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Livre - Page 14

  • Le fleuve de la vie

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    Sur Une histoire d'amour et de ténèbres, d'Amos Oz, et en relisant Seule la mer, roman-poème.

    La voix d’Amos Oz est de celles qui, dans le bruit du monde actuel, font du bien. Pas tant du fait, d’ailleurs, de ce qu’il dit en vue de la solution du conflit israélo-palestinien, notamment dans le petit livre intitulé Laissez-nous divorcer ! , ni pour la valeur de témoignage humain et historique d’ Une histoire d’amour et de ténèbres, vaste chronique familiale englobant ses années d’enfance et de jeunesse en Israël et la destinée de ses aïeux européens chassés du monde dont il furent les plus ardents défenseurs, mais pour le mélange de sagesse lucide et de tendresse, d’empathie non sentimentale et de poésie qui se dégage de ses livres.


    De cette voix profonde et généreuse nous restant par son écho durable, le roman-poème intitulé Seule la mer (Gallimard, 2001; traduction discutable de The same Sea) constituait la meilleure illustration jusque-là, que déploie aujourd’hui dans le temps et l’espace cette inépuisable Histoire d’amour et de ténèbres, interrogeant autant les racines et la mémoire européennes de l’auteur que les nôtres, que nous soyons juifs ou pas. Or, quoique goy avéré, jamais le soussigné ne s’est senti aussi proche d’être juif qu’à la lecture de ce livre excluant pourtant les assimilations lénifiantes et les bons sentiments à la petite semaine. Plutôt, c’est à proportion des différences considérées pour telles, des défauts de ses personnages et de l’incompréhension régnant entre eux jusque dans le cercle le plus étroit de la famille confrontée aux mêmes difficultés, que nous nous prenons à les aimer. Seraient-ils Palestiniens ou Chinois que nous les aimerions tout autant sous le même regard froid et chaud à la fois, d’un auteur ne cessant de balancer de la comédie à la tragédie, de l’individuel au collectif, du particulier au général, des premiers plans de l’actualité aux allées des années profondes.

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    Cette chronique romanesque (on verra plus loin dans quelle mesure fidèle aux faits, ou réfractée et charnellement épaissie par la fiction) commence dans un logement insalubre du quartier “tchékhovien” de Kerem Avraham à Jérusalem, au commencement des années 50, où s’entassent les monceaux de livres du père bardé de diplômes mais confiné dans un emploi de bibliothécaire (il lit seize ou dix-sept langues et en parle onze avec l’accent russe) et de la mère elle aussi très lettrée (même si elle ne lit que sept ou huit langues...). Européens de culture et d’âme comme leurs aïeux, les parents d’Amos rêvent peut-être encore en yiddish mais ne parlent à leur enfant qu’en hébreu, de crainte qu’il ne succombe à son tour “au charme de la belle et fatale Europe” dont ils ont été chassés comme des rats. De la même façon, c’est à l’avenir de la nouvelle nation que la figure tutélaire de la famille, le grand-oncle savant Yosef Klausner (c’est le vrai patronyme d’Oz) trônant au milieu de son “château” de livres et de manuscrits, consacre les méditations et les traités historico-politico-littéraires qui lui vaudront la vénération des plus haute autorités de l’époque.

    Le charme profond de ce livre tient cependant à la manière toute familière, et souvent frottée d’humour - à hauteur d’enfant ou d’adolescent -, dont se modulent observations et portraits. Une visite dominicale au voisin (et terrible rival) du grand-oncle, le futur Nobel de littérature S.Y. Agnon, n’est pas relatée ici avec plus de solennité que les redoutables séances de décrassage subies par l’enfant en visite chez sa grand-mère Shlomit qu’obsède la hantise des microbes “asiatiques” fourmillant dans l’atmosphère d’un Proche-Orient où l’on s’est réfugié faute de mieux...
    Au cliché d’une jeune nation unie fixant crânement la ligne d’horizon se substitue, dès les premiers chapitres d’ Une histoire d’amour et de ténèbres, l’image grouillante et contradictoire, voire conflictuelle, d’une société composite où les moins mal vus ne sont pas les jeunes pionniers des kibboutzim, considérés comme impies ou de moeurs dissolues par d’aucuns, à commencer par les parents d’Amos. Or c’est ceux-là que le jeune garçon rêve de rejoindre au plus tôt, pour devenir tractoriste et non du tout écrivain comme l’aimeraient tant les siens. A quatorze ans déjà, il imposera à son père ce crève-coeur avant de changer de nom et de découvrir que le jeune Israël de Galilée est aussi pourri de littérature et de poésie que les irrespirables appartements de sa famille.
    L’écrivain remarque, à un moment donné, qu’il a toujours donné une “seconde chance” aux personnages de ses romans, et l’on pourrait se dire, en lisant ce premier ouvrage explicitement autobiographique, que c’est la même “seconde chance” qu’il s’est donné à lui-même par rapport à sa mère et son père, en rejouant tous leurs rendez-vous manqués et en les incorporant pour ainsi dire dans la “seconde chance” donnée à toute une généalogie restituée dans l’immense brassage de cette remémoration.

    De Jérusalem et Tel-Aviv, et des années 50 à nos jours, le chroniqueur ne cesse en effet de nouer et de renouer de nouveaux liens de filiation dans la trame desquels, comme pêchés au tréfonds du temps par un grand filet, ressurgissent visages et destins. Une paire de chaussures d’enfant y fait office de petite madeleine, et c’est ainsi qu’un jeune pionnier finit par honorer, plume en main, la mémoire des siens...

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    En relisant le roman-poème Seule la mer.

    La poésie est-elle d’actualité à l’heure où deux peuples se déchirent sur la terre dite sainte, et le lecteur ne va-t-il pas se détourner de cet ouvrage d’Amos Oz, sous-titré «roman en vers», arguant du seul prétexte que les poèmes ne sont pas sa tasse de thé ? Eh bien il aurait tort. D’abord parce que la forme de ce roman, absolument originale et même novatrice (sans que nous puissions hélas juger de sa traduction), ne pose aucun problème de lecture pour qui s’y laisse immerger. Ensuite, et surtout, parce que cette démarche poétique, qui en appelle essentiellement à la sensibilité fine par le truchement des images et de la musique des mots, répond à une interrogation à la fois intime et collective de l’homme sur le sens de sa vie et de sa destinée.

    Ce roman-poème d’Amos Oz, datant de 1999 mais déjà traduit en trente langues et précédé d’une rumeur enthousiaste, ne parle qu’incidemment du conflit israélo-palestinien, mais il n’en est pas moins actuel et universel de portée. Il campe quelques personnages ordinaires auxquels nous ne tardons à nous attacher, qui pourraient êre de n’importe quelle nationalité ou religion. Il y a là un conseiller fiscal en récent veuvage et son fils idéaliste crapahutant du côté de l’Himalaya, l’amie de celui-ci et bientôt de celui-là en train de se faire gruger par un producteur de cinéma mal dans sa peau, une chère disparue qui ne l’est pas tout à fait, une veuve qui tâche de faire réapparaître son défunt avec l’aide d’un cartomancien grec, une Portugaise ex-nonne aux rondeurs offertes aux jeunes pèlerins des hautes terres du Tibet, d’autres encore et le romancier lui-même, au tournant de la soixantaine, qui a mal au dos, a déjà «commis quelques livres» et même «posé pour des magazines», et qui se demande à quoi rime cette histoire racontée «en vers libres», comme s’il «retournait à l’horrible époque de son enfance, quand il s’isolait la nuit à la bibliothèque, à l’autre bout du kibboutz, pour noircir des pages et des pages au cri des chacals»...

    Le titre original de ce roman (Oto Ha-Yam), fidèlement traduit par The same Sea dans sa version anglaise, signifie en effet «la même mer» en hébreu et désigne, mieux que sa transcription française, un thème essentiel du livre et plus encore le sentiment dominant qui l’imprègne, que tous ses personnages forment autant d’îlots liés entre eux par une même substance originelle et un même socle.
    La structure formelle du roman est elle-même constituée d’îlots, se déployant comme une suite de «poèmes», de quelques lignes ou des deux ou trois pages, ou comme un montage de séquences. Plus qu’un puzzle à piécettes, ou qu’un kaléidoscope, c’est en effet à une sorte de film mental et émotionnel que fait penser cet ouvrage bousculant les conventions de lecture.

    Ce qu’on appelle la licence poétique nous y permet aussi bien de passer sans transition du bord de mer de Bat-Yam au lac Chandartal que de vivre au même instant le présent de Nadia (laquelle, quoique morte, encourage son fils à baiser les pieds de Maria la bien vivante - les pieds après le reste...) et son passé, le temps et ses distorsions physiques («en Himalaya, c’est déjà demain») ou psychologiques, tous les niveaux de conscience de chaque personnage et ce qu’ils pensent à l’instant où ils parlent dans un bruissement de dialogues admirablement enchâssés dans le récit.

    Ainsi que se le dit Rico, le fils du conseiller fiscal de Bat-Yam en train de gamberger au Tibet, «nous sommes tous prisonniers condamnés à attendre la mort chacun dans se cellule. Et toi avec tes voyages, cette obsession d’accumuler les expériences de plus en plus loin, tu trimballes ta cage avec toi à l’autre bout du zoo». Du moins ces prisonniers se rencontrent-ils de loin en loin, ils vont souvent mal mais ensemble, ils se comprennent souvent hypermal mais le romancier nous aide à mieux saisir les tenants de leur (parfois) étrange conduite, si semblable à nos propres errements.

    La part du poète, et d’abord dans la cristallisation de maintes «minutes heureuses», selon l’expression de Baudelaire, tient à faire alterner silences et récit, avec de fréquentes échappées contemplatives et de constants renvois à la subjectivité du lecteur. Aussi, avec autant de franchise que de juste distance, le romancier aborde les zones les plus intimes de ses personnages où la sensualité, le sexe, les peurs et les refus, les pulsions de vie et de mort se trouvent naturellement incorporés dans la totalité du vivant.

    C’est ainsi un livre à lire et à relire que Seule la mer, à compulser comme une liasse de photos ou de lettres (il en contient d’ailleurs un lot), comme un recueil de sagesse où l’on pioche de vieilles sentences (l’auteur montrant l’exemple) dont on vérifie l’éventuelle validité avec un sourire aux aïeux, enfin comme une chronique de la vie ordinaire qui poursuit son bonhomme de chemin tandis que les armes «parlent» encore non loin de là. Dans l’un des plus beaux morceaux murmurés par l’auteur lui-même, ou son double, et justement intitulé Magnificat, une dernière phrase englobe l’écrivain et ses personnages, autant que nous autres et que ceux que la haine sépare. Avec cet esprit fraternel qui nous rappelle le bon docteur Anton Tchékhov, la phrase conclut comme une main tendue: «Assez bourlingué. Il est temps de faire la paix»...

      

    Amos Oz. Une histoire d’amour et de ténèbres. Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen. Gallimard, coll. 543p. Du monde entier.

    Amos Oz. Seule la mer. Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen. Gallimard, Du monde entier, 206p.

     

  • Mon auberge espagnole

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    Lire et relire Ramon Gomez de la Serna.

    On revient à Gomez de La Serna comme à un inépuisable brocanteur d'images poétiques jamais en mal de nous étonner à tout moment comme à tout moment il s’étonne, et c’est précisément cela qui saisit le lecteur de ses Greguerias: c’est que ces petit fragments colorés d’un immense kaléidoscope semblent refléter toutes les heures du jour et des quatre saisons, et tous les goûts, toutes les humeurs de tous les âges de la vie: de la gaîté primesautière de l’écolier du matin, qui remarque par exemple que “les boeufs ont l’air de sucer et de resucer constamment un caramel”, à la songerie mélancolique de l’homme vieillissant notant que “bien souvent nous nous lèverions pour faire notre testament, malgré que cela soit inutile, malgré que nous n’ayons rien à léguer à personne, mais uniquement pour faire notre testament; faire son testament; l’acte pur et sincère”.

    Il y a, chez ce fou de littérature à la production balzacienne et touchant à tous les genres, un noyau doux et tendrement lumineux qui me semble le caractériser pour l’essentiel et le relier occultement au Rozanov des Feuilles tombées ou au Jules Renard du Journal, avec cette aptitude commune à décanter ce que Baudelaire, et Georges Haldas dans sa foulée, appellent les “minutes heureuses”.

    Ce sont comme des épiphanies profanes, où nous est soudain révélé comme un surcroît de présence: “Dix heures du matin est une heure argentine, très riche en sonneries argentines et encourageantes... Dix heures du matin est une heure pleine d’un soleil diaphane, fluide et adolescent, même les jours nuageux, une heure pleine de clochette d’argent”.

    Ou bien: “Le soir, quand le jour baisse, on voit que la page blanche a sa propre lumière, sa propre lumière véritable”.

    Ou encore: “Il y a un moment, à la tombée de la nuit, où quelqu’un ouvre les fenêtres des glaces, les dernières fenêtres de l’après-midi, ces fenêtres qui donnent une lumière plus vive que tout le reste, la suprême lumière”.

     

    Greguerias

    (florilège)

     

    Dans l’accordéon, on presse des citrons musicaux.

    *

    L’âme quitte le corps comme s’il s’agissait d’une chemise intérieure dont le jour de lessive est venu.

    *

    Lorsqu’une étoile tombe, on dirait que le ciel a filé ses bas.

    *

    Le S est l’hameçon de l’abécédaire.

    *

    Lorsque le cygne plonge son cou dans l’eau, on dirait un bras de femme cherchant une bague au fond de la baignoire.

    *

    L’eau de Cologne est le whisky des vêtements.

    *

    La musique du piano à queue déploie son aile noire et nocturne d’ange déchu désireux de regagner le ciel.

    *

    N’ayez crainte : la femme qui s’enferme à double tour après une dispute va non pas se suicider mais tout bonnement essayer un chapeau.

    *

    Le mot le plus ancien est le mot « vétuste ».

    *

    La tête de mort est une horloge défunte.

    *

    L’ennui et un baiser donné à la mort.

    *

    Venise est un endroit où naviguent les violons.

    *

    Pour le cheval, la prairie tout entière est un tambour.

    *

    Le désert se coiffe avec un peigne de vent ; la plage avec un peigne d’eau.

    *

    Rien ne donne plus froid aux mains que de s’apercevoir que l’on a oublié ses gants.

    *

    La nuit portait des bas de soie noire.

    *

    Le baiser n’est parfois que chewing-gum partagé.

    *

    Les larmes désinfectent la douleur.

    *

    Il est des femmes qui croient que la seule chose importante chez elles est ce rien d’ombre qui ourle leur décolleté.

    *

    Ramon Gomez de la Serna. Greguerias. Traduit de l'espagnol par Jean-François Carcelen et Georges tyras. Préface de Valéry Larbaud. Editions Cent Pages, 1992.

     

     

  • Les ombres lumineuses

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    Constellations poétiques de W.G. Sebald.


    Il faut écrire entre le cendrier et l’étoile, disait à peu près Friedrich Dürrenmatt, et c’est la même mise en rapport, sur fond d’intimité cosmique, qu’on retrouve aussitôt dans l’atmosphère même, enveloppante et crépusculaire, du dernier recueil posthume de W.G. Sebald consacré à sept écrivains et artistes ayant pour point commun d’associer le tout proche et le grand récit du temps ou de l’espace, comme l’illustre immédiatement cette splendide évocation du passage de la comète de 1881 sous la plume de l’allumé Johann Peter Hebel, walsérien avant la lettre : « Durant toute la nuit, écrit-il, elle fut comme une sainte bénédiction vespérale, comme lorsqu’un prêtre arpente la maison de Dieu et répand l’encens, disons comme une bonne et noble amie de la terre qui se languit d’elle, comme si elle voulait déclarer : un jour, j’ai aussi été une terre, comme toi pleine de bourrasques de neige et de nuées d’orages, d’hospices, de soupes populaires et de tombes autour de petites églises. Mais mon heure dernière est passée et me voici transfigurée en célesta clarté, et j’aimerais bien te rejoindre mais n’en ai point le droit, pour ne pas être de nouveau souillée par tes champs de bataille. Elle ne s’est pas exprimée ainsi, mais j’en eus le sentiment, car elle apparaissait toujours plus belle et plus lumineuse, et plus elle approchait, plus elle était aimable et gaie, et quand elle s’est éloignée, elle est redevenue pâle et maussade, comme si son cœur en était affecté »…
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    Cette comète qui passe là haut et nous regarde avec mélancolie me fait penser au saint de Buzzati qui regrette de ne pouvoir tomber de son encorbellement de cristal et rejoindre les jeunes gens en train de vivre de terribles chagrins d’amour dans les bars enfumés, mais une autre surprise m’attendait au chapitre consacré à Robert Walser, mort dans la neige un jour de Noël, comme mon grand-père, et la même année que le grand-père de Sebald, en 1956. Ces coïncidences ne sont rien en elles-mêmes, à cela près qu’elles tissent un climat affectif et poétique à la fois, participant d’une aire culturelle et de trajectoires sociales comparables.


    Dans les Promenades avec Robert Walser, Carl Seelig évoque cette Suisse à la fois paysanne et populaire, souvent instruite par les multiples voyages de l’émigration (la Suisse du début du siècle était pauvre, mes quatre grands-parents se sont connus en Egypte où ils travaillaient dans l’hôtellerie), et marquée, comme l’Allemagne du sud, par le mélange des cultures et l’esprit démocrate, l’utopie romantique et le panthéisme, qu’on retrouve dans les univers parcourus par W.G. Sebald. Celui-ci prolonge la tradition des grands promeneurs européens qui va de Thomas Platter, le futur grand érudit descendu pieds nus de sa montagne avec les troupes d’escholiers marchant jusqu’en Pologne, Ulrich Bräker le berger du Toggenburg qui traduira Shakespeare, ou Robert Walser se mettant « pour ainsi dire lui-même sous tutelle », comme l’écrit Sebald, sans cesser de griffonner de son minuscule bout de crayon sous les étoiles…

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    Une magnifique évocation posthume de W.G. Sebald, par son ami l’artiste Jan Peter Tripp, conclut ces Séjours à la campagne en situant le grand art de l’écrivain dans la tradition des graveurs de la manière noire. « Homme enseveli sous les ténèbres, ce maître du temps et de l’espace dont le regard s’animait au royaume des Ombres, n’était-il pas devenu lui-même, au fil des ans, dans son Royaume mélancolique, une sorte de plante de l’ombre ?

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    D’ailleurs, dans son pays d’adoption, l’Angleterre, la manière noire avait connu au XVIIIe siècle un épanouissement unique, porté par les plus grands artistes. Travailler en partant des ténères pour aller vers la lumière est une question de conscience – ôter de la noirceur au lieu d’apporter la clarté. Aussi l’habitant de l’ombre devait-il ne s’exposer qu’avec précaution à l’éclat de la lumière ».
    C’est exactement le processus par lequel Sebald, dans cette suite de plongées dans le temps que constituent ses approches des œuvres de Hebel, Rousseau, Möricke, Keller, Walser ou Tripp lui-même, qui sont à chaque fois des approches de visages engloutis dans la nuit du Temps, révèle progressivement les traits d’une destinée particulière cristallisant les éléments dominants de telle ou telle époque en tel ou tel lieu.
    Après la terrifiante traversée de l’Allemagne en flammes, dans Une destruction, Sebald rassemble ici plusieurs avatars de la culture préalpine et du mode de vie propres à l’Allemagne du Sud et à la Suisse, dont un élément commun est cette Weltfrömmigkeit (une sorte de métaphysique naturelle ou de mystique panthéiste assez caractéristique du romantisme allemand) qu’il trouve chez Gottfried Keller, dont le chapitre qu’il lui consacre, autour de Martin Salander et d’Henri le Vert, est une pure merveille.

    Je n’en retiendrai que cette mise en évidence d’une scène emblématique d’Henri le Vert, aussi profondément poétique que l’évocation proustienne des livres de Bergotte survivant à celui-ci dans une vitrine à la manière d’ailes déployées, où l’on voit Henri ajuster, sur le cercueil de sa cousine Anna, une petite fenêtre de verre sur laquelle, en transparence, il découvre le reflet d’une gravure de petits anges musiciens.

    Et Sebald de préciser aussitôt : « La consolation qu’Henri trouve dans ce chapitre de l’histoire de sa vie n’a rien à voir avec l’espérance d’une félicité céleste (…) La réconciliation avec la mort n’a lieu pour Keller que dans l’ici-bas, dans le travail bien fait, dans le reflet blanc et neigeux du bois des sapin, dans la calme traversée en barque avec la plaque de verre et dans la perception, au travers du voile d’affliction qui lentement se lève, de la beauté de l’air, de la lumière et de l’eau pure, qu’aucune transcendance ne vient troubler »…
    W.G. Sebald. Séjours à la campagne. Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau. Actes Sud, 200p.