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Livre - Page 4

  • Le fleuve et le roc

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    Moins connu que William Faulkner, son contemporain, Thomas Wolfe est cependant l’un des plus grands écrivains américains de la première moitié du XXe siècle. Le redécouvrir est tonifiant.

     

    Pour ceux qui ont accompli, déjà, la grande traversée des quelque six cents pages de L’ange exilé, inaugurant en 1982 la publication des œuvres complètes de l’écrivain dans la première traduction française qu’on puisse dire recevable, la seule mention du nom de Thomas Wolfe est évocatrice d’une légende fabuleuse et, pour ce qui concerne les œuvres, de grands espaces romanesques peuplés de personnages inoubliables.

    Thomas Wolfe? Mais c’est la vie même Ou plus exactement la tentative inégalée de restituer, dans un maelstrom de mots et d’images, l’inépuisable profusion du vivant.

    Tout dire ! Folle ambition de l’adolescence transportée par sa passion généreuse...

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    Or il y a de l'éternel adolescent chez ce grand diable d’à peu près deux mètres, né avec le siècle et fauché par la sale mort à l’âge de 38 ans, après qu’il eut arraché des millions de mots de ses entrailles, constituant la matière de quatre immenses romans, de nombreuses nouvelles et de pièces de théâtre, notamment. Là-dessus, à ses élans juvéniles jamais inassouvis, Thomas Wolfe alliait des dons d’observation tout fait hors du commun et une profonde expérience du cœur humain, ayant vécu précocement toutes les contradictions et les souffrances de l’individu accompli.

    En légende

    Il y a la légende de Thomas Wolfe. Celle du jeune provincial d’Asheville (Caroline du Nord) quittant l’univers confiné de sa ville natale pour débarquer dans la galaxie fascinante de New York, décrite avec un lyrisme sans égal. La légende de l’écrivain solitaire travaillant debout à longueur de nuit dans de gros registres posés sur un réfrigérateur, faute de bureau à sa taille, tout en se cravachant à la caféine. Et celle du forcené des errances nocturnes dans la ville immense, dont nous retrouvons des échos bouleversants dans les nouvelles de De la mort au matin. Et celle, aussi, de sa rencontre providentielle avec l’éditeur Maxwell Perkins, qui eut le double mérite de parier pour son génie et de l’aider à transformer ses manuscrits torrentiels et désordonnés en ouvrages publiables.

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    Mais l’essentiel de la légende de Thomas Wolfe, c’est évidemment dans son œuvre que nous le découvrons, transposée et magnifiée sous la forme d’une autobiographie incessamment recommencée.

    Est-ce à dire que l’écrivain se soit borné à se scruter le nombril et raconter sa vie ? Tout au contraire : car nul n’est plus ouvert à toutes les palpitations au monde que ce récepteur ultrasensible, lors même que les faits et toute la geste humaine se parent, sous sa plume, d’une aura mythique.

     

    Le fleuve du destin

    À la mythologie, Le temps et le fleuve emprunte les titres des huit sections qui le composent, sans pour autant que les noms cités d’Oreste, de Faust, de Télémaque ou d’Antée, notamment, correspondent très strictement au récit et à ses péripéties. Plutôt, il s’agit d’indications poétiques qui signalent peut-être, en outre, l’influence de Joyce sur l’auteur. Avec celui-là, note d’ailleurs Camille Laurent, l’admirable traducteur, Thomas Wolfe partage la conviction que ce oui est fascinant, c’est le quotidien, et extraordinaire, ce qu’on sous les yeux ».

    Ce qui tisse ainsi les huit cents pages du deuxième livre de l’écrivain, qu’on pourrait dire une autobiographie sélective, c’est l’expérience quotidienne qui fut la sienne entre

    1920 et 1925, ponctuée par son arrivée à Harvard, la rencontre déterminante d’Aline Bernstein et un voyage en Europe.

    Cela précisé, l’autobiographie se fait poème et roman dès les premières pages du livre, avec la scène des adieux du protagoniste sa mère, et la prodigieuse évocation de son voyage en train.

    Eugène Gant, double romanesque de Thomas Wolfe, et qui était déjà- le héros de L’ange exilé, quitte donc Altamont (Asheville en réalité) pour Harvard, non sans faire étape auprès de son père en train de mourir du cancer. Or, tout le livre sera marqué, conjointement par le thème joycien de la quête du père et par la recherche d’une identité personnelle et nationale la fois - car ce voyage au bout de soi- même, à travers les circonstances de la vie, les passions et les vices, les émerveillements et les désillusions, engage de surcroît la destinée de tout un peuple. Qui sommes-nous, Américains ? se demande aussi bien Thomas Wolfe. Et la question de ressaisir toute l’énergie de l’écrivain, persuadé de cela que l’œuvre à faire participe d’une aventure propre au Nouveau-Monde.

     

    Une lecture tonique

     

    Mal connu des lecteurs de langue française, et d’abord parce qu’il fut exécrablement traduit, Thomas Wolfe demeure également, aux Etats-Unis, le grand oublié de la littérature contemporaine. Evoquez son nom dans les universités ou les milieux intellectuels américains et vous verrez quelle petite moue supérieure on opposera à votre enthousiasme.

    C’est qu’il est assurément problématique, pour ceux qui accoutument de disséquer les textes, de se faire à ce titan romantique et fort indiscipliné dans ses constructions, dont les élans ne vont pas toujours sans emphase ou répétitions. Au demeurant, seuls l’aveuglement ou la méconnaissance peuvent expliquer le terme de « logorrhée » dont on a parfois taxé son style, d’une fermeté et d’un éclat où nous voyons surtout, pour notre part, l’expression de la meilleure vitalité. Et quelle frise magnifique de personnages ? Et quelle célébration de la bonne vie ! Et quelle attention fraternelle aux autres !

    Et quelle lecture plus captivante, plus rafraîchissante, plus enrichissante que celle-là ?

     

    9502_207105_hr.jpgUn exil poétique

     

    Avec raison, André Bay parlait, dans la première édition de ces quatorze nouvelles, comme d’un « éblouissant échantillonnage des intérêts, des curiosités multiples de Thomas Wolfe», représentant en outre «le meilleur moyen d’accéder au grand œuvre ».

     

    Dès la première de ces nouvelles s’exprime, avec ce pathos grandiose qui apparente Thomas Wolfe à la tradition romantique, l’un de ses grands thèmes lié au sentiment que l’homme éprouve de se trouver en exil sur terre, errant entre les deux infinis de Pascal en clochard céleste - et nul hasard que Jack Kerouac ait été fasciné à la lecture de L’Ange exilé. Le narrateur est un jeune homme solitaire et sans le sou en visite chez des gens bien installés dans leurs coussins. Or, voici que ceux-ci s’extasient au récit qu’il leur fait de la vie difficile qu’il mène dans un coin pourri de Brooklyn, et qu’ils trouvent «super- chouettes les tragédies qu’il évoque dans la foulée Ah mais que c’est excitant Et ses hôtes de lui resservir un drink. Et le garçon (l’auteur évidemment), une fois die plus confronté l’hypocrisie égoïste dés nantis, dë repartir dans la nuit de Brooklyn. Et c’est une parcelle du temps obscur, un des aspects obscurs du temps aux millions de visages»... Sur quoi nous allons plonger, vraiment, dans cette nuit fascinante et dramatique que Thomas Wolfe sillonnée en tous sens, et qui symbolise les ténèbres de la condition humaine tissées de passion et de mystère, de fermentations grouillantes et d’émotions fondatrices. Et c’est le récit poignant et magnifique de quatre drames mortels dont l’écrivain été le témoin au cours de ses errances nocturnes dans la trame d’acier de la ville où rôde Notre sœur orgueilleuse, la mort.

    Ces nouvelles, dont la forme correspond d’ailleurs assez mal à l’idée qu’on se fait du genre dans la tradition française (plutôt fragments d’un grand texte unique dont les romans seraient d’autres parties plus développée ), recoupent, comme il en va de la tétralogie, l’espèce d’odyssée que représente initialement la vie même de Thomas Wolfe, dont les grandes étapes sont l’enfance et l’adolescence provinciale en Caroline du Nord (en l’Altamont mythique de L’ange exilé, dont Asheville est le modèle), la fabuleuse arrivée New York et l’apprentissage de la ville, l’éducation sentimentale et la remontée aux sources européennes, enfin le retour à l’introuvable patrie. Toutes étapes dont nous retrouvons, dans ces histoires éparses, des échos les reliant au foyer ardent de l’œuvre.

    Là-dessus, nous n’aurons rien dit de Thomas Wolfe avant de souligner la verve prodigieuse qu’on pu dire d’un Céline américain avec laquelle il entreprend de reconstituer ni plus ni moins que La trame de la vie, pour reprendre le titre d’une de ces nouvelles.

    « Y a pas un type vivant qui connaisse Booklyn de bout en bout, parce qu’un type aurait pas trop de son existence pour se retrouver dans ce foutu patelin », lisons-nous au début de Seuls les morts connaissent Brooklyn. Et c’est reparti comme pour l’exploration d’un bout de jungle, où l’écrivain ressaisit la dégaine des habitants des lieux, avec des nuances truculentes que la traduction française ne rend que partiellement.

    Ou nous voici dériver en Bavière, Dans la sombre forêt, mystérieuse comme le temps. Ou nous voilà par une aube blême, dans une petite ville de province, à l’arrivée ou au départ d’un cirque, et quels souvenirs cela fait alors émerger de la brume de la mémoire, comme d’un Fellini et tant d’autres remémorations qui nous font remonter le fleuve du temps: « Tout coup c’était au cœur verdoyant de juin s’entendit de nouveau la voix de mon père. Cette année- là, j’avais 16 ans. J’étais rentré de l’Université la semaine d’avant; nos cœurs étaient tout pleins de l’immense émotion et des craintes profondes que suscitait la guerre où nous venions d’entrer deux mois plus tôt »....

    Reconnaissance due

    La guerre et l’exil, le voyage et la grande ville, l’amour et la mort : tels sont quelques-uns des motifs musicaux, avec le thème central de la nostalgie paradisiaque, de la vaste symphonie romanesque composée debout, sur son frigo légendaire, par celui que Faulkner considérait comme le plus grand romancier américain contemporain, et qu’on tarde pourtant remettre sa vraie place, notamment dans son pays d’origine où la critique à couilles molles et l’Université mortifère le snobent à l’unisson. Comme si la vie faite littérature effarouchait les longues figures - et tant mieux pour elle !

    Thomas Wolfe, De la mort au matin. Editions Stock, 1987. L’ange exilé, Le temps et le fleuve, La toile et le roc, et L’ange banni. Editions L'Age d’Homme.

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  • Dans les années profondes

     

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    En lisant Expiation de Ian McEwan.

    Le sentiment lancinant d'une affreuse injustice, d'autant plus révoltante qu'elle se fonde sur le mensonge pour ainsi dire "irresponsable" d'une adolescente, traverse ce somptueux roman et lui imprime sa part de douleur et de gravité, redoublée par l'ombre de la guerre 39-45, avant que la conclusion, à la fin du XXe siècle, ne donne à toute l'histoire une nouvelle perspective, dans une mise en abyme illustrant le "mentir vrai" de toute invention romanesque.

    On pense aux familles anglaises à l'ancienne des romans de Jane Austen - que l'auteur cite d'ailleurs en exergue - en pénétrant dans la maison des Tallis, somptueuse demeure de campagne où, en ce torride été de 1935, l'on s'apprête à fêter le retour de Londres de Leon, le fils aîné, tandis que le "Patriarche"restera scotché à ses dossiers du ministère de l'Intérieur où, à côté de travaux sur le réarmement de l'Angleterre, il a probablement un secret dont sa femme, torturée par des migraines, préfère ne rien savoir. Alors qu'on attend également l'arrivée de jeunes cousins rescapés d'une "vraie guerre civile conjugale", la benjamine de la famille, Briony, fait la lecture à sa mère d'une pièce de sa composition (sa première tragédie!) qu'elle entend monter le soir même avec ses cousins dans le secret dessein de séduire son frère chéri. De fait, malgré ses treize ans, Briony montre déjà tous les dehors, et plus encore les dedans, d'un écrivain caractérisé, avec des manies (elle collectionne les reliques et nourrit un goût égal pour le secret et les mots nouveaux) et une imagination prodigue de fantasmes qui provoqueront le drame de ce soir-là.

    Les acteurs de celui-ci seront Cecilia, soeur aînée de Briony, jeune fille en fleur revenue pour l'occasion de Cambridge où elle étudie, et Robbie, son ami d'enfance, fils de la servante du domaine et lui aussi étudiant, beau jeune homme intelligent et cultivé que Cecilia fuit à proportion de la puissante attirance qu'il exerce sur elle. Ces deux-là, observés à leur insu par la romancière en herbe, vont se donner l'un à l'autre durant cette soirée marquée simultanément par le viol de la cousine de Briony, dont celle-ci, troublée par le jeune homme, accusera formellement et mensongèrement Robbie, type idéal à ses yeux du Monstre romanesque.

    Dans une narration aux reprises temporelles virtuoses, où s'entremêlent et se heurtent les psychologies de tous les âges, la première partie crépusculaire d'Expiation, à la fois sensuelle et très poétique(on pense évidemment à D.H. Lawrence à propos de Cecilia et Robbie, alors que les rêveries d'Emily rappellent Virginia Woolf) se réfère en outre à la fin de l'entre-deux-guerres, après quoi le roman semble rattrapé par la réalité.

    Si le mensonge de Briony a séparé les amants après l'arrestation de Robbie et la rupture brutale de Cecilia avec sa famille, ceux-ci se retrouveront par la suite, à la satisfaction du lecteur qui aime que l'amour soit "plus fort que la mort". La toile de fond en sera la débâcle de l'armée anglaise en France, avec des scènes de chaos rappelant Céline. Selon la même logique évidemment requise par la morale, Briony se devra d'expier, et ce sera sous l'uniforme d'une infirmière. Mais elle continuera pourtant d'écrire en douce, et peut-être aura-t-elle été tentée dans la foulée d'arranger la suite et la fin du roman de Cecilia et de Robbie ? Le lecteur se demande déjà si elle aura osé les relancer et leur demander pardon, s'ils lui auront accordé celui-ci et s'ils auront eu beaucoup d'enfants après la fin de la guerre ?

    Un troisième grand pas dans le temps, et le long regard en arrière de la romancière au bout de son âge, replacent enfin la suite et la conclusion du roman dans sa double perspective narrative (la belle histoire que vous lisez avec la naïveté ravie de l'enfant buvant son conte du soir) et critique, où la vieille Briony revisite son histoire et ses diverses variantes possibles en se rappelant l'enfant qu'elle fut.


    Ian McEwan. Expiation. Traduit (superbement) de l'anglais par Guillemette Belleteste. Gallimard, coll. "Du monde entier", 489p.

     

  • Les avatars du JE

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    À propos du Journal 1966-1971.

    Pressenti comme Prix Nobel de littérature, titulaire du prix de la Paix décerné par les librairies allemands et de nombreuses autres distinctions littéraires ou académiques, connu bien au-delà de nos frontières - son théâtre a été joué dans le monde entier, ses romans et essais suscitant l'intérêt d'un très vaste public -, Max Frisch représente sans doute un type d'écrivain et d'intellectuel caractéristique de l'Occident contemporain. Incarnant la mauvaise conscience d'une intelligentsia issue des classes favorisées de la société, confrontée aux contradictions du système et mobilisée par l'espoir d'un monde plus juste et plus humain, Frisch nous intéresse autant par son parcours intellectuel, où éthiques individuelle et politique ne cessent d'interférer, que par son oeuvre d'écrivain même si celle-ci devrait primer en dernière analyse. À cet égard, la lecture de son Journal 1966-1971 nous propose un jeu de questions-réponses qui nous en apprendra autant sur nous-mêmes que sur l'auteur...

    Par le singulier morcellement de sa forme, indicatif autant d'un éclatement du discours que de l'interférence concertée de "rubriques" hétérogènes dont l'agencement même et la combinatoire assument une fonction critique, le Journal de Max Frisch investit un espace littéraire (car il faut souligner d'emblée l'aspect très élaboré de l'ouvrage dont toute spontanéité, toute effusion sentimentale ou tout abandon au flux du jour le jour sont absents) que nous pourrions situer aux antipodes du journal intime à la manière introspective et (plus ou moins) rien-que-pour-soi d'Amiel.

    Ceux qui recherchent, dans le genre diariste, la méditation personnelle, les aveux non déguisés ou la chaleur d'une voix ne trouveront rien ici (ou presque) qui les satisfasse, tant il est vrai que Max Frisch, au contraire d'un Amiel précisément, ou d'un Maine de Biran, d'un Julien Green, d'un Gombrowicz ou d'un Ernst Jünger, s'efface quasiment, en tant qu'individu se regardant, pour mieux exercer sa lucidité médiumnique. Cela étant, ne nous y trompons pas, car si "le Max" se retire, ou du moins se tient à l'abri des volutes de ses pipes, ce n'est que pour laisser plus libre cours aux notations, aux observations et aux choix déterminés de son compère "le Frisch" (comparé, par un critique de la Zeit jouant sur les mots, à un poisson enfermé dans un clapier), docteur en honnêteté intellectuelle et ce nonobstant humoriste des plus corrosifs.

    Un anti-personnage

    Dans un ensemble de notations datant de 1970 sur "l'usage du JE", où il relève au passage l'étonnant procédé de Norman Mailer consistant à parler de soi-même à la troisième personne du singulier, Frisch en vient à préciser la nature de son rapport, non tant à sa propre intimité, qui se manifeste plus librement dans des fictions comme Homo Faber ou Montauk, qu'à la forme particulière du Journal: "Peut-être le JE est-il tout indiqué précisément en cas d'égocentrisme; il est un contrôle plus rigoureux. On pourrait, pour le contrôle, faire usage du JE, puis transporter au IL, afin d'être sûr que celui-ci n'est pas seulement un masque - mais on trouve alors des phrases qui n'acquièrent leur objectivité que par le JE, tandis que transposées mot pour mot à la forme sans malice du IL, elles font l'effet d'une lâcheté: celui qui écrit ne se dépasse pas dans le IL, il se défie seulement".

    Cette méfiance, à l'égard de l'empire du JE, sera discutée plus loin à propos de Miller, de Gombrowicz et des frères Goncourt, où sera mise en lumière l'alternative de "l'hypertrophie de l'égocentrisme" et de "l'hypertrophie du politique". A ces deux extrêmes, Max Frisch échappe également. Tout l'intérêt de son Journal tient alors, précisément, au dosage subtil des éléments qui lui sont incorporés, ressortissant aux deux sphères, dont l'ensemble constitue un "carnet de bord" permettant au lecteur de suivre un cheminement - et peut-être aura-t-il la curiosité, ensuite, de remonter au précédent Journal 1946-1949 -, un parcours évolutif inscrit dans le temps le renvoyant à des faits liés à la biographie de l'écrivain, au train du monde ou au travail, en coulisses, sur l'oeuvre en train de se faire.

    "Est-ce que je pense que l'état dans lequel je suis (comment je me suis réveillé aujourd'hui, etc.) soit d'intérêt public ? Pourtant je le note de temps à autre et le publie même"...

    "Le journal en tant qu'entraînement à son propre état dans la pleine conscience de ce qu'il y a là de futile", notera-t-il encore. Ni masqué ni transparent, ni subjectif à outrance ni dupe non plus de son illusoire objectivité (car il sait bien que toutes les pages aux allures de rapport qu'il nous livre, autant que les coupures de presse qu'il intègre dans son collage, manifestent autant de choix délibérés voire partisans), celui qui nous parle dans ce Journal 1966-1971 nous apparaît comme l'anti-personnage par excellence, indiquant ainsi la vaine gravité du jeu auquel nous sommes conviés avec un clin d'oeil à Montaigne: "C'est ainsi que je fonds et échappe à moi..."

    "Êtes-vous certain que la conservation de l'espèce, une fois disparus toutes vos connaissances et vous-même, vous intéresse réellement ?", se demande "le Max". En voilà une question ! Or tâchons d'y répondre sans tricher et préparons-nous à rempiler: il y en aura en effet tant et plus, de ces interrogations à la fois inattendues et révélatrices ("Aimez-vous les clôtures") où l'humour et l'ironie de l'écrivain font merveille - enfin, pas tout le temps...

    Au reste, on aura tôt fait de le comprendre aussi: le contenu explicite de ces questions-réponses importe moins que l'effet second implicite qu'elles sont appelées à produire. Un langage est là, en train de se former. Une pensée affleure. Sans doute l'auteur s'ingénie-t-il à tourner ses questions de certaine façon, de sorte à faire "accoucher" l'hypothétique lecteur, mais la maïeutique ainsi fondée est une arme à double tranchant, et les esprits mal embouchés se feront un malin plaisir, aussi bien, de retourner les questions du "maître" aux limites de la tautologie ou de l'aporie. Cependant l'ombre du grand Wittgenstein n'aura fait que passer: des questionnaires paradoxaux, roboratifs ou se mordant la queue, voisinent avec d'autres qui touchent à l'avenir de l'espèce, aux raisons que nous avons de (sur)vivre, au mariage, à l'amitié, à la mère patrie, au trafic d'armes, à la propriété privée ou à la mort, au discours ou au discours sur le discours, entre autres considérations plus attendues du moraliste citoyen achoppant à l'une des obsessions du XXe siècle: la politique.

    De la conscience politique

    De quand date le concept de "conscience politique" ? On pourrait se le demander. Peut-être vous aura-t-on reproché, une fois ou l'autre, votre manque patent en la matière? Mais sans doute, en l'occurrence, votre interlocuteur ne se référait-il pas à Aristote, Platon ou Machiavel: à croire que le politique date pour nous du siècle passé, et qu'un homo politicus nouveau a fait depuis lors son apparition. On y pense plus d'une fois en lisant le Journal de Max Frisch. Parce qu'il nous semble que la "conscience politique" y prend nettement le pas sur la "conscience du politique": que celle-ci n'est plus seulement un élément de la réalité humaine impliquant le jeu de relations et les interactions d'innombrables autres composantes de la réalité, mais une sorte de substrat historico-social et psychologique dont le primat n'entre même plus en discussion. Or l'examen du phénomène et particulièrement intéressant dans une oeuvre qui, sans être inféodée à aucune idéologie dogmatique, baigne dans un climat moral qui est celui-là même de ce dernier quart de siècle dans l'intelligentsia occidentale.

    Cette digression pour inviter le lecteur à un débat, dont la matière abondante et multiforme du passionnant ouvrage de Max Frisch pourrait constituer la base. Qu'on range en effet l'auteur alémanique dans le grand sac rouge des "gauchistes", ou qu'on incrimine au contraire les nuances de son radicalisme, et la discussion sera close. Tandis qu'en le suivant pas à pas, l'esprit en alerte et si possible aussi critique que peut être le sien, et toute la complexion intellectuelle d'un écrivain hautement représentatif de l'époque nous apparaîtra dans ses multiples aspects.

    Voici donc Max Frisch lors de sa première rencontre avec Brecht à Zurich, en 1947, et ensuite plus tard, au retour de celui-ci sur sol allemand, le temps d'une rencontre puis à la veille de sa mort: tout en finesses, sans complaisance, c'est un portrait d'une intense présence où l'auteur, sans cesser d'être lui-même, rend hommage au grand dramaturge révolutionnaire.Ou le voici à Varsovie en 1966, se rappelant les décombres de 1948; ou bien à Prague, en 1967; à Moscou, un an plus tard; à Zurich après les événements du Globus; en Engadine le jour de l'entrée des Russes en Tchécoslovaquie, Dans le Parc national en compagnie de Friedrich Dürrenmatt ; à la Maison-Blanche où le reçoit Henry Kissinger qu'il avait rencontré à Harvard; ou encore dans sa résidence tessinois du val Onsernone, tentant de pénétrer l'esprit affranchi de la nouvelle génération.

    Observateur, scrutateur attentif, Max Frisch ne cesse d'interroger la réalité qui l'entoure et de la soumettre à la critique, qu'il visite la ville de Gorki en compagnie de l'architecte-idéologue en chef ou qu'il partage le lunch de Kissinger futur prix Nobel de la Paix (!) deux jours après l'invasion américaine du Cambodge. De cet entretien avec Kissinger, il ressortira, notamment, que "les intellectuels sont des cyniques" et que "les cyniques n'ont jamais bâti de cathédrales".On peut ne pas partager toutes les opinions de Max Frisch, mais le cynisme nous semble le dernier des reproches qu'on ait le droit de lui adresser.

    L'écrivain surtout...

    Quoi qu'il en soit, que Frisch le démocrate insatisfait de nos démocraties occidentales ait tort ou raison, que le contempteur des vices de notre société soit ou non une conscience au-dessus de tout soupçon, que le moraliste politique emporte notre adhésion ou que nous nous distancions de ses prises de position de circonstance (la propension par trop utopique de son fameux discours de Francfort), l'écrivain s'impose en tant que tel, auquel nous devons les moments les plus forts de ce Journal 1966-1971.

    Ainsi, les esquisses de romans posant les repères essentiels de quelques destinées humaines, avec les histoires de l'orfèvre zurichois mal dans sa peau (toujours ce poisson rouge égaré dans la cage à lapins ! ), celle du pharmacien de Locarno ou du prof d'architecture, nous touchent-elles plus durablement que les considérations de l'écrivain sur tel ou tel thème d'actualité, alors même que la conscience globale de l'artiste investit l'ensemble de notre réalité.

    L'écrivain Max Frisch n'exclut pas mais englobe l'idéologue de gauche, hors de tout esthétisme et de tout sectarisme, déployant une oeuvre polyphonique dont l'un des grands mérites est de mettre en rapport des langages dont le rapprochement provoque l'étonnement et l'éveil lucide, comme en une sorte de jeu parodique décapant.

    Max Frisch, "conscience de son époque", vous parle ainsi bien gravement de tel manifeste qu'il a décidé (pas pour la première fois) de ne pas signer, mais tout à l'heure vous aurez droit au numéro de Brother Max constatant, au nom de l'ubuesque Association Suicide: "Dix ans après la fondation, les sept fondateurs sont encore tous en vie"... 

    Max Frisch. Journal 1966-1971. Traduit de l'allemand par Michèle et Jean Tailleur. Gallimard, coll. Du monde entier, 1975.