, la mémoire d'une destinée exceptionnelle. A la fin de sa vie, Simenon n'aspirait qu'à l'effacement d'un homme «comme les autres», et le meilleur de son œuvre tend à révéler «l'homme nu» sous les masques et les fards de la comédie sociale.

     

    Or à celle-ci, le romancier se prêta frénétiquement. Et phénomène il fut sans doute, lui qui, par exemple, durant la seule année 1938, publia 13 romans, et non du tout de son répertoire «folâtre»... De surcroît, après avoir cessé d'écrire des romans, comme il l'annonça dans ce journal par l'entremise de notre confrère Henri-CharlesTauxe, en février 1973, Georges Simenon continua de faire du roman avec sa propre vie, que ce fût dans ses Dictées ou dans ses Mémoires intimes après la mort tragique de sa fille. Lorsqu'il claironnait à son ami Fellini, dans un entretien célébrissime datant de 1977, qu'il avait couché avec quelque 10 000 femmes dans sa vie depuis l'âge de 13 ans et demi, Simenon ne faisait enfin qu'ajouter une affabulation de plus à une légende sans cesse réarrangée par son imagination de romancier. Ceci dit, Georges Simenon n'était certes pas qu'un monstre de foire, et ceux qui réduisaient son génie d'écrivain à une sorte de curiosité de la nature, méritaient sans doute son indignation. Pétri de contradictions, et pataugeant volontiers dans l'auto-justification, il ne pouvait, à vrai dire, établir son propre portrait sans en gauchir les traits.

    Jusque-là cependant, nul de ses (rares) biographes n'avait vraiment débrouillé l'écheveau de sa vie et de son oeuvre, faute d'accéder à toutes les sources et faute aussi de méthode ou de moyens. Mieux armé que ses prédécesseurs, Pierre Assouline (qui a déjà cinq biographies de premier ordre à son actif, dont celle de Gaston Gallimard) a non seulement obtenu, du vivant de l'écrivain, le libre accès aux archives personnelles considérables de celui-ci, et le droit de «tout lire» et «tout dire»: il a fait œuvre vivante et chaleureuse mais sans complaisance.

    Mêlant l'enquête sur le terrain et l'interview des témoins directs, l'étude génétique des écrits de Simenon et le décryptage du courrier inédit et d'une immense documentation journalistique, Assouline a recomposé en quatre parties localisées (Belgique, France, Amérique et Suisse) marquées par quatre femmes (la mère, les deux épouses successives, puis la dernière compagne), un récit tout à fait captivant, franc quoique sans voyeurisme, et qui éclaire quelques zones demeurées obscures, voire tabou.

    Tension et frénésie

    Dès l'évocation des années liégeoises de Simenon — qui s'ouvre sur la scène très simenonienne de l'enfant de chœur de 8 ans courant servir la messe dans le matin nocturne plein d'odeurs de chocolat et de genièvre, de laitages et de poisson — Piere Assouline marque fortement les tensions antinomiques qui vont déterminer toute une vie. D'un côté, c'est le père aimé, pudique et trop discret, dont la mort blesse cruellement son fils Georges, et qui restera jusqu'à la fin «l'astre de sa nostalgie». De l'autre,c'est le conflit avec la mère, «femme angoissée, hypersensible et hypernerveuse, hantée par le spectre de la pauvreté», qui ne sera jamais résolu, comme en témoigne la terrible Lettre à ma mère.

    Connues des lecteurs de Simenon, ces relations s'enrichissent, dans un chapitre ultérieur, par la levée d'un tabou de famille lié à la figure du frère cadet, qui bascula dans le fascisme pendant la guerre et se sauva de la peine de mort en s'engageant dans la Légion étrangère. Autre tabou enfreint par Assouline à propos de la carrière journalistique de Simenon: la série de dix-sept articles sur le «Péril juif» qu'il écrivit dans les colonnes de la Gazette de Liège à l'âge de 18 ans (!), probablement sous influence. Dans le même journal en effet, un articulet anonyme de l'époque n'hésitait pas à réclamer «l'élimination physique de cette race maudite». Or c'est avec beaucoup de discernement et d'objectivité que le biographe examine le fondement des articles de Simenon et s'attache ensuite à repérer, dans ses romans ultérieurs, les traces de ses préjugés antisémites.

    De la même façon, Pierre Assouline rétablit la vérité peu glorieuse sur l'attitude opportuniste de Simenon pendant l'Occupation, quitte à battre en brèche la version enjolivée des mémoires de l'écrivain.

    Sans juger

    Cela étant, le biographe applique à la lettre la devise de Simenon, qui est de: «Comprendre et ne pas juger.». Sans doute y a- t-il,chez Simenon, bien des aspects déplaisants, à commencer par le monstrueux égoïsme dont pâtiront ses proches. Or comment sa prodigieuse fécondité pourrait-elle s'accommoder d'un partage altruiste? Par ailleurs, sa boulimie sexuelle (il lui arrive de courir trois fois au bordel le même jour, quand il en a les moyens...) et la manière dont il trompe ses épouses a de quoi choquer es bonnes âmes. Mais comment ne pas entrevoir les gouffres que cela signifie et comment ne pas ressentir, aussi, de la compassion pour cet homme provoquant lui-même son malheur?

    Ainsi de l'issue tragique de sa mésentente avec sa deuxième femme, qui pousse sa fille Marie-Jo au suicide et qui fait dire au biographe que «cet homme qui aura toute sa vie recherché l'amour que sa mère lui refusait, aura finalement été envahi et débordé par celui que sa fille lui témoignait». Habitant alors à un jet de pierre de l'horrible bunker d'Epalinges, aurons-nous jamais imaginé quelles épouvantables scènes s'ydéroulaient!

    Grand romancier et petit homme, alors? La formule serait beaucoup trop sommaire. Bien plutôt: mélange inextricable de grandeur et de sordide chez ce personnage protéiforme capable du pire arrivisme et de la plus touchante modestie, tantôt bluffeur insensé et tantôt fils de son père, tantôt fuyant les gens de lettres et tantôt s'inquiétant de leurs jugements, tantôt lucide jusqu'à l'effroi et tantôt se jouant la comédie, violent et fraternel, sans cesse déchiré par un conflit d'origine, et ne trouvant qu'à la fin de sa vie un semblant de sérénité, Simenon l'humain et le trop humain.

     

    Georges Simenon. Romans I (1493 pp.) et II (1736 pp.).
    Edition établie par Jacques Dubois et Benoît Denis. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade.
    Album Simenon. Iconographie choisie et commentée par Pierre Hebey. Gallimard 317 pp.

     

    Georges Simenon. Le rapport du gendarme. Folio policier, 185pp.

    Georges Simenon, Les obsessions du voyageur. Textes choisis et commentés par Benoît Denis. La Quinzaine/Louis Vuitton, coll. Voyager avec…, 313p.

     

    Pierre Assouline, Simenon. Editions Julliard, 753 pages.