Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 3

  • Bret Easton Ellis le sale môme

    53113523.jpg

    Au scandale des bien-pensants régressifs ou progressistes, des ligues de vertu et autres addicts du cauchemar climatisé, l'auteur de Zombies, d'American Psycho et de Lunar Park préfigure la lecture du monde lucide et panique d'un Michel Houellebecq. 

    La vérité peut-elle sortir de la bouche d’un enfant pourri ? Et la vérité sur un monde pourri a-t-elle le moindre intérêt ? Ces deux questions se posent, avec plus ou moins de pertinence, à l’approche du plus célèbre et, souvent, du plus mal compris des nouveaux écrivains américains – du plus mal traduit aussi en ce qui concerne Zombies.

    21199.jpg

    Le malentendu s’est accentué à l’occasion du scandale retentissant qu’a provoqué la publication d’American Psycho, roman passionnant mais inabouti et parfois complaisant, où le romancier relatait la dérive d’un golden boy dans l’horreur fantasmatique d’un serial killer. La composante la plus singulière de ce roman d’une violence inouïe – en apparence tout au moins, à la surface des mots – tenait à la confusion systématique de ce qu’on appelle la réalité et le champ d’action imaginaire du tueur.
    Gorillage narquois du Bûcher des vanités de l’élégant Tom Wolfe, American Psycho poussait beaucoup plus loin la description d’une société de battants oscillant entre les clichés de la réussite les plus flatteurs et une constante compulsion d’inassouvissement et de meurtre.

    bret_easton_ellis.jpg

    D’un thème aux résonances dostoïevskiennes, le « jeune » écrivain a tiré un roman « panique » intéressant, mais alourdi de chapitres redondants, notamment sur la culture rock. Pourtant c’est tout autre chose qu’on lui a reproché : on le taxa de sadisme parce que son protagoniste se montrait aussi violent que les personnages des vidéos dont il s’abreuvait, de misogynie sous prétexte que des femmes étaient violées et assassinées au fil des pages. Surtout on admettait mal que Bret Easton Ellis, produit typique de la société américaine dorée sur tranche, pût s’enrichir en brossant le tableau de la dégénérescence de son propre milieu. C’était ne pas voir que l’écrivain n’avait jamais fait autre chose que de décrire son entourage avec la lucidité d’un sale môme blessé. C’était ne rien saisir non plus de l’enjeu de son livre, poussant à l’extrême la représentation de la folie collective d’une société pourrie.
    Dès Moins que zéro, Bret Easton Ellis avait commencé de peindre le milieu de l’adolescence californienne au tournant des années 80 (il est né en 1964), flottant entre luxe et sexe, détresse affective et drogues douces ou dures. Dans Les lois de l’attraction, l’observation se développait à l’université, sur le mensonge oblitérant toutes les relations sous couvert de libération sexuelle et d’épanouissement apparent. En multipliant les points de vue des narrateurs successifs, le romancier parvenait à une sorte de mise à nu d’une ronde plus sinistre et déchirante que celle d’un Schnitzler au début du XXe siècle.
    Quant aux treize récits de Zombies (en anglais The Informers) qui nous ramènent aux débuts de l’écrivain, ils donnent une idée forte de la largeur du spectre d’observation et de l’hypersensibilité de l’auteur, entièrement investie dans son écriture, telle qu’on la retrouve exacerbée dans Lunar Park à l’autre bout de son parcours.

    Lunar-Park.jpg
    Situées à Los Angeles au début des années 80, ces nouvelles évoquent une humanité stéréotypée, bronzée, souvent droguée, aux prénoms et aux silhouettes interchangeables de beaux surfers ou de belles actrices de TV (on a droit à ce titre après une pub de trois minutes), tous également informés ou informes.
    Les situations de la narration rappellent souvent des standards de sit-coms tels qu’en débite la TV américaine à dose mégavomitive, en version superluxe et multisexuelle.

    Au présent de l’indicatif, Bruce téléphone de L.A. à son ami resté au New Hampshire pour lui raconter ses dernières rencontres (un certain Robert qui « pèse à peu près trois cents millions de dollars » et une certaine Lauren vraiment super) tandis que son interlocuteur, qui l’a déjà remplacé, se rappelle vaguement leurs vagues bons moments.

    Ou ce sont quatre amis qui se retrouvent dans un restau italien de Westwood, très gênés d’avoir à évoquer la mort (quelle horreur ce sujet, la mort, vraiment pas super) d’un proche crashé en voiture sous l’effet de la dope, un an auparavant ; et ce qu’on apprend, dans la foulée, c’est que toutes les relations entre ces quatre présumés « intimes » sont faisandées.

    Ensuite on voit une femme bourrée de médics, dont le fils se shoote et que son mari ne supporte que pour autant qu’elle sourie aux photographes de Hollywood. Ou c’est un père qui cherche à regagner la complicité de son fils qu’il emmène à Hawaï pour récolter les fruits amer de son manque total d’intérêt réel pour son ado. Et voici la vérité de l’enfant pourri : vous m’avez tout donné, sauf ce qui fait vivre et respirer. Bref, rarement on aura traduit le monstrueux ennui que c’est de jouir à vide ou de souffrir sans être aperçu ou entendu de quiconque.
    Et tout ce que note Bret Easton Ellis de la société qu’il observe nous parle évidemment puisque tout inter-communique désormais dans l’ubiquité et l’instantanéité mondialisées. Qu’il s’agisse de ce rocker perclus de coke qui se traîne sur les scènes japonaises en cherchant à se rappeler un vague bon moment avec son groupe scié par un suicide, ou de cette jeune fille écrivant des lettres sans réponses à un petit ami, décrivant à celui-ci, qui ne répond pas, sa lente descente aux enfers de l’agréable : tout cela relève aussi bien de la ressaisie de sentiments largement partagées par les temps qui courent.

    S’il arrive à Bret Easton Ellis de représenter, dans plusieurs de ses nouvelles, des situations parodiant la pire matière gore, où l’on voit par exemple des paumés paniqués massacrer un enfant, ou des vampires s’adonner à leur penchant comme à un jeu de société (ce fut un temps très à la mode à Beverley Hills), c’est évidemment par esprit de conséquence, comme lorsqu’un Bukowski raconte l’histoire du couple stockant dans son frigo les morceaux du jeune autostoppeur qu’il a ramassé au bord d’une autoroute, pour les déguster à l’heure du SuperBowl. Nul cynisme en cela, juste un peu d’exagération, n’est-ce pas, et encore… On sait par ailleurs quel doux poète est l’affreux Hank. Et de même Bret Easton Ellis est-il au fond un bon garçon plein de sensibilité et de répulsion contre toute forme d’inhumanité, comme l’illustre Lunar Park, quitte à relancer de nouveaux malentendus. C’est que, du behaviourisme tout extérieur de Less than zero ou d’American Psycho, l’on pénètre, avec Lunar Park, plus en profondeur et en nuances subtiles, au cœur de l'œuvre d’un romancier, devenu son propre personnage, qui ne s’était jamais exposé à ce point…

    Lunar-Park.jpg

  • Henri Calet le rêveur solidaire

     62128645.jpg

    Le journalisme français actuel manque terriblement d’un Henri Calet. Entendons par là: d’un homme de plume qui soit à la fois un reporter et un poète, capable de parler du monde actuel et des gens sans cesser de donner du temps au temps, et dont l’expression se reconnaisse comme une petite musique sans pareille.

    Or Calet, dans une époque certes moins soumise à la frénésie que la nôtre, avait ce double talent du témoin engagé et du rêveur, de l’observateur acéré et de l’humoriste anarchisant. On en trouvera une superbe illustration dans Les deux bouts (Gallimard, 1954), série d’une vingtaines de reportages-entretiens réalisés auprès de gens peinant, précisément, à «nouer les deux bouts», et que le journaliste aborde avec autant de souci du détail véridique que de malicieuse empathie; ou dans le premier recueil de chroniques, souvent merveilleuses, d’Acteur et témoin (Mercure de France, 1959).

    caletbouts.jpg
    Ecrivain avant que de prêter sa plume au journalisme, Henri Calet se fit connaître en 1935 avec La belle lurette, premier roman très nourri de sa propre enfance en milieu populaire et qui l’apparente, par son ton âpre et vif et sa vision du monde douce-amère, aux écrivains du réalisme «noir» à la Raymond Guérin ou à la Louis Guilloux.

    Après ce premier livre régulièrement redécouvert, Henri Calet publia Le mérinos en 1937 et Fièvre des polders, en 1940, qui lui valurent l’estime du public lettré sans toucher le grand public. Paru en 1945, Le bouquet, où ses souvenirs de captivité nourrissent l’un des meilleurs tableaux de la France occupée, faillit décrocher le Prix Goncourt, mais ce fut plutôt par le journalisme que le nom d’Henri Calet gagna en notoriété publique à la même époque.

    citation-henri-calet-46004.png

    Par la suite, l’oeuvre du chroniqueur et celle du romancier-autobiographe n’allaient cesser d’interférer, pour aboutir parfois (notamment dans Le tout sur le tout, l’un des plus beaux livres de Calet, datant de 1948) à des collages inaugurant une forme nouvelle, ainsi que le relève Jean-Pierre Baril, omniconnaisseur de l'oeuvre et de la vie de Calet, dans sa préface à Poussières de la route.
    Ce dernier recueil, précisons-le, fait suite à la publication d’un autre bel ensemble de chroniques rassemblées par Christiane Martin du Gard, dernière compagne et exécutrice testamentaire de Calet (De ma lucarne, Gallimard, 2001), et le lecteur découvrira, dans les notes bibliographiques, quel jeu de piste et quel travail de recomposition a été celui du jeune éditeur biographe - Jean-Pierre Baril prépare en effet une biographie d’Henri Calet. Ainsi qu’il me l’a rapporté, les papiers laissée par Calet après sa mort (en 1956), et notamment sa correspondance, constituent une véritable mine, encore enrichie par d’inespérées découvertes sur le passé souvent obscur de l’écrivain.

    AVT_Henri-Calet_8236.jpeg

    C’est en décembre 1944 qu’Albert Camus, sur proposition de Pascal Pia, invita Calet à collaborer au journal Combat, inaugurant un activité qui allait se disperser (un peu à la manière d’un Charles-Albert Cingria) entre de nombreux journaux et revues, à commencer par les publications issues de la Résistance. De cette période de l’après-guerre en France profonde, où sévissait l’épuration, Calet se fait l’écho dans deux reportages en Avignon et à Dunkerque, en 1945-1946, racontant respectivement une tournée houleuse (et qui faillit très mal tourner) du président Daladier, puis une confrontation de Paul Reynaud avec les communistes enragés et autres veuves de guerre. «On exécute beaucoup ces jours-ci», note Calet en passant, avant que Daladier, évoquant les «mégères exorbitées», ne lui rappelle les furies du Tribunal révolutionnaire.

    Au passage, le lecteur aura relevé la totale liberté de ton du reporter, qui commence son récit par l’aperçu d’une terrible séance chez un dentiste d’Avignon lui arrachant une dent sans lâcher sa cigarette. De la même façon, qu’il décrive un monument aux morts faisant office simultané de wc public, tire sa révérence à un obscur soldat tombé pour la France en 1940 («Ici repose un inconnu, dit Fenouillet»), acclame la nouvelle tenue des fantassins français «chauffée électriquement à l’intérieur au moyen de piles», raconte ses débuts à Berlin dans l’enseignement non dirigiste selon la méthode de Maria Montessori, visite les «dessous de grand navire» de l’opéra de Paris, échappe de justesse à un pervers lausannois ou vive avec la Garonne une sorte d’idylle poétique, Henri Calet ne cesse de combiner l’observation surexacte et la fantaisie, parfois pour le pur et simple plaisir d’écrire ou de décrire, selon la formule de Cingria, «cela simplement qui est».

    medium_calet.3.jpg

    Comme «notre» Charles-Albert ou comme Alexandre Vialatte, comme un Raymond Guérin ou un Louis Calaferte, Henri Calet se rattachait en somme à cette catégorie peu académique des grands écrivains mineurs, dont le style résiste parfois mieux au temps que celui de maints auteurs estimés suréminents de leur vivant.
    Ce qui saisit à la lecture de Calet, c’est que le moindre de ses écrits journalistiques est marqué par le même ton, inimitable, qui fait le charme à la fois piqûant et nostalgique de Rêver à la Suisse ou de L’Italie à la paresseuse. Ces promenades littéraires, de fil en bobine, relient enfin la partie digressive de l’oeuvre à sa partie narrative, dont on commence seulement à évaluer l’ampleur, la cohérence et la qualité.
    Mais Lison, lisez donc Calet: c’est un régal!

    Henri Calet. Préface et notes de Jean-Pierre Baril. Poussières de la route. Couverture (magnifique) de Massin. Le Dilettante, 317p.
    A lire aussi : la Correspondance d’Henri Calet avec Raymond Guérin (1938-1955), établie et préfacée par Jean-Pierre Baril. Le Dilettante, 347p.

  • Bellow supervivant

    Saul-Bellow.jpg

    Flash back sur un hommage post mortem, daté de 2005, à Saul Bellow.

    C’est l’un des romanciers majeurs du XXe siècle qui s'est éteint récemment en la personne de Saul Bellow, à l’âge de 89 ans à Brookline (Massachussets), cinq ans après la naissance de sa dernière fille, Naomi, née en 1999 !

    Ce nouveau rameau jeté au formidable tronc de la vie et de l’oeuvre du fringant vieillard précédait de peu la parution d’un livre d’une merveilleuse liberté, marquant une fois de plus, dans le mouvement tourbillonnant de la vie, la fusion de l’intelligence et de l’émotion en pleine pâte. L’ouvrage s’intitulait Ravelstein (2002) et parlait de nos fins dernières avec autant de truculence que de gravité, le narrateur (double présumé de Bellow) brossant le portrait de son ami Ravelstein (double du grand humaniste réactionnaire Allan Bloom) en train de mourir du sida.

    allan-bloom.jpg

    Mélange de roman foisonnant et de débat sur les grandes questions traitées comme en dansant (« Dieu m’apparut très tôt. Il avait la raie au milieu. Je compris que nous étions apparentés parce qu’il avait créé Adam à son image »...), autoportrait « en creux » et déclaration d’« amour vache » à la vie, ce livre , dégageant une immense sympathie, donnait une belle idée de la constante capacité de l’écrivain à se dépasser et se renouveler sans se renier pour autant, comme l’illustrent les bonds successifs de son oeuvre.

    Celle-ci ponctue la deuxième moitié du XXe siècle de livres qui fondent, d’une part, le roman juif américain (lequel sera chez Bellow plus américain que juif), et déploient une fresque humaine d’une prodigieuse porosité, nourrie par le milieu populaire d’émigrés juifs dans lequel l’écrivain a passé ses jeunes années, à Chicago.bellow.184.3.650.jpg

    Après deux premiers romans assez sages, L’homme en suspens (1944) et La victime (1953), encore marqués par la vision du “souterrain” de Kafka et Dostoïevski, la première explosion du talent de Bellow s’est manifestée dans Les aventures d’Augie March (1953), biographie épique et rhapsodique d’un orphelin d’origine russe, rappelant Huckleberry Finn en version juive, et qui ressaisit la langue avec une volubilité tentaculaire et une voix sans pareille. En contrepoint, très significatif des antinomies propres à Bellow, suivra le bref et beau roman mélancolique Au jour le jour (1956), dont le protagoniste est un quadra rejeté par son père et en crise existentielle. Nouvelle brusque rupture d’un grinçant comique, ensuite, avec Le faiseur de pluie (1959) et sa dérive africaine d’un milliardaire fuyant son milieu comme un personnage à la Simenon. Après quoi viendra cet autre très grand livre: Herzog (1964), dont le héros concentre en lui toutes les contradictions et figure, selon Philip Roth, « le plus grande création de Bellow, le Leopold Bloom de la littérature américaine », marquant en outre la première plongée de Bellow dans l’océanique réalité du sexe. Roman de formation ramassé sur cinq jours de l’été 64, Herzog est le plus ambitieux et le plus beau, le plus profus des romans de Bellow, très marqué par les sources européenes (notamment de Thomas Mann, Italo Svevo et Robert Musil) mais restant curieusement assez peu lu du public de langue française...

    Si la reconnaissance du prix Nobel de littérature, en 1976, a consacré l’oeuvre d’un formidable romancier doublé d’un essayiste de haute volée, dont l’esprit critique n’a cessé de s’exercer contre toutes les manifestations du « crétin américain », du maccarthymse de droite au politiquement correct de gauche, la réception de Saul Bellow, en France notamment, demeure en effet sporadique alors que des auteurs de moindre format y sont célébrés.

    quote-a-great-deal-of-intelligence-can-be-invested-in-ignorance-when-the-need-for-illusion-saul-bellow-2-31-58.jpg

    Or, tant par sa substance que par son empathie, l’intelligence anti-académique de sa perception et l’humour shakespearien qui la traverse, l’oeuvre de Saul Bellow, dont on recommandera encore les nouvelles réunies dans Mémoires de Mosby et le petit régal d’insolence d’ Une affinité véritable , reste à redécouvrir après la dernière révérence du vieux rebelle.

    « Regardez-moi, je vais partout ! Je suis un Christophe Colomb de quartier ! » s’exclamait crânement Augie March. Alors, oublions le quartier clôturé et sécurisé de Bush & Co, pour retrouver l’Amérique généreuse de Saul Bellow !

    penguinherzog.jpg