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  • Les racines du mal

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    Avec Le temps du mal, l'écrivain serbe Dobritsa Tchossitch, considéré comme "père de la nation" par ses compatriotes serbes, et devenu premier président de la République fédérale de Yougoslavie, entre 1992 et 1993, avant d'être "jeté" par Milosevic, a signé  une trilogie bouleversante.

    C'est un livre absolument saisissant que Le temps du mal, trilogie du grand auteur serbe Dobritsa Tchossitc. Sans équivalent dans la littérature contemporaine, ou alors il faudrait remonter à la parution, en 1983, de Vie et destin de Vassily Grossman, cet immense roman réaliste brasse la lave en fusion de notre terrible époque, tout en sondant les cœurs et les âmes d'une dizaine de personnages des plus attachants.

    À l'heure où s'effondrent les régimes communistes de l'Est, et tandis que l'Europe se reconstitue à tâtons, Le temps du mal nous confronte aux conséquences humaines catastrophiques des deux phénomènes de possession qu'auront représenté les idéologies communiste et fasciste, et la tragédie particulière du peuple serbe. Voyage au bout de la nuit ponctué d'épisodes déchirants, c'est cependant, aussi, un hymne à la vie, à l'amour et ce qu'il y a de plus noble et de plus lumineux en l'homme que ce roman.

    C'est le livre de toutes les trahisons, de toutes les injustices et de toutes les cruautés, et pourtant on traverse les 1200 pages du Temps du mal avec le sentiment de se purifier. Parce qu'au lieu de juger les erreurs humaines de l'extérieur, l'auteur nous les fait comprendre en nous faisant aimer ses personnages, et d'autant plus que ceux-ci sont pris au piège d'un siècle où le mal et le bien se confondent indissolublement.

    Figures emblématiques de ce drame: l'agent stalinien Petar Baje- vic, secrètement attaché à l'imitation du Christ, qui sème la mort aux quatre coins de l'Europe pour liquider les «traîtres»; et Bogdan Dragovic, héros du PC serbe et vieil ami du précédent, qui choisit cependant de résister aux iniquités de Staline après avoir vu tomber les meilleurs de ses camarades.

    La saga des Katic

    Le grand dessein de Dobritsa Tchossitch, dont la présente trilogie est le noyau central (précédé chronologiquement par Racines, Partages et la tétralogie du Temps de la mort, qui s'achève à la fin de la Grande Guerre), consiste à retracer la chronique des Katic, famille bourgeoise dont les ressortissants mâles ont tous le virus (très serbe) de la politique.

    Dans Le temps du mal, qui commence à la veille de la Deuxième Guerre mondiale et s'achève dans les massacres de l'invasion nazie et de la guerre civile, nous voyons s'affronter les idées de trois générations de Katic. Le vieux Vukasin, superbe figure de démocrate, s'oppose à la fois à la monarchie et aux communistes, avec le sentiment d'être dépassé. «On ne sait plus aujourd'hui qui est l'ennemi», déclare-t-il.

    Son fils Ivan, dont la confession constitue la ligne de faîte du premier volume, intitulé Le pécheur, est un compagnon de route des communistes, type de l'intellectuel de gauche cultivé dont le Parti se sert cyniquement avant de le conspuer par la voix de son propre beau-frère.

    Quant à Vladimir, fils de Milena Katic et de Bogdan'Dragovic, il incarne le jeune communiste fanatique qui rejoindra les partisans comme l'a fait Dobritsa Tchossitch lui-même, dont la silhouette discrète apparaît dans le dernier volume de la trilogie.

    De nouveaux «Possédés»

    Cependant, c'est avec Bogdan Dragovic, protagoniste de la seconde partie de la trilogie (L'hérétique) et Petar Bajevic, figure dominante du troisième volet (Le croyant) que nous allons au bout de cette tragédie dostoïevskienne d'après la Révolution.

    Le premier est un pur apôtre du communisme, qui a toujours tout sacrifié à la conspiration, à commencer par sa femme Milena, l'un des personnages les plus émouvants du livre. Au premier abord, ce monstre d'égoïsme a de quoi rebuter. Mais de sa première épreuve (le séjour moscovite durant lequel les grands inquisiteurs du Komintern s'affairent lui laver le cerveau) à sa descente aux enfers de l'exclusion et de la torture, un grand respect nous vient pour ce vieux croyant de la Révolution.

    Plus difficile paraît, en revanche, de comprendre et d'aimer Petar

    Bajevic, tueur avéré qui n'hésite pas à tromper Bogdan pour vivre, avec Milena, un roman d'amour pathétique. Or, à l'opposé de Stavroguine le démon froid, ce possédé nous touche, en dépit de sa férocité, par une flamme intérieure et une lumière que sa fin christique (il demande aux Allemands la grâce d'être crucifié) porte à l'incandescence.

    La Révolution parricide

    Indulgent à l'égard de ses personnages, à proportion des souffrances morales et physiques qu'ils endurent, Dobritsa Tchossitch n'en est que plus sévèrement critique envers l'idéologie. Lui qui personnellement a cru au communisme, se fait ici, de l'intérieur, l'analyste pénétrant de tous les mécanismes qui portent l'homme à s'illusionner, aveuglé par la lumière trompeuse de l'Avenir Radieux.

    Et puis il y a, dans ce roman, une méditation profonde sur le ressentiment parricide qui alimente la fureur révolutionnaire. Comme le Christ, le Parti veut «tout l'homme», brisant jusqu'aux liens du sang. Ainsi, par fidélité au Parti, le jeune Vladimir crache-t-il sur son père devant leur tortionnaire commun — scène atroce entre beaucoup d'autres. Plus tard, sans doute, le jeune homme apprendra lui-même ce que valent les promesses paradisiaques du Parti; de même que, plus tard, Dobritsa Tchossitch transmettra sa vérité, qu'il pourrait avoir recueillie auprès du vieux Milun, merveilleuse figure de paysan dont la droiture évoque les figures de sages obscurs célébrés par Tolstoï ou Soljenitsyne.

    Élève des humbles

    «La vie m'a tenu lieu d'école, écrit Dobritsa Tchossitch dans son credo littéraire, la guerre d'université, les vieillards de la campagne furent mes professeurs.» Et d'ajouter ces mots décisifs: «Nos ennemis les nazis et leurs alliés locaux m'ont forcé à comprendre que la puissance du mal était illimitée dans l'être humain; les paysans et les paysannes serbes qui me protégeaient des assassins et qui me nourrissaient, mes camarades de combat avec leur héroïsme, m'ont convaincu que la force du bien, quoique plus rare, était si noble, si importante, qu'elle conférait un sens à la souffrance humaine et qu'elle sortait souvent victorieuse de ses confrontations avec le mal.»

    Ainsi Le temps du mal, roman de toutes les haines et de tous les désespoirs, irradie-t-il l'amour et l'espérance.

    Dobritsa Tchissitch. Le temps du mal. Editions 'Age d'Homme, 1990. 

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  • Multiple Martin Amis

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    Martin Amis romancier, à propos de Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre.

    Les romans traitant sérieusement de l'état du monde contemporain sont assez rares, même très rares dans le domaine francophone. C'est en tout cas, par contraste frappant, ce qu'on se dit à la lecture de Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre, de Martin Amis, dont le formidable aperçu de la société anglaise (mais il faudrait dire plutôt: occidentale) relève à la fois de la tradition satirique - de Swift à Evelyn Waugh, en passant par La foire aux vanités de Thackeray- et de l'étude de moeurs, mais aussi du roman d'amour lesté d'une réflexion sur ce qu'on pourrait dire la bonne vie.

    À ces composantes s'ajoute, dans ce roman comptant sûrement au nombre des meilleurs de l'auteur, la qualité particulière d'une construction aux remarquables ellipses et d'une écriture extrêmement sensible et vibrante, musicale et dissonante, oscillant entre la réfraction mimétique du langage actuel le plus vulgaire et un récit aux dérives parodiques ou poétiques irrésistibles.

    Tant pour ce qui concerne les particularismes de la vie en Angleterre, que pour ce qui touche aux finesses et nuances de la langue, le lecteur francophone ne percevra pas, sans doute, la saveur intégrale de ce roman, mais ladite saveur surclasse déjà tout ce qui se fait à l'heure qu'il est, ou peu s'en faut, quitte à avaler le premier morceau de ce régal de travers...

    Le départ du roman est en effet "inapproprié" à souhait, puisqu'il démarre sur un inceste caractérisé, relevant bonnement du viol pédophile. La victime de celui-ci, à vrai dire consentante, et un ado de quinze ans prénommé Desmond, métis très intelligent et se sentant un peu coupable d'avoir cédé aux avances de sa grand-mère Grace ("vieille" de 39 ans et qui a enfanté sept fois depuis ses douze ans, notamment de quatre garçons aux prénoms empruntés aux Beatles) alors que celle-ci en redemande bientôt auprès d'un autre kid plus à la coule.

    S'il se confie au Courrier du coeur du journal local, Desmond redoute plus que tout que son oncle Lionel - délinquant dans la vingtaine au lourd passé criminel mais extrêmement chatouilleux en ce qui concerne les moeurs de sa mère -, n'apprenne son secret.

    Entre deux séjours du premier en prison, Oncle et neveu partagent le même logis au 33e étage d'une tour de la "mégapole mondiale" Diston, où l'espérance de vie moyenne est estimée à une cinquantaine d'années. Si la "faute" de Desmond reste ignorée de l'oncle terrible aux féroces pitbulls, sa fureur moralisante se déchaînera sur l'autre garçon que sa mère a séduit sans que nul ne sache dans quelles circonstances précises, sûrement atroces, il le fait disparaître - c'est le "trou noir" du roman. 

    Celui-ci rebondit cependant, après le drame, lorsque Lionel Asbo (dont l'acronyme signifie Anti-Social Behaviour Orders), emprisonné avec sa smala après un mariage achevé dans un déchaînement de violence familiale inouï qui a mis à mal le mobilier d'un palace, apprend qu'il a fait un gain monstrueux au loto et que la grande vie des milliardaires s'ouvre à lui malgré son mépris du jeu en question - c'est d'ailleurs Desmond qui a rempli son ticket.

    À partir de là le roman devient celui de tous les possibles, ou plus exactement de toutes les surprises. D'abord parce que Lionel Asbo, devenu richissime, reste aussi radin que naturellement violent et rétif à toute forme de civilisation - il a toujours refusé d'apprendre -, non sans composer un personnage de nouveau riche aux multiples facettes. Ensuite du fait que Desmond, le neveu dont Lionel a malgré tout été le substitut paternel, évolue très remarquablement pour sa part, jusqu'à la rencontre de son alter ego féminin prénommé Dawn - comme l'aube. Enfin par la vertu d'un roman qui brasse la vie avec autant de lucidité féroce que de générosité et d'humour. Des palaces dont ils se fait successivement "jeter" pour conduite inadéquate, au château qu'il se fait installer en campagne, nous suivons, dans la foulée des tabloïds qui en détaillent le feuilleton jour après jour, l'évolution du "voyou du Loto" et de son armada de gestionnaires et de compagnes de tout acabit. La trajectoire du nabab est l'occasion, pour le romancier, de brocarder le parvenu ordurier autant que les multiples parasites gravitant alentour, avec une attention particulière à la rumeur médiatique et aux à-côtés de la culture (une compagne de Lionel est à la fois top-model et poétesse sensible à l'humanitaire...) ou du sport-qui-gagne. Du point de vue de ces observations, l'univers social de ce roman pourrait être transposé en Italie ou en France, notamment, mais la satire n'en est à vrai dire qu'un aspect.

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    De fait, la grandeur de ce roman ne tient pas qu'à son tableau au vitriol de la vulgarité. À l'aperçu de ce qu'il y a certes de plus vil et de plus vain dans nos sociétés dites évoluées, au côté "cheap" de la nouvelle richesse, au toc de la réussite à bon marché s'oppose en effet la "vraie vie" de Desmond et Dawn - jamais aidés par l'oncle mais lui imposant peu à peu la vision d'une existence normale qu'il a toujours piétinée -, jusqu'à l'arrivée d'un enfant irradiant la dernière partie du livre sans qu'on puisse parler de happy end téléphoné...

    Il faut parler alors, aussi, de la langue de Martin Amis, de ses trouvailles incessantes et de ses beautés, rappelant parfois la créativité verbale d'un Vladimir Nabokov.

    D'une prison, Martin Amis écrit par exemple que "le bâtiment en briques rouges reluisait froidement dans son jus, avec son air d'école effroyable pour vieux messieurs".

    Ou voici Lionel Asbo sapé d'un costume "d'une cherté présidentielle, coupé eût-on dit dans l'étoffe liturgique employée pour les coussins d'église ou les surplis".

     

    Sur la mégapole: "À Diston, tout détestait tout le reste. et tout le reste, en retour, détestait tout. Tout ce qui était dur détestait ce qui était mou, et vive versa, le froid se battait contre le chaud, le chaud contre le froid, tout klaxonnait, criait et jurait contre tout, et rien n'avait de poids, et tout détestait le poids".

     

    Du satellite lunaire au déclin: "La face sombre était imperceptiblement avait porté un bonnet de marin en feutre noir".

     

    Ou d'un père heureux: "Cette lueur vibrante lui rappelait le son le plus courageux qu'il eût jamais entendu: le battement (amplifié) du coeur de sa fille avant sa naissance."

     

    Et après la naissance de Cilla: "Il était là, en pleine forme, parmi les anormalement vivants, il regardait l'eau talentueuse."

     

    Ou enfin: "La mer continuait de se prélasser, écume souriante. Pourtant les nuages, à grand regret, se réarrangeaient et contenaient désormais des interrogations grisâtres"...

     

    Dans l'incomparable essai que constitue Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard a magistralement montré, s'appuyant sur la lectures des plus grands romans européens, du Quichotte à la Recherche proustienne, comment le roman peut décrire et dépasser l'observation des mécanismes psychologique ou sociaux élémentaires, les faits historiques ou politiques, les tractations humaines relevant de l'ambition personnelle ou de la volonté de puissance collective, par le truchement de personnages incarnés et vivants, contradictoires et vrais, dont les vies deviennent destins ou fables, par delà ce que le penseur appelle la passion mimétique.

    Le roman n'est pas un catéchisme opposant le bien et le mal, mais une synthèse poétique des contraires et une échappés libre ouverte à l'identification et à la réflexion du lecteur. Il y a de la catharsis dans la vérité romanesque, et c'est ce qu'on pourrait dire aussi, dans la même filiation et toutes proportions gardées, de Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre, dont la poésie tour à tour panique et lustrale fait pièce au chaos.

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    Cette peste de Martin Amis...

    « Lorsque je descends un livre en flèche, écrit Martin Ami, ce sont en général des clichés que je cite. Lorsque j’en porte un aux nues, ce sont en général les qualités inverses : la fraîcheur, l’énergie, la réverbération de la voix ».
    Le cliché qui colle aux basques de Martin Amis est celui de l’écrivain méchant, genre serial killer de la critique, mais les citations surabondent, dans le recueil carabiné de Guerre au cliché, qui plaident pour une bonne méchanceté ou disons : une méchanceté pour la bonne cause, une saine férocité à l’encontre de la niaiserie et de la jobardise, avec des excès d’injustice liés au fait que le critique est lui-même écrivain.
    Les écrivains qui font dans la critique ont une espèce de droit de cuissage particulier sur les textes qu’ils abordent : c’est leur force et leur limite qui se résument souvent à la formule : mon verbe contre le tien, ou un étage plus bas : ma tribu contre la tienne.
    Martin Amis est à la fois un voyou, par sa génération (style dandy mod à patte d’éph) et une vieille femme de lettres par le milieu dont il est issu, fils de ponte des lettres (the famous Kingsley Amis) et dernier témoin historique d’une époque où la littérature était encore considérée comme la chose la plus importante du monde, une espèce de fauteuil suprême flanqué du strapontin fébrile de la critique littéraire.
    Entre les deux sièges et sur le ton de l’éloge, Martin Amis parle merveilleusement de Nabokov ou de Saul Bellow, aussi bien qu’il excelle à fustiger les tombereaux de clichés de moult écrivains dont un Norman Mailer est le pachydermique parangon. Mais dans un cas comme dans l’autre, il parle vraiment de littérature. Il en parle aussi, mine de rien, et comme par défaut, quand il achoppe (c’est le voyou) à telle biographie d’Elvis Presley style Deschiens ou aux inénarrables mémoires d’Andy Warhol, summum de la vacuité snob touchant au sublime pathétique par saturation d’imbécillité.
    Les éreintements, en matière de littérature et de jactance médiatique, ne relèvent souvent que du désir d’ « allumer » pour mieux se faire voir et valoir soi-même (l’ai-je bien descendu ?, etc), en manifestant une apparente liberté et en flattant le goût du public : ah ça, vous l’avez descendu, etc. Un Angelo Rinaldi a brillé dans le genre, avec talent et clinquant. Or Martin Amis est plus intéressant à cet égard que Rinaldi, en cela qu’il achoppe plus que celui-ci à « la chose ».
    Quand il amorce une lecture de Ma vie d’homme de Philip Roth en écrivant que, « malgré la bêtise croissante des romans de Philip Roth depuis Portnoy et son complexe (1969), la qualité de son écriture n’a cessé de s’améliorer », Martin Amis fait plus qu’une boutade (les romans de Roth n’ont effectivement aucune intelligence de la sorte nabokovienne que prise Amis) ou qu’un mot facilement méprisant, dans la mesure où il entre vraiment en matière, lisant vraiment les livres de Roth et relevant leurs avancées et leurs impasses (selon lui, s’entend) avec pertinence, tandis que les critiques de Roth par Rinaldi restent épidermiques et futiles, au point qu’on se demande s’il a vraiment lu les livres qu’il démolit.
    C’est en parlant de Nabokov que Martin Amis est le plus explicite à l’égard de ses propres exigences : « La plus grande partie de la critique littéraire a tendance à chercher, par delà, la littérature, autre chose. Le marxisme, la sociologie, la philosophie, la sémiologie, ou même la vie, cette étrange marchandise à laquelle le professeur Leavis ne cessait de répéter son attachement. Nabokov s’en tient à la chose même, à l’art, en essayant de nous faire « partager non pas les émotions des personnages qui peuplent le livre, mais celles de l’auteur ». Il voulait apprendre aux gens à lire. En outre, fût-ce à son insu, il essayait d’instiller chez autrui un amour de la littérature en révélant l’amour qu’il lui portait lui-même. Sa remarque sur les habitudes de lecture d’Emma Bovary résonne au rythme exact d’une sincère solennité :
    « Flaubert a recours au même procédé artistique lorsqu’il énumère les vulgarités de Homais. Le sujet peut être grossier et peu alléchant ; son expression est modulée et équilibrée sur le plan artistique. C’est ce qu’on appelle le style. C’est ce qu’on appelle l’art. C’est la seule chose qui compte réellement dans un livre ».

     

    Martin Amis. Lionel Asbo - l'état de l'Angleterre. Traduit de l'anglais par Bernard Turle. Gallimard, collection Du monde entier, 375p.

     

    Martin Amis. Guerre au cliché. Essais et critiques (1971-2000). Gallimard, coll. Du monde entier, 501pp.

     

  • Pointilliste cosmique

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    Symbole du nombrilisme stérile pour les uns, le monumental Journal intime d'Amiel fut aussi passionnément défendu par d'autres, dont Léon Tolstoï et Vladimir Dimitrijevic, son éditeur posthume…

    Pour qui n'a pas fréquenté vraiment le Journal intime d'Amiel, le nom de celui-ci reste le plus souvent associé à quelques formules typées qui, pour avoir un fondement, n'en sont pas moins des obstacles à la compréhension globale de cette extraordinaire entreprise littéraire.

    Trivialement parlant, Amiel incarne, pour beaucoup, le type qui se regarde vivre à longueur de journée; le rêveur velléitaire incapable de se décider à écrire le livre dont il rêve ou épouser la femme qui l'attire. «Le professeur Amiel fut un impuissant», écrivait Brunetière, premier de ses détracteurs. Et de nos jours, l'amiélisme passe pour l'emblème par excellence du repli sur soi et de la délectation morose. On le qualifie de noix creuse et le tour est joué.

    Roman d'une conscience

    Or s'il y a du vrai dans ces reproches, le moins qu'on puisse dire est que ces clichés réducteurs n'épuisent pas le sujet. D'abord parce que les 16 900 pages du Journal intime ne se bornent pas à de quotidiennes déplorations. Et puis Amiel est un écrivain souvent merveilleux. Non seulement une âme profonde et un cœur délicat, mais une intelligence ondoyante et curieuse de tout, un observateur aigu de se semblables et un poète en prose autrement inspiré que dans les vers de mirliton qu'il croyait le meilleur de sa production littéraire.

    De cet Amiel multiple et captivant, la lecture continue du Journal intime permet aujourd'hui de se faire une représentation mieux fondée que naguère, même si de nombreux esprits de qualité, de Tolstoï à Thibaudet ou de Mauriac à Georges Poulet, préfacier magistral du premier volume, ont déjà reconnu et défini les particularités de cet involontaire chef-d'œuvre. Amorcée en 1976, l'édition intégrale, dont le douzième et dernier volume devrait paraître en 1992, apparaît elle-même comme un monument définitif. On peut y voir la plus belle marque de reconnaissance de la part de Vladimir Dimitrijevic qui, à vingt ans, débarquant en Suisse romande au début de son exil, posa cette première question à un libraire neuchâtelois: "Who is Amiel "?  

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    Dans le neuvième tome récemment paru, qui recouvre les années 1872 à 1874, nous retrouvons Amiel, la cinquantaine passée, au moment où son amie Marie Favre (la fameuse Philine qui s'abandonna à lui pour une unique séance sexuelle) lui annonce de Berlin qu'elle préfère lui rendre sa liberté. C'est alors, pour lui, l'occasion de regretter son incapacité à contracter ce qu'il appelle un «mariage américain», que nous dirions un mariage d'amour banal. Lui qui examina 50 possibilités de se marier en 1852, et 80 en 1857, n'a pu se marier avec Philine parce qu'elle traînait «avec elle trois ou quatre parents» qui créaient «une impossibilité morale » pour lui dans son «monde genevois». Après la défection d'une autre égérie, c'est Fanny Mercier, dont il fera la légataire du Journal intime, qui hante ces pages de sa présence affectueusement austère...

    À part ses flirts spiritualisants, Amiel ronchonne contre l' «incivilité de manants» de ses étudiants, ces «oisons» qu'il ne parviendra jamais à intéresser, se dévoue et se lamente d'y perdre sa vie sans plaisirs tandis que ses molaires s'évident et que ses cheveux tombent. «Ce n'est pas le moment d'écouter les rossignols et de rêver aux îles Fortunées», note-t-il alors que «le catarrhe chronique s'installe».

    Le monde dans l'encrier

    Et pourtant l'écriture lui tient lieu, chaque jour, de chant et de tropiques. Dans le miroir de sa conscience, c'est l'universel qu'il cherche indéfiniment et traque en pointilliste cosmique. Impuissant, Amiel? Mais c'est ne pas voir la vigueur tonique de ses réflexions tous azimuts (sur la démocratie, contre l'esprit français, la «pieuvre» catholique et ses «lanières à pustules», notamment, la philosophie allemande et le collectivisme s'annonçant en Russie) et, plus concrètement, ses innombrables balades à pied autour du Salève ou sur les hauts de Montreux, ses baignades en eau froide et la remarquable santé avec laquelle il rend tant de visites à tant de probables casse-pieds qu'il éreinte ensuite avec non moins de vigueur.

    Le vénérable Virgile Rossel, quelques années après la mort d'Amiel, limitait l'intérêt du Journal intime à «certains chapitres de psychologie intime» et quelques portraits, et vouait le reste au probable oubli de la postérité. Amiel lui-même ne voyait-il pas dans la rédaction de ces pages «une variété de l'onanisme, une ruse de l'égoïsme couard»?

    Du moins au terme de sa vie, devant les 174 cahiers noircis, a-t-il fini par admettre que telle était bien l'œuvre de sa vie, fût-ce sans concevoir vraiment quel inestimable trésor il nous léguait...