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Livre - Page 3

  • Présence de Jaccottet

     

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    Pour saluer l'édition des Oeuvres en Pléiade. 

    C'est un des grands poètes vivants de langue française qui est honoré ce début d'année en la personne de Philippe Jaccotet, dont l’œuvre sera la première, d'un auteur romand vivant, à faire son entrée dans la prestigieuse collection de La Pléiade.

    Pour mémoire, rappelons que Philippe Jaccottet est né à Moudon en 1925, qu’il a fait des études de lettres à Lausanne et s’est établi en 1953 à Grignan, dans la Drôme, en compagnie de son épouse Anne-Marie, artiste peintre. Le lien de Jaccottet avec le pays romand n’a jamais été brisé pour autant, entretenu par de fidèles amitiés (avec Gustave Roud, Maurice Chappaz, Jean Starobinski et Anne Perrier, notamment) autant que par ses relations avec nos éditeurs et autres journaux et revues accueillant longtemps ses textes de chroniqueur littéraire. C’est cependant à l’enseigne de Gallimard que son œuvre a acquis sa notoriété internationale, avant d’être traduite en plusieurs langues et commentée dans les universités du monde entier.

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    Poète de la présence au monde le plus immédiat, dans la proximité constante de la nature, Philippe Jaccottet s’est également fait connaître pour ses traductions de très haut vol, dont celle de L’Homme sans qualités de Robert Musil et L’Odyssée d’Homère, entre autres auteurs italiens, allemands, espagnols ou russes.

    Dans sa préface à un recueil de Jaccottet (Poésie 1946-1967), Jean Starobinski célébrait la recherche, dans son œuvre, d’une « parole loyale, qui habite le sens, comme la voix juste habite la mélodie ». On ne saurait mieux résumer la démarche du poète de Grignan, quête de sens et de perles sensibles au jour le jour, notamment dans ses merveilleuses notations de rêveur solitaire, et modulation musicale de joies et de douleurs captées au plus près. 

    Dans la lumière de Grignan. Une rencontre.

    C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné vous sentez que la lumière à tourné et que vous allez retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet et des aquarelles de sa femme, comme il y a un ton propre à la lumière du Vaucluse de René Char, voisin d’en dessous, ou à celle du Lubéron de Giono, voisin d’en dessus.

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    La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg et plus encore sous les hauts murs du château de Madame de Sévigné, puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies dont la douce patine rend les lieux pleins de tableaux et de livres aussi simples et familiers que l’accueil de nos hôtes, cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de sa compagne. C’est cette même lumière, d’ailleurs, et tout ce qu’elle relie, qui a constitué l’une des «surprises» fondamentales de la vie des Jaccottet à Grignan, où ils s’installèrent dès 1953 et qui devint leur véritable «foyer» poétique.

    «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution». Pour l’écrivain contraint de gagner sa vie, la traduction fut estimée la possible alternative à la plus confortable carrière de professeur en Suisse romande, permetant en outre au poète de se tenir plus libre et concentré devant «la chose», loin de l’agitation du milieu littéraire parisien. Ainsi, avec une famille bientôt agrandie (Antoine vint au monde en 1954, et Marie en 1960), et sans que le travail de l’un n’écrase jamais l’autre (on se rappelle la femme de Ramuz renonçant bientôt à la peinture...), les démarches du poète et de l’artiste, marquées par la même recherche de la lumière, s’épanouirent-elles à la même approche du réel.

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    Comme nous évoquons l’origine de l’acte créateur, à propos de la rêverie sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse encore à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan.

    «Ces surprises étaient d’ordre lumineux, donc si on commence à réfléchir prudemment, on pourrait dire que cette multiplicité d’éclats pourait provenir d’un centre auquel on pourrait doner le nom de joie, très lointainement, parce qu’il s’agit de la manifestation d’un sentiment qui semble avoir été beaucoup plus intense en d’autres temps. Dans certaines oeuvres du passé, je pense à Homère, ces éclats qui reflètent la réalité sont, en tout cas, beaucoup moins soumis au doute qu’aujourd’hui. De la même façon, je pourrais trouver, dans mes souvenirs d’enfance ou d’adolescence, des moments où se sont manifestés des éclats de cette joie, mais rien ne s’en est déposé par écrit. D’ailleurs le mot joie, l’idée centrale adviennent après des expériences frêles et immédiates qui me sont venues ici au fil de nos promenades. C’est ici que mes yeux se sont ouverts sur le monde sans que cela participe d’aucun programme ou d’aucune décision. J’essaie toujours d’être dans le présent et le plus possible dans l’immédiat. »

    Cette présence immédiate, qui se traduit dans ses livres par la recherche constante du plus simple et du plus juste (tous ses commentateurs relèvent cette incomparable justesse d’une parole qui investit le réel avec une sorte de douceur puissamment irradiante), Philippe Jaccottet, et sa femme tout pareillement à l’évidence, la vit au quotidien et sans pose. Ses lecteurs savent, dans son oeuvre, autant que ces feux épars de la joie que symbolise notamment tel cerisier au bord de la nuit, la présence du doute et d’une «éternelle inquiétude», le poids aujourd’hui du vieillissement et le rappel quotidien des atrocités qui ensanglantent le monde. Or plus que les massacres suscitant l’indignation ostentatoire de nos grands intellectuels, c’est, soudain, dans la chambre à musique, le rappel de la disparition de deux amis chers de longue date qui fait peser toute l’ombre de la mort avec une espèce de densité physique. Naguère critiqué par tel pair politiquement engagé lui reprochant de se «promener sous les arbres» au lieu de le faire «sur les barricades», Philippe Jaccottet n’a rien pour autant de l’esthète diaphane qu’on imagine parfois et l’on sent, à ses côtés, sa femme participer à l’accablement, voire au dégoût que peut susciter le spectacle de notre drôle de monde.«S’il m’arrive, précise le poète, de faire mention de faits d’actualité qui m’indignent, je me vois mal les rappeler comme des mérites particuliers... L’oeuvre de Mandelstam vaut-elle par ses rares implications «politiques» ou par son total engagement poétique et existentiel ? Et ne voit-on pas aujourd’hui qu’un Rilke, supposé s’être complu dans le voisinage de dames aristocrates, reste plus «réel» et agissant sur de jeunes lecteurs que tant de littérateurs dits «engagés» ? Philippe Jaccottet lui-même , qui s’est posé maintes fois la question de la légitimité de toute parole «après Auschwitz», écrit cependant «que la poésie peut infléchir, fléchir un instant, le fer du sort. Le reste, à laisser aux loquaces»...

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    Anne-Marie Jaccottet peint «d’après nature», comme on dit, avec des éclats de joie chez elle aussi qui rappellent un peu, en plus modeste, les contemplatifs lumineux à la Bonnard. «Ce que l’on voit dans ces paysages et dont on sent l’odeur, c’est la terre au matin», écrivait Paul de Roux à propos de ses aquarelles, faisant comme un écho à Jean Starobinski qui disait Philippe Jaccottet «l’un de nos plus merveilleux poètes de l’aube.» Avec une attention émouvante, le poète lui-même commentait ainsi la progression de sa compagne: «Ayant vu cette oeuvre s’élaborer lentement,à travers les obstacles qu’une femme, embarrassée d’autres tâches inévitabéles, rencontre chaque jour, cequi n’a cessé de me surprendre, c’est la façon dont le temps, qui nous use, sait aussi nous aider: on ne voyait pas se faire les exercices, les essais, les retouches qu’on imagine indispensable, il y avait même des périodes, impatiemment subies, d’inactivité forcle; et comme brusquement, on se trouvait da ns une phase nouvelle, on était monté d’un étage; comme si le changement, le progrès (manifeste) s’étaent fait «en dormant», comme si c’étaien les jours eux-mêmes, et les nuits (presque autant que l’oeil et la main) qui avaient agi». Et ces mots aussi, du poète à propos de l’artiste, ne pourraient-ils être retournés au premier ?

    Ce qui saisit, en tout cas, dans la lumière déclinante de l’après-midi d’hiver à Grignan (plus tard, de la terrasse du château ouverte aux lointains pénombreux, ce seront ces «couleurs des soirs d’hiver: comme si l’on marchait de nouveau dans les jardins d’orangers de Cordoue»...), et alors même que Philippe Jaccottet récuse avec insistance son accession à la sérénité de l’âge, c’est la justesse, là encore, d’un partage vivant de la lumière des jours.

    Musique du silence.

    Morandi vu par Philippe Jaccottet.

    Ce texte figure dans le volume de La Pléiade sous le titre Le Bol du pèlerin.

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    Philippe Jaccottet s’est le plus souvent gardé de parler des peintres qui le touchent le plus, et l’on comprend que, devant l’art éminemment dépouillé et «silencieux» de Giorgio Morandi, le poète ait trouvé vain d’ajouter à «ces poèmes peints un poème écrit». Et pourtant il semble bien légitime, aussi, que le contemplatif de Grignan, touché par les toiles du peintre autant que par les «rencontres» faites dans la nature (un verger, une prairie, un flanc de montagne) s’interroge sur le pourquoi de cette émotion commune et de cet étonnement répété, renvoyant à l’énigme du visible et de notre présence au monde.

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    Tout un chacun peut d’ailleurs se le demander: pourquoi cet art si statique et répétitif apparemment, voire apparemment insignifiant, avec ses paysages comme assourdis et ses natures mortes (que Jaccottet propose, à l’allemande, d’appeler plutôt «vies silencieuses») de plus en plus sobres et dépouillées, pourquoi cet art des lisières du silence et du «désert» monacal nous parle-t-il avec tant d’insistante douceur, et, plus on y puise, avec tant de rayonnante intensité ?

    Révélant l’attachement profond de Morandi aux oeuvres de Pascal et de Leopardi, tous deux poètes des abîmes métaphysiques qu’il rapproche sur le même «fond noir» constituant l’arrière-plan de Morandi et Giacometti, et figurant en outre le «ciel» de notre siècle cerné d’horreur et de vide, Philippe Jaccottet montre bien que, loin de se détourner de «la vie», comme on a pu le lui reprocher à lui-même, le peintre travaille, avec une intensité extrême, à ce qui pourrait représenter une démarche de survie: «Comme si quelque chose valait encore d’être tenté, même à la fin d’une si longue histoire, que tout ne fût pas absolument perdu et que l’on pût encore faire autre chose que crier, bégayer de peur ou, pire, se taire».

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    A plusieurs reprises, citant Jean-Christphe Bailly qui compare le rituel pictural de Morandi à la cérémonie du thé japonaise, Jean Leymarie évoquant les fleurs du peintre «coupées, peut-être, par des anges», ou Valéry célébrant la «patience dans l’azur», Jaccottet fait siennes et rejette à la fois ces variations rhétoriques en concluant qu’«il y a de quoi désespérer le commentaire, mais «pour la plus grande gloire de l’oeuvre». Et de risquer cependant lui-même de passer pour «un fameux niais» en se livrant tout de même au commentaire, bien plus éclairant d’ailleurs, à nos yeux, que ceux de maints «spécialistes».

    Sans paradoxe, Philippe Jaccottet confirme aussi bien notre sentiment que l’eau dormante de Morandi contient un feu puissant, une puissance d’unification et un élan du bas vers le haut que le poète rapproche, d’une manière saisissante, de l’apparition de l’ange incandescent surgi, du fond du paysage, au deuxième chant du Purgatoire de Dante. Rien pourtant de symboliste ni même d’explicitement religieux dans l’art de Morandi, que Jaccottet apparente néanmoins à une «conversation sacrée» et à un art de transfiguration qui ferait de chaque humble objet un petit monumnent, une stèle à la lisière du temps, ou ce bol blanc (blanc de neige, de cendre ou de lait matinal) dans lequel le pèlerin, à l’étape du «puits du Vivant qui voit», recueillera l’eau de survie.

    Philippe Jaccottet, Oeuvres. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1626 p.

  • Günter Grass en Cassandre

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    Plus que jamais, le célèbre écrivain allemand jouait, en 1992, les empêcheurs de ronronner. Sa dernière fable romanesque faisait alors écho, sous forme satirique, aux retrouvailles germano-polonaises et autres bouleversements contemporains.

     

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    Günter Grass a l'âge de la retraite, mais l'auteur du tonitruant Tambour n'est pas du genre à s'empantoufler. Jamais, à vrai dire, sauf au temps de ses pérégrinations politiques dans la foulée de Willy Brandt, il n'avait traité un thème aussi «à chaud» que dans son dernier roman, L'appel du crapaud. Au cœur de ce livre acide et tendre, noir et drôle, bouillonnant de lave historique en fusion: les retrouvailles germano-polonaises et ce qu'elles impliquent de tractations économiques et de drames humains.

    Né à Dantzig en 1927, jeté sur les routes de l'exil dans la double honte de la défaite et de l'infamie nazie, Grass vécu dans sa chair la déchirure qu'il raconte.

    La question de la réconciliation l'a hanté. Et son corollaire: par où commencer? Quant à la réponse qu'il a imaginée, elle est digne de ce visionnaire. Ainsi l'Adam et l'Eve vieillissants de L'appel du crapaud, la Polonaise Alexandra et l'Allemand Alexander, tous deux natifs de Gdansk/Dantzig, imaginent-ils, pour inaugurer la réconciliation, de fonder une Société germano-polonaise des cimetières visant au rapatriement des personnes déplacées en terre natale. Bel idéal, mais bientôt dévoyé.

    À grand renfort de Marks écrabouilleurs et de joint-ventures obscènes, ce tourisme posthume (une espèce de Club Med du cimetière de concentration) connaît un développement fulgurant, qui tourne à la recolonisation larvée, au dam de ses fondateurs. Le lecteur appréciera la fable...

    Quant à Gunter Grass, que nous avons interrogé lors de son séjour parisien, il nous prouvé une fois de plus que rien de ce qui arrive dans le monde ne lui était décidément étranger.

    - Comment percevez-vous le climat actuel en Allemagne?

     - Tout est maintenant perturbé par les séquelles de la réunification, dont le processus n'est qu'une suite de stupidités. Le Mur est certes abattu, mais un nouveau clivage, social, sépare l'Allemagne. De plus, le fédéralisme en a pris un coup: le pouvoir central de Bonn s'est renforcé, dont les mauvaises décisions sont d'autant plus fâcheuses. Et puis on constate à quel point, depuis les explosions racistes et xénophobes dans les nouveaux Länder, les néo-nazis ouest-allemands, qui paraissaient jusque-là sous contrôle, ont su profiter de la situation. Enfin, je déplore un autre phénomène, qui ne concerne pas que l'Allemagne mais aussi la France, et c'est la tentative de liquider le contre-pouvoir de gauche, avec la complicité autodestructrice de la gauche elle- même. Je crains qu'on ne le regrette avant longtemps, car les partis bourgeois ne sont pas en mesure de venir à bout de l'extrême-droite, comme l'Histoire l'a déjà montré. Ce qui m'inquiète particulièrement, c'est que l'extrême-droite ne draine plus seulement les vieux nostalgiques, comme naguère, mais attire désormais de jeunes intellectuels ou pseudo-intellectuels cyniques. Autre chose me désole: qu'un certain nombre de politiciens des partis bourgeois tentent d'utiliser le spectre de l'extrême-droite de manière purement opportuniste. Par exemple, le ministre de la Défense actuel, qui est aussi secrétaire général de la CDU, a été le premier à monter en épingle le thème de l'asile dans sa campagne électorale, d'une manière tout émotionnelle. Celui qui veut attaquer l'extrémisme de droite, en Allemagne, devrait viser le sommet plutôt que la base: c'est là que se situent les responsables.

    - Quelle solution préconisez- vous en ce qui concerne les requérants d'asile?

    - Je suis totalement opposé à la modification de la loi, parce que celle-ci est un acquis estimable de la Constitution allemande. D'ailleurs, ladite modification ne changerait rien au problème. Je pense que l'Allemagne doit décider si elle est un pays d'accueil, oui ou non. Le seul problème est de fixer des quotas, comme cela se fait au Canada ou en Australie. Ce qu'il faut bien se dire, c'est que nous devrons apprendre, dans toute l'Europe, comment vivre avec les gens du tiers monde et les personnes déplacées de partout. Veut-on moins de réfugiés? Alors agissons sur place, en Inde, au Pakistan ou en Afrique noire, multiplions par dix notre aide ridicule au tiers monde, enfin travaillons dans la concertation et non comme l'Europe actuelle, qui traite ces problèmes d'une manière différenciée et totalement chaotique.

    - Qu'avez-vous pensé de l'attitude de l'Allemagne dans la genèse de la désintégration de la Yougoslavie?

    - J'ai pensé qu'il était faux que l'Allemagne fasse le premier pas dans la reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie. Je crois que là aussi il devait y avoir concertation entre les pays européens, qui auraient dû reconnaître tous ensemble, par la suite, la Bosnie. La deuxième erreur fut que le ministre allemand des Affaires étrangères, M. Genscher, un homme certainement méritant, s'est comporté de manière irresponsable en se retirant au moment le plus difficile et en abandonnant son office à un débutant. Cela dit, le comportement des pays ouest-européens dans l'affaire yougoslave relève du scandale. Il prouve que l'Europe n'existe que sur le papier. L'Europe: n'a montré aucune cohérence dans sa politique extérieure, incapable ne fût-ce que de faire respecter un boycott...

    - La politique a pris beaucoup de place dans votre vie. Que vous a-t-elle apporté en tant qu'écrivain?

    - Par le travail politique direct, ou mes déplacements liés à des campagnes électorales, j'ai appris à connaître les provinces allemandes. Je suis allé dans des régions où les écrivains mettent rarement le nez. Je me suis familiarisé avec des phénomènes sociaux et politiques qui se développent à la base. Pour un écrivain, il est aussi important d'entendre parler les gens. Dans L'appel du crapaud, j'essaie d'ailleurs de rendre, à travers la langue des personnages, le choc des cultures et la nuance des mentalités.

    - Cette sensibilité aux événements contemporains est-elle répandue chez vos confrères?

    - Je crois qu'une bonne partie de la littérature germanique est actuellement secouée par les changements de ces trois dernières années. C'est un processus encore imperceptible en Europe, même en France, où les écrivains ne semblent pas avoir réalisé que des bouleversements étaient survenus dans leur propre pays! L'un des signes de ce chambardement tient au fait que le centre de l'Europe s'est déplacé à l'Est, de Paris vers Prague. On trop longtemps oublié qu'il existait un champ de culture, de Cracovie à Dresde ou de Prague à Budapest, d'une grande fécondité. On va le redécouvrir. Ce n'est pas un hasard si deux de mes personnages parlent un allemand à coucher dehors, mais à la fois enrichi, rendu plus plastique et plus sensuel, doucement violé par la langue polonaise. Ce métissage est prolongé, d'une autre façon, par le personnage de Chatterjee, Bengali buveur de bière et grand amateur de Kipling qui entreprend de promouvoir l'usage du cyclo-pousse dans les villes de l'Est (solution économique) et de l'Ouest (solution écologique), et dont l'entreprise florissante investit les ex-chantiers Lénine chers à Solidarnosc. Ainsi deux utopies se rejoignent-elles tandis que coasse mon sympathique crapaud de malheur...

    Günter Grass, L'appel du crapaud. Traduit de l'allemand par Jean Amsler, Editions du Seuil, 1992, 252 pages.

     (24 Heures, 25 septembre 1992)

  • L'homme pris au piège

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    L' usage de l'homme: un roman de l'écrivain serbe Alexandre Tisma, dans la lignée de Tchékhov et Vassili Grossman.
    Ce qu’il y a de miraculeux dans un grand roman, c’est qu’il puisse concentrer, en un espace et un temps si ténus, la somme d’émotions et de pensées, d’épreuves et de passions, que représentent toutes nos vies ordinairement dispersées. Un seul être vous parle, et ce sont autant de destins résumés auxquels vous vous trouvez soudain confronté. Car en vous plongeant dans ces autres existences, c’est à la vôtre que vous ne cessez de penser: ce que vous en faites et ce que, peut- être, vous en auriez fait dans la situation de tel ou tel personnage.
    Du moins est-ce ce qu’on se dit après avoir accompli le voyage au bout de la détresse humaine que constitue L’usage de l’homme d’Alexandre Tisma, en regard duquel tant d’ouvrages dont on parle ces temps paraissent si creux ou si futiles, si débiles. Vous êtes donc là, bien au chaud et au douillet dans vos coussins suisses. Vous vous imaginez à l’abri de tout. Sur quoi vous commencez de lire L’usage de l’homme, qui vous rappelle alors que le malheur rôde partout alentour, et qu’il se tient également derrière votre propre porte.
    Cela commence par un sentiment d’arrachement. Dans les premières pages, vous aurez fait la connaissance de celle que ses élèves appellent Fräulein, une institutrice allemande d’origine mais établie à Novi Sad qui, en 1935, entreprend de tenir son journal intime dans un carnet relié. Mais à peine aurez-vous eu le temps de vous attacher elle, que la maladie la terrasse, en 1940, après qu’elle eut fait jurer à l’une de ses élèves, Vera Kroner, de détruire le cahier en question.Et tout aussitôt vous apprendrez que Vera n’ayant pas obéi à la défunte, le cahier est retrouvé après la guerre, comme une trace dérisoire et symbolique à la fois.
    Et puis, avant même que de savoir de qui il s’agit, vous aurez appris que, quelque part dans un mouroir, survit également un certain Milinko Bozic, réduit à l’état d’homme-tronc aveugle et muet, dont l’inextinguible cri intérieur retentit à travers tout le roman.
    Tout est bouleversant et bouleversé dans L’usage de l’homme. Déjà vous savez donc comment à fini Milinko Bozic, mais ce n’est qu’à présent que vous allez découvrir qui fut ce jeune homme doux, amoureux de Vera, passionné d’étude et convaincu que l’homme est au monde pour l’éclairer de son intelligence.
    Et voici d’autres personnages Robert Kroner: le juif mésallié à une Allemande, qui va chercher un peu de tendresse dans la “maison” d’Olga Herzfeld et dont le beau-frère, le SS Sep Lehnart, se plaît à lui raconter, la nuit, les massacres de juifs auxquels il a participé; Vera Kroner, sa fille, qui pressent les déportations massives et n’a de cesse de sauver sa jeune peau, ou encore Sredoje Lazukic, écumant les lieux de débauche afin d’assouvir sa vertigineuse fringale sexuelle tissée d’angoisse.
    Vous imaginiez peut-être, jusque-là, que d’un côté se trouvent les salauds et les pourris: ceux qui ont composé avec le démon nazi, et de l’autre les héros et les purs, résistants ou partisans. Or, voila que, sans flatter aucune partie, Alexandre Tisma vous place devant cette évidence: qu’en certaines circonstances, il n’y plus que des hommes pris au piège.
    Ainsi Sredoje Lazukic participera-t- il la Libération dans les rangs des partisans parce qu’il a fui le camp adverse après avoir tué un de ses supérieurs qui l’a saoulé pour le violer; de même que Sep Lehnart est devenu nazi pour se venger des petites humiliations subies chez son employeur juif.
    Or, au moment même où vous serez tenté de juger l’abjection de celui-ci ou la veulerie de celui-là, l’auteur vous arrachera de ce point de vue particulier pour vous ouvrir les perspectives d’un temps apocalyptique ou, au contraire, vous plonger dans l’ivresse diffuse de la vie qui continue à deux pas des trains de martyrs ou des bâtiments éventrés.
    Plus précisément, au fil de chapitres d’une prodigieuse densité qui s’intercalent dans la suite des événements comme des ponctuations musicales, Tisma introduit des évocations de demeures (la maison des Kroner, les cafés de Novi Sad, le camp d’Auschwitz où Vera se fera mille fois posséder par les tortionnaires), de corps (les personnages soudain mis nu comme pour un grand appel indécent), de spectacles de rues (illustrant la vie odorante des saisons et des lieux qu’on aime), des morts naturelles ou violentes, des départs ou des séparations.


    Leçon fraternelle
    Enfin, lorsque vous aurez refermé L’usage de rhomme, vous ne pourrez oublier les pages dechirantes consacrées aux retrouvailles de Vera et de Sredoje, aux corps jeunes encore et aux âmes souillées, flétries à jamais par ce qu’elles auront subi.
    Et plutôt que de vous replonger aussitôt dans votre confort et votre quiétude, vous retrouverez ceux qui vous entourent avec une sorte de reconnaissance grave et d’attention suraiguë.
    Car tel est l’enseignement de ce roman: que la tragédie vécue par nos frères humains n’appelle pas plus au désenchantement qu’à l’hédonisme, mais à un surcroît de clairvoyance et d’honnêteté, de compréhension et de présence fraternelle, au nom de l’homme à délivrer de lui-même.

    CVT_LEcole-dimpiete_1090.jpegA propos de L'école d'impiété


    L’homme peut-il se considérer lui-même d’égale façon avant et après Auschwitz, avant et après Hiroshima, avant et après les révélations faites sur le Goulag ?
    Ces trois moments de l’ignominie contemporaine ne sont-ils que des péripéties de l’Histoire, ni plus ni moins affreuses que d’autres calamités du passé, ou faut-il y voir la manifestation d’une mutation de l’Espèce ?
    Comment croire encore à la “justice divine” en un temps où le “peuple de Dieu” a fait l’objet du plus grand génocide scientifiquement planifié et accompli avec quelle haute compétence technique, réellement sans équivalent ? Comment envisager la finalité d’une créature devenue capable de son propre anéantissement ? Enfin comment espérer discerner le Bien et le Mal dans un monde dont les valeurs réputées les plus nobles sont perverties par l’usage des mots qui les désignent ?
    Ces questions sont posées, implicitement, par le non-agir de l’homme de la pire des nuits que met en scène Aleksandar Tisma dans L’Ecole d’impiété. L’homme de la pire des nuits, que Tisma désigne ainsi, dans la nouvelle éponyme, comme s’il s’agissait d’un nouveau type humain, est l’un des millions de déportés confronté, à la veille de son arrestation, qu'il sait absolument sûre et certaine, à l’alternative de la fuite ou de la résignation. Pourquoi, conscient de ce qui va leur arriver à l’aube, l’homme de la pire des nuits ne réveille-t-il pas sa femme et sa fille pour se sauver avec elles ? Est-ce parce que, justement, certaine réalité faisait encore partie, avant Auschwitz, de l’impensable ? Ou bien est-ce parce qu’il est impensable de se sauver seul ?


    Alexandre Tisma. L’usage de l’homme. Traduit du serbo-croate par Madeleine Stevanov. Editions Julliard/L’Age d’Homme, 1985.


    Alexandre Tisma. L'Ecole d'impiété, L'Age d'Homme.