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Livre - Page 13

  • Tabucchi et les fugues du temps

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    Trois approches du maestro.

    Il est certains livres qui, par leurs thèmes et leur forme, l'impression qu'ils dégagent ou la musique qui en émane, cristallisent le sentiment d'une époque, et tel me semble Il se fait tard, de plus en plus tard d'Antonio Tabucchi, qu'on pourrait dire - segmenté en une série de lettres d'amour d'hommes seuls balancées à la mer, auxquels ne répondra qu'une épître féminine à résonance mythologique -, le grand livre du courage pour rien ou de l'amour trouvant plus juste de ne plus rimer avec toujours.

    A une époque où la notion d'infini se trouve fondamentalement entamée par la Science, ici incarnée par un jeune astrophysicien mâcheur de chewing-gum (il fait des bulles!) qui va déclarant que l'Univers se dirige tout droit sur la case néant, le poète ou, plus modestement, le promeneur, le «déambulant» que les ménagères regardent un peu de travers de leurs jardins à nains de plastique imitant la terre cuite, enfin le quidam et sa «quidame», vous et moi, vacillent un peu en se tâtant devant les données de cette nouvelle réalité désormais réputée tout à la fois ondulatoire et corpusculaire. Or la Science va-t-elle expliquer à Untel pourquoi cela n'a jamais marché avec «Unetelle»? La Science va-t-elle vous aider à revivre, dans sa plénitude, l'événement de tel orage qui vous a bouleversé il y a tant d'années? La Science va-t-elle localiser et définir enfin ce qui vous distingue de l'amibe ou de votre futur clone?

    Ce qui est sûr, compte non tenu de l'Univers qui se ratatine tout de même à long terme, c'est que vous, dans votre chair, vivez de vrais drames de feuilleton, de roman, de théâtre et même d'opéra. Vous avez été jeune et c'était la fête, par exemple sur cette île où vous étiez il y a vingt ans de ça avec elle, puis les années ont passé et maintenant elle a «des obligations».

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    Entre-temps, vous aurez découvert, par le poète, que les mots sont à la fois des choses, réelles et palpables, qui permettent de ressusciter les souvenirs. Les mots vivent. Les mots sont des bêtes. Les mots sont des ânes couillus et des âmes ailées. Hélas, entre elle et vous, et même entre vous l'un et vous l'autre, le temps n'est jamais tout à fait accordé: il y a plein de failles partout entre le passé, le présent et l'à venir. Par ailleurs, vous aurez noté «à quel point est trop le trop que notre époque nous offre», par opposition à la vision de cette vieille insulaire qui vit en autarcie sur son île avec ses chèvres. Cela étant, vous savez aussi que l'essentiel que vous aurez vécu est fait de «riens», comme la vie de cette vieille sur son île précisément.

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    Aussi, les mots sont votre corps. Et vous voici plongé dans votre fleuve de sang, à l'écoute de «dame Hémoglobine», ou dans cette chose inconcevable qu'est votre cerveau, palpé par telle souris-caméra et qui vous renvoie ses images silencieuses.
    Aux pages 117 et suivantes de ce livre, vous éprouverez peut-être, comme le soussigné, l'irrépressible désir de fiche le camp direction la Toscane, qu'aura censuré l'urgence, à vrai dire impérative et jouissive, de commettre cet article. Or ce chapitre, lu l'autre matin sur l'oreiller de la femme de notre vie (il en faut en ces temps délétères), est une pure merveille. Cela s'intitule De la difficulté de se libérer du fil barbelé. Cela traite de l'horreur imposée par l'histoire et de la finitude plus banale inscrite en nous.
    De fait, Antonio Tabucchi distingue le barbelé de la pesanteur historique détaillée par un Primo Levi (Hitler, Auschwitz, etc.) et celui de toute fin personnelle. Cela étant, en poète, il nous ouvre aussi cette fenêtre merveilleuse du souvenir revivifié (superbe évocation d'un orage sur l'église romane de Sant'Antimo, du côté de Montalcino) qui devient ici l'amorce d'un nouvel événement: celui de la définition, point trop scientifique, mais hautement poétique, de la notion d'âme.
    L'âme, selon Tabucchi, est assimilable à un globule rouge perdu parmi des myriades d'autres. Là réside le génie de Rembrandt et de Bach, de Van Gogh et de Rimbaud, votre unicité et la nôtre. Mais pas question de l'isoler pour la soumettre à nomenclature: elle en cracherait du sang.

    D'aucuns, par les temps qui courent, prophétisent la fin de la littérature européenne et, singulièrement, la déconfiture du roman. C'est faute, chez eux, de cette énergie qui fait, depuis toujours, s'élever l'homme au-dessus de la pierre ponce ou de la laitue. L'énergie: voilà ce qui, malgré la vague élégiaque et crépusculaire qui traverse ce très beau livre, en assure à la fois la vigueur transmise et l'incitation à passer outre. Or tel est l'écrivain en ces pages, tout à ses jeux de rôle et à ses expériences sur le langage et la langue, qui nous touche surtout ici à proportion de son empathie et de ses multiples incarnations existentielles et affectives. Proche à cet égard de son ami Lobo Antunes, Tabucchi le superlettré se fait aussi bien un frère humain de Robert Walser ou de Thomas Bernhard et de tous ceux-là qui, à l'opposé de la littérature des «gagnants», ont choisi de défendre les «perdants» qui font le sel de la vie.

    Savant et populaire, truculent et subtil, jouant sur tous les registres de la chose écrite ou chantée (qui voit soudain le prêtre sacrifiant de Norma entonner Tintarella di luna...), du pastiche et de tous les mélanges, poussant sa tête chercheuse de romancier phénoménologue avec une complète liberté et, aussi, un sens constant (et constamment frotté d'humour) de l'humaine condition, Antonio Tabucchi nous fait rire jaune comme les feuilles de l'automne-hiver de cette fin-début de siècle et de millénaire où tout semble foutu et tellement à venir...

    Retour sur Tristano meurt.

    Le philosophe russe Léon Chestov évoquait, dans Les révélations de la mort, ce moment décisif, dans la vie du jeune Dostoïevski condamné à mort pour menées subversives, où il fut confronté au “mur” ultime avant d’être gracié. in extremis. Or c’est dans une situation comparable, à certains égards, que se trouve le vieux Tristano en ce mois d’août de la dernière année du XXe siècle, dans une maison de campagne de Toscane écrasée de chaleur, au milieu du crissement des cigales, sachant la mort certaine et proche, et non moins convaincu de la nécessité de parler tout en se méfiamt des mots, “l’écriture fausse tout”, dit-il même, et à l’écrivain qu’il a convoqué à son chevet pour se confier à lui, de lancer acerbe “vous les écrivains vous êtes des faussaires”. Lui-même, considéré comme un héros pour d’anciens faits de résistance qu’il rappellera plus tard, n’est pas moins lucide à son propre égard, et pourtant Tristano va parler. Sa parole semble d’abord surgir du silence crissant de l’été comme de l’ébluissante nuit d’un autre temps, sous la forme de bribes d’une chansonpopulaire surgie des années 40 et se prolongeqant ensuite par bribes désordonnées, délirantes parfois même à proportion des doses de morphine que lui administre la Frau revêche qui veille sur lui, puis un récit, discontinu mais non moins cohérent, accidenté mais traversé de visions et incessamment pimenté d’humour, va se développer, de plus en plus ample, en suivant les méandres de la mémoire, ressaississant à la fois une vie et toute une époque aussi.

    Emprunté à une personnage de Leopardi, le prénom de Tristano rayonne ici de la même sombre lumière filtrant dans la poésie et la pensée du grand poète italien, tout en associant le lecteur à une vertigineuse traversée de ce qu’il est convenu d’appeler “la réalité”. Réalité d’une enfance, d’une adolescence, d’une histoire nationale précipitant les troupes de Mussolini sur la Grèce, réalité de l’acte soudain déviant (mais à un millimètre près) du jeune soldat Tristano tirant sur un “camarade” allemand avant de rallier la Résistance et d’endosser la figure du héros, réalité revisitée après que son interlocuteur muet (qui fut naguère son biographe) l’eut fixée une première fois, et redite cette fois “pour de vrai” (mais qui écrit, sinon celui qui a écouté...), réalité “à la vie à la mort” qui voudrait dire pour l’essentiel une histoire en train d’être prostituée à toutes les sauces par le nouveau monde du dieu “dingodingue” de la société médiatique et berlusconienne. Tristano se meurt et , pour reprendre le titre d’un autre admirable roman de Tabucchi, “il se fait tard, de plus en plus tard”. Et pourtant la musique des mots, la poésie des images, la chanson alternée de nos amours et de nos idéaux de jeunesse résiste à la corruption - la vive voix de Tristano est là pour en témoigner, et si l’écriture ne rend pas toute la voix de Tristano, du moins l’écriture ressuscite-t-elle en nous la réalité d’une vie transmutée par le verbe...

    Sur Le Temps vieillit vite.

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    Que peuvent bien se dire une petite fille qui en sait un peu trop et un ancien militaire lisant l’avenir dans les nuages ? C’est ce que nous apprend Antonio Tabucchi dans l’une des plus belles histoires de son dernier livre, qui en compte neuf, liées ensemble par le fil d’or du temps et de ce qu’il fait de nous. Picasso disait qu’il faut toute une vie pour devenir jeune, et Brassens que « le temps ne fait rien à faire ». Pour Tabucchi, l’ «affaire » est plus compliquée, qui dépend autant de nos artères que de nos amours, de nos relations filiales ou amicales, entre autres composantes extérieures, dont la « faute à pas de chance » ou un régime politique plus ou moins dangereux selon votre idée de la justice ou le degré de votre opportunisme.
    A l’école, l’adolescente de Nuages, qui trouve chic de dire « singulier » au lieu de « super», a appris que le Coca et les McDo’s sont « la ruine de l’humanité », et lorsque le militaire en retraite lui apprend que notre espèce a passé des siècles à construire, grâce aux architectes, et à détruire, à cause des militaires, la jeune Isabel lui répond qu’heureusement il y a « les idéaux ». Sur quoi son interlocuteur, fort de son expérience, lui objecte que le Coca et les McDo’s n’ont jamais conduit personne en camp de concentration, contrairement à certains idéaux. Alors l’enfant de lui confier gravement que la psychologue lui a décelé certains « trouble de l’âge évolutif »…Et le vieillard de la rassurer avant de lui parler de la néphélomancie, science poétique qui consiste à lire l’avenir dans les nuages, ramenant la petite à l’âge de s’émerveiller.
    Pleins d’humanité pensive et d’humour aussi, les neuf récits de ce recueil « bougent » et s’accordent comme les piécette d’un kaléidoscope. Observant de loin une petite cancéreuse en chaise roulante qui s’exclame quelle telle chose est «la plus belle du monde », un vieillard maladif constate qu’il n’a jamais été capable d’imaginer « la chose la plus belle », avec la même mélancolie qui fait penser à telle femme encore jeune qu’elle est passée, faute d’enfants, à côté de la vie. L’histoire tragique du XXe siècle est très présente aussi dans ces vies, qui rappellent celle de Pereira (dans Pereira prétend, mémorable roman de Tabucchi), comme dans Les morts à table où l’on suit un ancien flic de la Stasi chargé de la surveillance de Brecht, ou dans Entre généraux, où un officier hongrois, sauvé en 1956 par son homologue ennemi, le revoit quarante ans plus tard, à Moscou, pour lui manifester sa gratitude.
    Tout au jeu de miroir de ce qu’on a vécu et de ce qu’on imaginait, de la réalité apparente (parfois filmée avec une caméra sans pellicule…) ou d’une fiction plus riche en vérité, Antonio Tabucchi, après l’admirable Tristano meurt, poursuit ainsi sa méditation-rêverie qui s’achève ici sur une fine merveille intitulée Contretemps et suggérant, par le truchement d’une bifurcation brusque de la trajectoire du protagoniste, qu’il n’est jamais trop tard pour donner un sens à sa vie, ou pour en rêver comme d’une belle histoire...

    Antonio Tabucchi. Il se fait tard, de plus en plus tard. Traduit de l'italien par Lise Chapuis et Bernard Comment. Editions Bourgois, 303 pp, 2002.

    Antonio Tabucchi. Tristano meurt. Traduit de l’italien par Bernard Comment. Gallimard, coll. “Du monde entier”,203p, 2004.

    Antonio Tabucchi. Le Temps vieillit vite. Traduit de l’italien par Bernard Comment. Gallimard, coll. Du Monde entier, 181p, 2009.

     

     

  • Mesure de Léautaud

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    J’ai découvert le Journal littéraire de Léautaud dans la bibliothèque de la mansarde parisienne que mon ami Germain Clavien m’avait prêtée quelques mois durant, en 1974, rue de la Félicité, dans le quartier des Batignolles. Je gagnais alors un peu de sous en dactylographiant le monumental Journal intime d’Amiel, et je nourrissais une vraie passion pour l’œuvre de Charles-Albert Cingria, qui rencontra maintes fois Léautaud dans le salon de Florence Gould.

    Si Charles-Albert fut généreux (non moins que lucide) à l’endroit de son pair alcestueux, au point de lui consacrer d’inénarrables portraits (le comparant notamment à une antique tortue broutant sa salade), Léautaud fut plus acerbe,voire injuste, dans son Journal littéraire, à l’égard de ce drôle d’oiseau des îles que figurait à ses yeux Charles-Albert. Après la mort de Cingria, Marcel Jouhandeau évoqua la belle paire qu’il observa lui-même chez dame Gould. Pour ma part, je relis toujours ces trois auteurs avec un égal plaisir.

    S’il appartient en somme à la catégorie des grands écrivains mineurs qui ne seront jamais reconnus — mais alors avec passion — que par un nombre relativement modeste de lecteurs, au même titre qu’un Fargue ou qu’un Jouhandeau, qu’un Vialatte ou qu’un Cingria, Paul Léautaud n’en connut pas moins la célébrité de son vivant, et ce presque à son corps défendant, par le truchement d’entretiens radiophoniques avec Robert Mallet dont la diffusion, de novembre 1950 à juillet 1951, obtint un succès phénoménal.

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    Presque octogénaire, l’auteur du Petit ami toucha le public, au-delà des seuls cercles littéraires, par sa verve caustique et sa liberté d’esprit, la sincérité sans mélange avec laquelle il parlait de sa vie, et l’alternance de rosserie et d’émotion qui marquait ses propos sur ses pairs les écrivains (de Valéry à Gide, et de Verlaine à Jules Romains) ou sur les animaux, qu’il préférait ordinairement à ceux-là... .

    Rappelons à ce propos que Léautaud cohabitait en permanence avec une vingtaine de chiens et une trentaine de chats, tous recueillis sur la rue, et qu’il leur a consacré des pages mémorables.

    Clarté et naturel

    Cela étant, il serait aussi imbécile de se limiter à cette image pittoresque de l’écrivain que de monter en épingle ses pages de libertin, comme s’y sont complaisamment employés d’aucuns l’an dernier, à la parution du Journal particulier évoquant les relations intimes de l’écrivain avec l’indispensable Marie Dormoy ou avec sa maîtresse principale dite Le Fléau. En fait, les « séances » érotiques, assurément très crues (Léautaud, comme toujours, appelle un chat un chat) que l’écrivain consigne dans les marges de son journal, sont plutôt rares, et n’ont d'intérêt que par rapport à l’ensemble de ses observations et, plus encore, à l’économie de son écriture.

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    Car c’est essentiellement une mesure que la phrase de Léautaud, correspondant à une civilisation. Plus proche de Voltaire que des surréalistes ses contemporains, de Chamfort que de Camus, ou de Molière que des petits marquis de la « modernité », Léautaud n’en constituepas moins un idéal toujours actuel de clarté et de naturel, de spontanéité (réelle ou feinte) et d’indépendance d’esprit, qui combine les vertus analytiques de la langue française et sa grâce nonchalante, sa précision, sa netteté, son tranchant et ses nuances aussi, sa flexibilité, enfin son génie intact.

    « Rien n’a plus de prix pour moi que la netteté, la concision, et c’est si difficile de n’être pas littéraire, le premier mérite à mes yeux », notait- il ainsi tout en reconnaissant qu’il avait « toujours vécu littérairement ».

    Un monde en spectacle

    Pourtant, que le titre du Journal littéraire de Paul Léautaud n’abuse pas le lecteur, qui lui offre, avec ses quelque 6000 pages, un aperçu de ce que fut la vie a Paris — et non seulement dans le milieu des écrivains —entre 1893 et 1956.

    Pour ne prendre qu’un exemple, relevons l’intérêt tout particulier des observations quotidiennes de Léautaud durant l’Occupation et au lendemain de la guerre : il y a là une mine de notations qui nous permettent de sentir beaucoup mieux le climat de la France moyenne de l’époque; lui-même professant un certain antisémitisme très partagé alors. En outre, maigre sa fréquente monotonie et son absence totale de perspectives métaphysiques, le Journal de Léautaud est un miroir que l’auteur nous tend, où nous ne cessons d’apprendre à nous mieux connaître. Jusque-là, ce monument n’était disponible que dans sa première édition du Mercure de France, en vingt volumes. Beaucoup plus pratique évidemment : celle que voici, en trois tomes sur papier bible assortis d’un volume d’index.

    À découvrir

    Mais tant qu’à découvrir Paul Léautaud, n’en restez donc pas là. Lisez ses savoureuses chroniques théâtrales (d’admirables pages sur Molière et Shakespeare, notamment), parues chez Gallimard sous le pseudonyme de Maurice Boissard ; lisez Le petit ami, évoquant ses tribulations de garçon abandonné par sa mère ,que les grisettes et les trottins consolent ; enfin lisez illico In memoriam, son chef-d’œuvre qu’il griffonna au chevet de son père à l’agonie, et où l’on trouve la clef de sa personnalité profonde alors que, feignant le cynisme, il observe son paternel "en train de décéder un peu plus"... 

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    Rien que la vérité...

     

    Paul Léautaud se flattait de n’avoir jamais menti de toute sa vie, et c’est sûrement vrai. Jamais en tout cas, à le lire, on n’a l’impression qu’il cherche à plaire au lecteur ou qu’il se ménage lui-même en s’observant. Voici par exemple ce qu’il écrivait le dimanche 4 mars 1951 dans son Journal littéraire : « Je n’ai jamais eu, même tout enfant, le moindre amour du prochain. Je suis même presque fermé à l’amitié. J’ai eu deux grandes passions, purement physiques. Aucun sentiment. Rien que le plaisir. Ma partenaire aurait pu mourir en cours d’exercice, indifférence complète. Méfions-nous des gens qui se jettent à notre cou, nous serrent dans leurs bras, pleins de belles paroles. Comme des individus ou des nations qui veulent porter le bonheur – ou la liberté – à d’autres peuples. On sait comment cela tourne. »
    Le même jour (l’écrivain avait alors 79 ans) Léautaud remarquait qu’il avait toujours été « fermé, comme écrivain, à l’ambition ou à l’exhibition, à la réputation, à l’enrichissement », et qu’une seule chose avait compté pour lui : le plaisir précisément.

    « Ce mot plaisir représente pour moi le moteur de toutes actions humaines ».
    Son plaisir, Léautaud l’avait trouvé avec quelques femmes, avec les poètes dont il fut l’anthologiste au début du siècle (lui qui se prétendait fermé au sentiment, pleurait comme une madeleine quand il récitait par cœur Verlaine, Jammes ou Apollinaire), dans les conversations quotidiennes au Mercure de France dont il était l’employé, avec les centaines de chats et de chiens qu’il a recueillis dans son pavillon d’ermite urbain de Fontenay-aux-Roses, et surtout à écrire, tous les soirs à la chandelle, le rapport circonstancié de ses journées, consigné à la plume d’oie sur des feuilles collées les unes aux autres et dont l’ensemble nourrit les dix-huit volumes de la première édition du Journal littéraire.
    A part celui-ci, Le petit ami, évoquant sa jeunesse de gandin préférant les lorettes de bals populaires aux bourgeoises, et le poignant In memoriam, écrit au chevet de son père mourant avec autant de ressentiment (justifié) que d’émotion (Léautaud est un super-émotif sous son rictus), quelques proses stendhaliennes et ses chroniques de théâtre réunies sous le pseudonyme de Maurice Boissard, constituent toute son œuvre; à quoi s’ajoute la formidable série d’entretiens radiophoniques qu’il a réalisés avec Robert Mallet, qui le fit connaître de la France entière et dont l’intégrale est disponible en CD.

     

    L'amour d'une mère


    Paul Léautaud avait 21 ans lorsqu’il entreprit la rédaction de son Journal littéraire, qu’il tint jusqu’à la veille de sa mort, le 22 février 1956. Tôt abandonné par sa mère (qu’il ne reverra qu’une ou deux fois et dont il rêva comme d’une amante), laissé très libre par un père cavaleur qui l’introduisit dans les coulisses des théâtres (le drôle fut successivement comédien et souffleur au Français), Léautaud fut très tôt indépendant et pourtant le poulbot de Montmartre sera du genre sensible et studieux, pour devenir un clerc lettré puis une figure originale du Quartier latin, avec sa dégaine de clochard shakespearien reçu dans les salons (chez Florence Gould, il se prend volontiers de bec avec Cingria, son contraire en tout et qui dira magnifiquement tout ce que nous donne Léautaud mais aussi tout ce dont sa sécheresse française nous prive, du jazz syncopé à la Renaissance italienne ou du romantisme allemand à la mystique médiévale… ) et redouté pour ses traits de cynique voltairien.

    Dès ses débuts, Léautaud dit se méfier des « grands styles » et n’aspirer qu’à « simplifier, sans cesse ». C’est qu’il n’en a qu’au mot juste. L’épiderme de sa maîtresse, dite Le Fléau, lui paraît-il un peu rêche, qu’il écrit : « Une peau… comme une râpe ». Et tout à l’avenant, qu’il s’agisse des grands écrivains qu’il fréquente (Valéry, Gide) ou des petites gens du populo (qu’il juge le plus souvent sans aménité), des pièces de théâtre qu’il va voir le soir et qu’il apprécie ou exécute selon son seul goût tout classique (donc insensible au « galimatias » d’un Claudel), des idées dont il se méfie et des idéologies qui lui semblent autant de fumées, de la comédie littéraire (il rate de peu le Goncourt avec Le Petit ami) et des tribulations de l’époque, dont il ne parle d'ailleurs guère, contemporain de Saint-Simon ou de Diderot plus que de Sartre et consorts. C’est aussi bien dans cette ligne claire et tonifiante, qui relance celle de Stendhal ou de Chamfort, que se situe l’écriture de Léautaud, où il fait bon se retremper mais à laquelle la littérature ne saurait décidément être réduite...

     

    Unknown-5.jpegPierre Perret en visite

    Pierre Perret avait 20 ans lorsqu’il se pointa, pour la première fois, au portail de la maison délabrée de Léautaud, à Fontenay-aux- Roses. Or il fallait une certaine candeur pour débarquer ainsi chez le vieux misanthrope, d’autant que notre Pierrot lunaire ne connaissait alors, de l’écrivain, que ses fameux « Entretiens ». Cependant sa naïveté, son air pataud et sa ferveur de provincial découvrant Paris, ainsi que leur amour commun de la poésie et du théâtre, auront fait passer aussitôt un courant de complicité entre le jeune artiste et l’écrivain dissimulant son extrême sensibilité sous des allures revêches. À cet égard, le mérite de Pierre Perret est d’avoir perçu, bien mieux que tant de pontes condescendants, que «cet homme pauvre recelait une richesse intérieure insoupçonnée, inconnue de la plupart. Une générosité qu’il dissimulait soigneusement aux yeux de la minorité qui l’approchait. »

    La générosité de Léautaud, on la remarque ici dans la curiosité sincère qu’il manifeste envers son jeune visiteur (qui le ravit aux anges en lui révélant les chansons de Brassens) ou quand il l’accompagne un jour dans les librairies du Quertier latin afin de l’aider à se constituer un début de bibliothèque.

    Hommage amical tout imprégné d’intelligence du cœur, Adieu Monsieur Léautaud est, au surplus, une évocation très vivante de l’écrivain au naturel, sans chichis ni flatterie aucune.

     

    philippe-delerm.jpgLa révérence de Philippe Delerm

    « Maintenant foutez-moi la paix » furent les dernières paroles de Paul Léautaud, deux heures avant sa mort, le 22 février 1956 à la Vallée aux-Loups où il avait consenti de s’installer depuis le 21 janvier. L’infirmière qui lui apporta sa dernière potion recueillit ce dernier mot d’auteur, tout à fait dans le style de l’Alceste sarcastique qui, en 1950, avait séduit la France populaire au fil des inénarrables entretiens radiophoniques qu’il avait réalisés avec Robert Mallet. L’œuvre n’atteignit jamais, cependant, une célébrité comparable à celle du personnage, souvent même méconnue au profit de la légende du misanthrope de Fontenay-aux-roses, vivant au milieu de trente chiens et de cinquante chats, vêtu comme un clochard et s’exprimant avec une espèce de verve voltairienne, cinglante et pourtant distinguée. De ses livres, seul Le petit ami fut un peu connu du grand public de son vivant, ainsi qu’Amours et In Memoriam dont le recueil fut pressenti pour le Goncourt en 1906. Le monumental Journal littéraire, constituant le massif central de son œuvre, et dont l’édition originale du Mercure de France comptait près de 30 volumes publiés dès 1940, n’était pas du genre à susciter l’enthousiasme des multitudes, et pourtant…

    Pourtant Léautaud n’a jamais connu de purgatoire : sans entrer dans La Pléiade c’est un classique de la littérature française du XXe siècle, une espèce de pièce rapportée du XVIIIe siècle, avec la liberté sensuelle de Stendhal et les abrupts de Chamfort, absolument étranger à toute forme d’avant-garde comme à toute idéologie (si l’on excepte les préjugés parfois crasses du populo parisien) et pourtant aussi présent dans son classicisme que Max Jacob, Cocteau ou Cingria dans leurs fulgurances inventives.
    Dire alors, et surtout, que Léautaud est comme une mesure parfaite et roborative à chaque fois qu’on en reprend la lecture : du naturel, de l’absolue liberté d’esprit et de parole, de la fluidité, de la clarté, du sel, du vif mais aussi de l’émotion.
    Or c’est le premier mérite de Philippe Delerm, dans le petit livre épatant qu’il vient de lui consacrer, de souligner, sous les dehors cyniques de Léautaud, sa part de lancinante et continuelle mélancolie, qui nimbe ses portraits d’homme jeune et tout ce qu’il écrit d’un subtil voile de chagrin. On le sent dès les premières pages du Journal, même si ses aveux de tristesse n’ont rien à voir avec les jérémiades d’un Amiel, et Philippe Delerm montre très bien la nature particulière de l’idée qu’il se faisait du bonheur, à sa pointe dans la solitude, à écrire sous sa lampe du soir ou à songer au milieu de ses animaux. On le voit très bien employé scrupuleux au Mercure (le contraire d’un bohème, comme le note encore Delerm), à l’aise à la table de Florence Gould à lancer des piques au luisant Cingria dont les soliloques alcoolisés l’insupportaient évidemment, pas plus gêné à la Comédie-Française dont les spectacles inspireraient ses fameuses chroniques théâtrales (sous le pseudonyme de Maurice Boissard) que dans les allées du Luxembourg où il recueillait un énième chat abandonné. Sans lire beaucoup ses contemporains (il ne dit presque rien de Proust et ne voit en Claudel que du galimatias), il n’en incarne pas moins la société littéraire par excellence, jusque dans le ravissant cliché du littérateur écrivant à la plume d’oie sous sa chandelle, et l’Ile-de-France du Verbe par sa phrase même.


    Athée, apolitique, amoral ou peu s’en faut, préférant un singe à un enfant et avouant tout à trac qu’il aura « plus aimé le vice, dans l’amour, que l’amour », Léautaud n’en est pas moins un tendre et un timide, un délicat se jurant de fuir enfin sa maîtresse vindicative au physique de charcutière, et lui revenant pourtant, se contredisant à tout moment, sourd à toute musique mais pleurant à celle de Verlaine qu’il citait de mémoire, détaillant les grimaces d’agonie de son père à son chevet (dans In memoriam) et faisant à la fois sentir la peine de toute une vie.
    Philippe Delerm a très bien lu Léautaud (dont il partage le goût avec celui de Proust), et il en parle très bien aussi, sans jamais peser. Son livre paraît sous la même couverture bleu ciel que celles du Journal particulier , dans lequel Léautaud décrit les séances peu éthérées qu’il partage avec ces dames (la plus corsée y ajoute un fripon mieux appareillé que lui que le Fléau satisfait avec des rugissements de volupté) ou des volumes de Passe-temps, où il est question d’un peu tout, comme dans la correspondance de Stendhal que Léautaud, précisément, plaçait plus haut que tout...

     

    Paul Léautaud, Journal littéraire. Mercure de France, 1986. Entretiens avec Robert Mallet - Le petit ami - In memoriam, Passe-temps, etc. Au Mercure de France.

    Pierre Perret, Adieu Monsieur Léautaud. Lattès, 1987.


    Philippe Delerm. Maintenant, foutez-moi la paix ! Mercure de France, 139p.

     

  • Antunes en eaux profondes

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    Pour aborder Antonio Lobo Antunes, grand romancier portugais.

    Il est peu d’œuvres contemporaines dont la traversée procure, autant que celle des romans de l’écrivain portugais Antonio Lobo Antunes, le sentiment de s’immerger en eau profonde et d’avancer comme en apnée dans une sorte de rêve éveillé. Un jeune drogué est en train de mourir dans un hôpital de Lisbonne. La science a déjà établi son bilan fatal tandis que la technique et la chimie le retiennent plus ou moins en vie. Or ses derniers instants constitueront l’une des sphères temporelles qui s’interpénètrent dans La mort de Carlos Gardel, où la voix du garçon se mêle à celle de son père divorcé et à de multiples autres murmures qui s’entrecroisent et s’éclairent mutuellement, pour constituer une sorte de lancinante polyphonie du manque d’amour dont chaque chapitre porte en exergue le titre d’un tango du mythique Carlos Gardel.

    A première approche, force est de convenir qu’un tel livre peut dérouter, tant sa trame est serrée et comme couturée de ruptures. De fait, une page d’Antunes combine souvent plusieurs plans de réalité et plusieurs temps, plusieurs niveaux de pensée ou de parole, plusieurs systèmes de dialogues, sans que la cohérence de l’histoire en train de se raconter ne soit pourtant entamée. L’impression d’un fouillis inextricable peut cependant prévaloir faute d’attention de la part du lecteur, à qui il incombe en somme de « construire » à l’unisson de l’auteur.

    Déchiffrement fastidieux alors ? Pas vraiment, car si complexe que soit la phrase d’Antunes, les éléments constitutifs de ses romans sont si « concrets », si fortement lestés de substance existentielle, affective et psychologique, sensuelle et sexuelle, si « physiques » et si « métaphysiques » à la fois, si profondément en consonance avec la souffrance quotidienne de tout un chacun, mais également si sublimés par la forme et la musique de la langue que jamais on n’a le sentiment d’une complication gratuite.

    La meilleure introduction à l’œuvre d’Antunes reste sans doute au demeurant, son premier livre, Le cul de Judas, dont la forme monologuée et l’éclat célinien de l’écriture ne posent aucun problème de lecture. Publié en 1979, Le cul de Judas, dont le titre évoque en portugais un trou pourri, ou l’opprobre frappant le traître, ressaisit, sous la forme d’une confession à laquelle se livre une nuit durant, dans un bar, un homme en train de séduire son interlocutrice, le voyage au cœur des ténèbres qu’a représenté, pour le jeune officier-médecin-écrivain, la guerre en Angola à laquelle il a participé vingt-sept mois durant, de 1971 à 1973.

    Cela étant, plus qu’un témoignage « sur » la guerre coloniale, Le cul de Judas se déploie comme une incantation, véhémente et lyrique à la fois, où le rescapé de la sale guerre exorcise le cauchemar de sa génération. On en trouve, aujourd’hui, les échos « à chaud » au fil des Lettres de la guerre qu’il a écrites à sa femme durant cette épreuve, publiées par ses filles et tout récemment parues chez Christian Bourgois.

    Issu de la bourgeoisie cultivée du quartier de Benfica qu’il a maintes fois évoqué dans ses livres, petit-fils d’un Brésilien marié à une Suissesse alémanique, élevé dans un milieu de médecins et lui-même psychiatre de formation (Connaissance de l’enfer, traduit en 1988, raconte sa plongée dans l’univers des malades mentaux), Antunes s’est colleté, dans ses premiers livres, avec les grands thèmes de l’histoire portugaise récente. Les séquelles de la guerre coloniale sont ressaisies dans le « débat » de Fado Alexandrino (1983) où quatre anciens combattants de l’Afrique se retrouvent lors d’un banquet de bataillon pour une confrontation sur fond de révolution en cours. D’une tout autre tonalité, plus onirique et baroque, mais non moins mordant, Le retour des caravelles (1988) brosse un tableau mémorable des conquêtes du Cinquième Empire et de la décolonisation.

    Il y a de la vision à la Garcia Marquez dans cette évocation grinçante du retour des conquérants où les figures mythiques de l’histoire portugaise des XVe et XVUe siècles croisent les dépossédés récents de la décolonisation, où caravelles et cuirassiers mouillent dans les mêmes eaux tandis que le langage du chroniqueur, revisitant à sa façon le premier des dix chants épiques des Lusiades de Camoës, multiplie les anachronismes et les allusions ironiques. Plus qu’un Garcia Marquez, cependant, Antunes investit l’intériorité de ses personnages, portant l’accent sur le désarroi des individus emportés dans la maëlstrom de l’Histoire.

    Dans cette perspective, c’est avec Explication des oiseaux, datant de 1981, que la forme novatrice des romans d’Antunes a trouvé sa première cristallisation. Au fil de quatre journées à la continuité rompue par la mort annoncée du narrateur, le lecteur participe littéralement à la lente et inexorable noyade d’un brave prof d’Histoire empêtré dans ses déboires conjugaux.

    Au fil d’un récit baigné de lancinante mélancolie, l’on assiste alors, simultanément, à la phase finale de la vie d’un couple mal assorti (le fils de bourgeois rêveur et l’intellectuelle communiste agressive, pour simplifier), aux séances de tribunal oniriques durant lesquelles le protagoniste s’imagine jugé tantôt par les siens et tantôt par les camarades prolétaires de sa femme, ou encore à de multiples remémorations de toutes les périodes d’une vie foisonnant de personnages malmenés par l’existence.

    « Toutes ces angoisses devant la cruauté de la vie ne peuvent laisser le lecteur indifférent », écrit à ce propos la traductrice et préfacière du Retour des caravelles, Michelle Giudicelli, « car, à travers ces cas particuliers, et indépendamment de la personnalité de chacun, Antonio Lobo Antunes met à nu l’humanité dans son ensemble. Pour ce faire, il s’aide de tous les moyens que le langage met à sa disposition pour créer cette écriture baroque qui lui est si particulière. Afin de rendre le récit plus présent, il n’hésite pas à bouleverser la structure habituelle des phrases, parfois interminables, à y faire alterner le style indirect et le style direct, à passer brusquement d’une narration à la troisième personne à une narration à la première personne, où le héros de l’histoire que l’on est en train de conter réagit devant nous aux événements qu’il vit en un discours intérieur dans lequel il dévoile tout ce qu’il ressent, les souvenirs qui le hantent, les images qui l’obsèdent ».

    Cette narration labyrinthique, qu’on pourrait dire également organique, ce concert de voix aux développement polyphoniques, on les retrouve plus amplement déployés dans Le Traité des passions de l’Âme (1990) ou plus encore dans L’Ordre naturel des Choses (1992) dont la forme est explicitement démarquée de la Cinquième symphonie de Gustav Mahler. Par ailleurs, la technique du romancier ne laisse de faire penser à tout moment, aussi, aux procédés de montage, d’enchâssements ou de fondus de l’écriture cinématographique ; et rien, au demeurant, de mécanique ou d’artificiel dans le développement de ces romans qui paraissent au contraire couler comme de lents fleuves moirés, charriant une multitude d’images singulières qui s’incorporent naturellement à la substance du texte.

    Voici « l’odeur d’alcool, de peur et d’espoir propre aux hôpitaux » qui avance et recule dans les couloir, « semblable à celle d’une mer endormie ». Voici la vieille mourante dont Antunes parle du « sommeil d’écureuil », tandis que le bruissement d’un envol lui évoque « les petites feuilles minces, innombrables, d’un dictionnaire » ou qu’un poisseux brouillard marin enveloppe la ville « dans un linceul de larmes immobiles » ou qu’une mouette sur l’eau est « couleur de paupière retournée ».

    Pour autant, les ressources imagières de l’écrivain ne se bornent pas à de telles « trouvailles » mais tendent de plus en plus à tout rendre plastique, comme si telle esthétique du « tout dire » devait inscrire dans la chair de l’écriture le grand projet du jeune auteur, formulé dans Le cul de Judas, de déchiffrer « le secret de la vie et des gens » et de résoudre « la quadrature du cercle des émotions ».

    D’un livre à l’autre, et notamment après La farce des damnés (1985), la propension satirique et grinçante du romancier tend s’adoucir au bénéfice d’une empathie de plus en plus proche de la compassion. Or cet aspect tchékhovien des romans d’Antonio Lobo Antunes, qui nous attache particulièrement à certains personnages désarmés, n’édulcore jamais le tableau clinique des observations de l’écrivain, à la fois moraliste et poète.

    Dans L’Ordre naturel des Choses, dont le titre évoque une expression qui l’exaspérait en son enfance (sa mère lui faisant valoir que la mort est, précisément, « dans l’ordre naturel des choses »), Antunes met en scène une série de personnages qui incarnent tous un certain état de déréliction ou de déliquescence, comme il en va des protagonistes de La mort de Carlos Gardel. Il y a là un vieil homme amoureux d’une jeune fille diabétique, laquelle lui offre son lit en échange du paiement de son loyer. Sous le même toit vivent la tante de la jeune fille en train de mourir du cancer, et son père qui a travaillé dans les mines du Mozambique. A ceux-là s’ajoutent un ancien agent de la police politique de Salazar reconverti dans l’hypnotisme, un officier libéral torturé pour complot contre le dictateur (et qui parle d’outre-tombe) et son frère toujours vivant rejeté par son père et ruminant le ratage de sa vie annoncé dès son enfance… et tels personnages d’en susciter d’autres comme d’une frise d’un seul tenant se prolongeant dans le labyrinthe intime de chaque lecteur.

    Telle est, aussi bien, l’étrange et profonde qualité d’absorption et de réfraction de l’œuvre d’Antonio Lobo Antunes, frère à la fois de Proust et du Simenon de la quête de « l’homme nu », mélange de sortilèges et de cruautés, de ténèbres et de lumière.

     

    Antonio Lobo Antunes dixit

    Du travail

    « Le plus important est le travail. Je travaille très lentement, à la main, dix à douze heures par jour, tous les jours, et je ne vois pas pour moi d’autre solution. Je me souviens toujours de ce que Bach disait : « Si vous travaillez autant que moi, vous parviendrez au même résultat ». Ce n’est pas tant une question de modestie que d’humilité. Je suis un auteur très commode pour les éditeurs, car je ne revois jamais les épreuves, ni ne relis mes livres. Tout mon travail se fait en amont : je fais une première version, puis une deuxième, puis une troisième, puis je fais dactylographier le manuscrit que je corrige une dernière fois et basta ! »

    De la lecture


    « Nous avons eu la chance, avec mes six frères, d’entendre mon père nous lire à haute voix, tous les samedis soir, les auteurs français, anglais ou russes qu’il aimait. Il n’émettait jamais de jugement, nous invitant plutôt à écouter et à former notre propre opinion. J’ai beaucoup de pitié pour les gens qui ne lisent pas, car la lecture est pour moi un plaisir presque sensuel, comme la musique et la peinture. De surcroît, la lecture des plus grands vous rend plus humble. Avec Le Traité des passions de l’âme, j’ai pensé que j’avais découvert un moyen de faire avancer l’action par le dialogue qui innovait. Et puis, un jour, je me suis mis à relire Jane Austen – et tout était là ! Ernesto Sabato me disait qu’il ne fallait pas lire beaucoup mais souvent le même livre. Il y a ainsi trois livres de Faulkner que je lis et relis : Le bruit et la fureur, Go down Moses et Tandis que j’agonise. Quand les romans sont très bons, ils ont une qualité magique. Et Faulkner a sur moi un effet catalyseur : il me donne envie d’écrire ».

    Du roman


    « En tant que lecteur, j’aime les gros livres. J’ai besoin de m’attacher aux personnages. Et puis un roman c’est très curieux, parce qu’on ne peut pas avoir un orgasme pendant quatre cents pages, il a ses propres lois, qui rejettent tout ce qui ne lui appartient pas. J’ai en outre appris, en travaillant, que la première version contient toutes les solutions techniques à développer ensuite ».

    De la composition


    «J’ai d’abord une idée vague. C’est très étrange. Ce sont de petites bribes, des trucs informes qui lentement cristallisent et se combinent. Puis une idée plus précise des personnages et de l’intrigue se forme, et c’est parti. Le même problème se pose avec la fin des livres : je me souviens toujours de la formule de Freud qui disait qu’une analyse est terminée quand l’analyste et le patient sont satisfaits du résultat. C’est al même chose quand l’écrivain et le livre sont eux aussi satisfaits… »

    Des influences


    « Dans chaque pays on me trouve d’autres oncles et cousins. En Suède par exemple on m’a rapproché de Claude Simon, que je connais mal. En France, c’est à Céline qu’on m’a comparé. Mais si je devais me choisir des parents, je dirais : Gogol, ou Faulkner. Par certains côtés, Zola a beaucoup compté pour moi. J’aime, en outre, beaucoup Simenon et Graham Greene, quoique je n’aurais pas aimé écrire leurs livres. La puissance d’évocation de Simenon est fantastique, qui arrive à créer une atmosphère en trois mots. Il a des qualités de concision que je n’ai pas du tout… »

    De la langue


    « La langue française est très difficile, beaucoup plus que le portugais , langue plus ductile et plastique, enrichie par beaucoup de mots arabes, nègres, juifs, dont vous pouvez bousculer la syntaxe et le lexique. Même la conception du temps en est changée. Il n’y a pas pour les Portugais, comme dans le reste de l’Europe, une séparation nette entre présent, passé et futur, mais une sorte d’immense présent élastique. Le problème du temps est un problème majeur du roman. Je me suis demandé pendant de longues années comment je pourrais le résoudre. J’ai utilisé certaines techniques de la psychanalyse, où les champs se mélangent. D’autre part j’ai utilisé les personnages comme miroirs, pour se refléter les uns les autres. C’est comme ça que je pensais pouvoir refléter l’extrême complexité des hommes et des femmes, et le caractère souvent paradoxal de leurs émotions et de leurs sentiments ».

     

    (Propos recueillis par JLK)

    Portrait d'Antunes: Horst Tappe.