Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 13

  • Médium de l'angoisse

    Highsmith110001.JPG

    Graham Greene la considérait comme « un poète de l’appréhension », et Patricia Highsmith avouait elle-même qu’elle ne s’intéressait guère à la littérature policière. Rencontre (en 1988) à Aurigeno, avec l’auteure de Catastrophes…

    En dépit de la célébrité que lui ont valu ses romans et ses recueils de nouvelles, notablement amplifiée par les adaptations cinématographiques de ses livre (signées Hitchcock, Clément, Wenders, Miller ou Chabrol, notamment), l’œuvre de Patricia Highsmith demeure relativement mal connue, à tout le moins sujette à malentendu. On croit avoir tout dit, à propos de son auteur, en lui donnant du « maître du suspense », et la présentation de ses livres ne laisse d’accentuer l’impression qu’il s’agit là strictement de littérature policière.

    Or, même s'il n’y a pas de vergogne à cela, le fait est que l’écrivain nous passionne pour d’autres motifs que des intrigues bien filées à cadavres dans le placard. Ainsi, celle que Graham Greene qualifiait de « poète de l’appréhension » est-elle surtout la plus sensible et pénétrante observatrice des situations sociales contemporaines et un témoin conséquent des névroses actuelles. Son regard apparemment impitoyable procède à vrai dire d’une sensibilité exacerbée et d’une profonde tendresse pour tous ceux-là qui subissent le poids du monde en général, et les atteintes de l’humaine vilenie en particulier.

    Avec Le Journal d’Edith, Patricia Highsmith a brossé un inoubliable portrait de femme esseulée à l’époque de la guerre du Vietnam. Et de même L’Empreinte du faux, que l’on considère volontiers comme son meilleur roman, relève-t-il de la littérature psychologique la plus subtile. En outre, à côté de petites merveilles, comme on en trouve à foison dans les recueils de nouvelles de L’Amateur d’escargots, du Rat de Venise, de L’épouvantail ou du Jardin des disparus, entre autres, Patricia Highsmith a progressivement développé un registre d’observation qui fait d’elle, avec des romans tels Eaux profondes, Ces gens qui frappent à la porte ou encore Une créature de rêve, la portraitiste la plus aiguë de l’Amérique moyenne en sa conformité de fauteuse de déprimes.

    HighsmithCasa.JPGUne visite à Aurigeno

    Patricia Highsmith habite une assez modeste demeure de pierre, au revers ombreux d’une vallée de la Suisse italienne, entre une large rivière aux eaux lustrales et d’austères contreforts montagneux couverts de châtaigniers. Deux chats, une cheminée, un minuscule atelier à écrire donnant sur une bande de ciel limpide au-dessus des monts enneigés ; solitude, silence, simplicité, et pas un soupçon d’esbroufe non plus dans la conversation de l'écrivain.

    - Dans quelles circonstances avez-vous commencé d’écrire ?

    - Vers l’âge de 15 ans, j’ai écrit un long poème, d’un ton très romantique, resté sans suite. Puis, à seize ans, je me suis mis à écrire des nouvelles, assez timidement, pour le journal du collège. C’était le même genre d’histoires que j’écris aujourd’hui. L’une d’elles racontait l’histoire d’un homme qui prend une jeune fille en auto-stop. Rien de méchant n’advenait finalement, mais c’était bel et bien un écrit « à suspense », comme on dit. Certaines de ces nouvelles ont été reprises telles quelles dans L’Amateur d’escargots, comme Les larmes d’amour, évoquant les chamailleries féroces de deux vieilles dames. Je l’ai écrite à dix-sept ans. En ce temps-là, ma famille vivait à Gramercy Park, à New York, et il y avait là de charmantes vieillardes très riches qui m’ont donné cette idée. À dix-neuf ans, j’ai écrit L’héroïne, l’histoire de la jeune gouvernante qui, pour monter son dévouement en assumant le sauvetage des enfants dont elle a la charge, met le feu à la maison de ses employeurs. Mais le journal de l’université n’en a pas voulu, la jugeant trop violente.

    - Vos parents voyaient-ils votre vocation littéraire d’un bon œil ?

    - Pas spécialement. Mais comme ils étaient eux-mêmes très indépendants (ma mère était dessinatrice de mode), ils me laissaient faire ce que je voulais de mes loisirs.

    - Avez-vous eu des maîtres à écrire, ou y a-t-il eu des écrivains qui vous aient influencée d’une manière ou de l’autre ?

    - Je n’ai été l’héritière de personne, ni n’ai singé quiconque. Dans mes lectures de jeunesse, j’ai beaucoup aimé Dickens et Dostoïevski, ainsi que Henry James, mais plus pour leur façon de penser que pour leur style.

    - Comment L’Inconnu du Nord-Express, votre premier livre, a-t-il été accueilli ?

    - J’ai eu de la chance. En premier lieu, je n’ai pas eu de peine à trouver un éditeur. Et puis, après qu’une note l’eut signalé dans le New Yorker, Alfred Hitchcock en a aussitôt acquis les droits, pour en tirer son film en 1951, deux ans après la sortie du livre.

    - Êtes-vous satisfaite des adaptations de vos livres au cinéma ?

    - Il y en a d’excellentes, comme les deux films qui ont été réalisés récemment par la télévision allemande, d’après Le cri du hibou et Eaux profondes. Et puis il y en a d’autres qui m’ont décue, comme l’adaptation du même Eaux profondes par Michel Deville, dont je n’ai pas compris la fin. Depuis lors, j’exige de voir le synopsis. Ce que j’avais demandé pour Le cri du hibou de Chabrol, dont j’ai reçu le script un peu tard…Bref, à l’heure qu’il est, j’ai six propositions concernant Une créature de rêve, mais aucune ne me paraît convenir.

    - En règle générale, pensez-vous que la critique vous rende justice ?

    - Je viens d’avoir la très heureuse surprise, dans la livraison de janvier 1988 du New Yorker, de lire une présentation de mon œuvre, signée Terrence Rafferty, qui s’étend sur trois pleines pages. C’est bien la première fois en quarante ans. Parce qu’il faut dire que je subis le contrecoup de cette manie, particulièrement marquée aux Etats-Unis, de tout classer et étiqueter. En ce qui me concerne, je n’ai jamais décidé d’écrire des histoires « criminelles ». Je ne choisis pas mes sujets en fonction d’un goût quelconque du public, et je ne me suis jamais intéressée non plus à la littérature policière du genre de celle d’Agatha Christie. Simplement, j’écris ce que je ressens, qui détermine mon besoin de l'exprimer. D’ailleurs, vous aurez remarqué que des livres tels que Le Journal d’Edith, L’empreinte du faux ou Une créature de rêve n’ont rien à voir avec le genre policier.

    - À propos du Journal d’Edith, justement : quel en a été le point de départ ? Aviez-vous une idée claire de ce que vous alliez y dire au moment de l’entreprendre ?

    - Oui, j’ai besoin de savoir où je vais, même si je m’écarte évidemment de tel ou tel plan initial. En ce qui concerne Le Journal d’Edith, il y avait en outre la nécessité de se documenter sur les aspects politiques de l’époque. Quant aux thèmes que j’entendais aborder, il y en avait trois : le traumatisme représenté par la guerre au Vietnam ; la dérive de Cliffie, le fils d’Edith, qui incarne d’abord tous les espoirs de celle-ci, et finit par dérailler comme tant d’adolescents fuyant dans l’alcool, la drogue ou les positions extrémistes ; enfin la situation d’Edith elle-même, trompée et exploitée comme l’ont été tant de femmes en dépit des beaux discours sur la libération qui se tenaient alors dans les milieux les plus « éclairés ».

    - Vous paraissez vivre loin de tout, et cependant vous abordez, et dans les nouvelles de Catastrophes plus que jamais, des thèmes très actuels. Vous restez donc attentive à ce qui se passe dans le monde…

    - Il est vrai que je ne fréquente guère les endroits où il faut se faire voir, à commencer par le milieu littéraire où je n’ai que quelques amis éditeurs. En fait, je préfère la fréquentation des peintres à celle des écrivains. Cela dit, je me tiens au courant de l’actualité, par les journaux et la radio, mais je n’ai pas de télévision chez moi, faute de temps et crainte aussi de voir du sang. Actuellement, je suis écoeurée par ce qui se passe dans les territoires occupés. Plus précisément j’ai honte de voir mon pays, les Etats-Unis, consacrer tant d’argent à la politique de génocide d’Israël. Quant aux nouvelles de Catastrophes, il est évident que certaines d’entre elles ont également exigé une documentation précise. J’ai donc préparé des dossiers avec des coupures de presse dont je me suis amplement servie. Ainsi en va-t-il de l’histoire où il est question du scandale de l’élimination des déchets nucléaires, ou de celle qui évoque la gabegie régnant dans certains pays africains.

    - Qu’aimeriez-vous apporter à votre lecteur ?

    - J’espère lui donner un certain plaisir, et peut-être une nouvelle façon de voir les choses, qui sait ? Peut-être même un soutien, un bonheur ici et là, ce qui n’est pas négligeable, je crois, par rapport à la vie si pesante parfois.

    - Et de votre côté, qu’attendez-vous de votre lecteur ?

    - Je ne crois pas être en droit d’exiger de lui quoi que ce soit. Si je ne suis pas capable de le captiver, c’est de ma faute. J’espère cependant que mes lecteurs ne sautent pas de paragraphe…

    - Pensez-vous que la littérature puisse être engagée ?

    - Il le faudrait, mais j’insiste sur ce conditionnel. Peut-être un Albert Camus y est-il parvenu ? Mais quant à moi, je ne m’en soucie guère. À vrai dire je suis sceptique à cet égard. Disons que cela devrait pouvoir se faire, le plus efficacement, par la satire…

    - Quelles sont les qualités humaines que vous préférez ?

    - La patience et l’honnêteté.

    - À lire beaucoup de vos histoires, l’on pourrait s’imaginer que vous êtes cruelle et pessimiste. Qu’est-ce à dire ?

    - Je ne crois pas être cruelle. J’essaie plutôt de n’être pas trop sentimentale. Je pense que je suis partagée entre le pessimisme et certain espoir. Mais savoir ce qui prédomine…

    - Si l’on vous offrait de vous réincarner sous une forme animale, laquelle choisiriez-vous ?

    - J’aimerais être un éléphant, dans son milieu naturel. Ou bien un petit poisson dans un récif de corail. Mais je préfère, à tout prendre, l’idée de l’éléphant, à cause de son intelligence et de sa longue vie…

    - Si un enfant vous demandait de décrire Dieu, que lui diriez-vous ?

    - Je lui dirais que c’est un nom qui signifie beaucoup de choses. Je lui dirais que Dieu a été inventé par l’homme primitif qui cherchait à surmonter sa peur des éléments, parce que c’est ce que je crois. Je lui dirais aussi que chacun devrait être respectueux de tous les dieux que tous les peuples ont inventés et vénérés. Je lui dirais également que n’importe quel dieu peut devenir le réceptacle du « bien » et de la vertu ou de la morale au sens courant, mais est-ce qu’un enfant comprendrait de telles notions ? Enfin je pense que j’essayerais de lui expliquer que, tout au moins idéalement, un aspect important de l’idée de Dieu, exprimé par la Bible, se résume en le respect de son semblable.

    Highsmith25.JPG

    À propos de Catastrophes.

    Ce sont d’affreuses histoires qu’on lit avec une étrange délectation. Est-ce morbidité de notre part ou défoulement en douceur de quelque cruauté sadique ? Ce qui est sûr, c’est que la volupté du cauchemar s’empare du lecteur…

    Comme dans les nouvelles non moins cruellement admirables d’un Paul Bowles, c’est toujours le pire qui arrive dans ces Catastrophes,dont le titre original précise qu’elles sont tantôt « naturelles » et tantôt « non naturelles ». La nature est certes très présente dans les dix récits du recueil, mais il va de soi que l’auteur ne va pas se contenter de nous ressortir les bon vieux typhons, séismes et autres calamités naturelles de sa boîte à malice. Ce n’est pas l’horreur brute ou l’arbitraire dévastateur qui l’intéresse, mais bien plutôt les ravages de l’ancestrale arrogance humaine.

    Des médecins autrichiens se livrent, sur des cancéreux, à des expérienvces aboutissant à la prolifération d’excroissances monstrueuses, qui ressurgissent de terre après l’ensevelissement des cadavres. Une baleine magnifique se transforme en torpille vivante après s’être empêtrée dans un champ de mines. À Manhattan, un building flamboyant, véritable symbole de l’hygiène absolue est envahi par des cafards géants. Ou bien c’est une apocalypse nucléaire provoquée par un caprice de la femme du président des Etats-Unis...

    Il y a quelque chose du conte « panique » dans ces histoires où l’on tremble en effet comme chez les frères Grimm ou chez Perrault, avec un mélange d’effroi et de fascination. De surcroît, la satire y atteint des sommets, moins marqués jusque-là chez Patricia Highsmith.

    Cependant, au-delà de la charge corrosive à connotations politiques, la nouvelliste fait passer une émotion plus profonde, qui relève d’une protestation de moraliste. Jamais, pour autant, elle ne donne dans le genre édifiant. Pas vraiment son genre : tout dans l’ « understatement ». Et cependant elle en dit, des choses, Patricia Highsmith, sur notre sacrée espèce et notre drôle d’époque, de sa position décentrée qu’on pourrait dire « du côté de la vie »…

    Patricia Highsmith. Catastrophes. Nouvelles traduites par Jacqueline Robert et Annie Saumont. Calmann-Lévy, 1988.

    (Cet entretien avec Patricia Highsmith a été réalisé le 19 février 1988 à Aurigeno, en Suisse italienne. L’ensemble de la présentation a paru dans le Magazine littéraire, en septembre 1988).

    Indispensable:

    En 1994 a paru, sous le titre général de Dernières nouvelles du crime, un volume de la collection Bouquins, chez Robert Laffont, rassemblant huit recueils de nouvelles de Patricia Highsmith, préfacé par Gabrielle Rolin. Y figurent L'Amateur d'escargots, Le rat de Venise, Toutes à tuer, L'épouvantail, La proie du chat, Le jardin des disparus, Les sirènes du golf et Catastrophes.

    Ce recueil fait suite à la publication, à la même enseigne, d'une premier volume consacré aux romans de Patricia Highsmith, à savoir: L'inconnu du Nord-Express, Monsieur Ripley (Plein soleil au cinéma), Ripley et les ombres, Ripley s'amuse (L'ami américain au cinéma) et Sur les pas de Ripley.

    Un film documentaire intéressant a été consacré à Patricia Highsmith par Philippe Kohly. Info pour commande: www.dvdpoche.com.

    Patricia Highsmith, née le 19 janvier 1921 au Texas, est décédée le 2 février 1995 à Locarno.

  • Tabucchi et les fugues du temps

    antonio-tabucchi.jpg

    Trois approches du maestro.

    Il est certains livres qui, par leurs thèmes et leur forme, l'impression qu'ils dégagent ou la musique qui en émane, cristallisent le sentiment d'une époque, et tel me semble Il se fait tard, de plus en plus tard d'Antonio Tabucchi, qu'on pourrait dire - segmenté en une série de lettres d'amour d'hommes seuls balancées à la mer, auxquels ne répondra qu'une épître féminine à résonance mythologique -, le grand livre du courage pour rien ou de l'amour trouvant plus juste de ne plus rimer avec toujours.

    A une époque où la notion d'infini se trouve fondamentalement entamée par la Science, ici incarnée par un jeune astrophysicien mâcheur de chewing-gum (il fait des bulles!) qui va déclarant que l'Univers se dirige tout droit sur la case néant, le poète ou, plus modestement, le promeneur, le «déambulant» que les ménagères regardent un peu de travers de leurs jardins à nains de plastique imitant la terre cuite, enfin le quidam et sa «quidame», vous et moi, vacillent un peu en se tâtant devant les données de cette nouvelle réalité désormais réputée tout à la fois ondulatoire et corpusculaire. Or la Science va-t-elle expliquer à Untel pourquoi cela n'a jamais marché avec «Unetelle»? La Science va-t-elle vous aider à revivre, dans sa plénitude, l'événement de tel orage qui vous a bouleversé il y a tant d'années? La Science va-t-elle localiser et définir enfin ce qui vous distingue de l'amibe ou de votre futur clone?

    Ce qui est sûr, compte non tenu de l'Univers qui se ratatine tout de même à long terme, c'est que vous, dans votre chair, vivez de vrais drames de feuilleton, de roman, de théâtre et même d'opéra. Vous avez été jeune et c'était la fête, par exemple sur cette île où vous étiez il y a vingt ans de ça avec elle, puis les années ont passé et maintenant elle a «des obligations».

    1675347_3_fbf1_ill-1675347-8600-tabu_e9adaa0d655e291b3a2a3c3ec7c11453.jpg

    Entre-temps, vous aurez découvert, par le poète, que les mots sont à la fois des choses, réelles et palpables, qui permettent de ressusciter les souvenirs. Les mots vivent. Les mots sont des bêtes. Les mots sont des ânes couillus et des âmes ailées. Hélas, entre elle et vous, et même entre vous l'un et vous l'autre, le temps n'est jamais tout à fait accordé: il y a plein de failles partout entre le passé, le présent et l'à venir. Par ailleurs, vous aurez noté «à quel point est trop le trop que notre époque nous offre», par opposition à la vision de cette vieille insulaire qui vit en autarcie sur son île avec ses chèvres. Cela étant, vous savez aussi que l'essentiel que vous aurez vécu est fait de «riens», comme la vie de cette vieille sur son île précisément.

    frase-o-ponto-de-encontro-entre-a-criacao-artistica-e-a-vida-vivida-talvez-esteja-naquele-espaco-antonio-tabucchi-92448.jpg

    Aussi, les mots sont votre corps. Et vous voici plongé dans votre fleuve de sang, à l'écoute de «dame Hémoglobine», ou dans cette chose inconcevable qu'est votre cerveau, palpé par telle souris-caméra et qui vous renvoie ses images silencieuses.
    Aux pages 117 et suivantes de ce livre, vous éprouverez peut-être, comme le soussigné, l'irrépressible désir de fiche le camp direction la Toscane, qu'aura censuré l'urgence, à vrai dire impérative et jouissive, de commettre cet article. Or ce chapitre, lu l'autre matin sur l'oreiller de la femme de notre vie (il en faut en ces temps délétères), est une pure merveille. Cela s'intitule De la difficulté de se libérer du fil barbelé. Cela traite de l'horreur imposée par l'histoire et de la finitude plus banale inscrite en nous.
    De fait, Antonio Tabucchi distingue le barbelé de la pesanteur historique détaillée par un Primo Levi (Hitler, Auschwitz, etc.) et celui de toute fin personnelle. Cela étant, en poète, il nous ouvre aussi cette fenêtre merveilleuse du souvenir revivifié (superbe évocation d'un orage sur l'église romane de Sant'Antimo, du côté de Montalcino) qui devient ici l'amorce d'un nouvel événement: celui de la définition, point trop scientifique, mais hautement poétique, de la notion d'âme.
    L'âme, selon Tabucchi, est assimilable à un globule rouge perdu parmi des myriades d'autres. Là réside le génie de Rembrandt et de Bach, de Van Gogh et de Rimbaud, votre unicité et la nôtre. Mais pas question de l'isoler pour la soumettre à nomenclature: elle en cracherait du sang.

    D'aucuns, par les temps qui courent, prophétisent la fin de la littérature européenne et, singulièrement, la déconfiture du roman. C'est faute, chez eux, de cette énergie qui fait, depuis toujours, s'élever l'homme au-dessus de la pierre ponce ou de la laitue. L'énergie: voilà ce qui, malgré la vague élégiaque et crépusculaire qui traverse ce très beau livre, en assure à la fois la vigueur transmise et l'incitation à passer outre. Or tel est l'écrivain en ces pages, tout à ses jeux de rôle et à ses expériences sur le langage et la langue, qui nous touche surtout ici à proportion de son empathie et de ses multiples incarnations existentielles et affectives. Proche à cet égard de son ami Lobo Antunes, Tabucchi le superlettré se fait aussi bien un frère humain de Robert Walser ou de Thomas Bernhard et de tous ceux-là qui, à l'opposé de la littérature des «gagnants», ont choisi de défendre les «perdants» qui font le sel de la vie.

    Savant et populaire, truculent et subtil, jouant sur tous les registres de la chose écrite ou chantée (qui voit soudain le prêtre sacrifiant de Norma entonner Tintarella di luna...), du pastiche et de tous les mélanges, poussant sa tête chercheuse de romancier phénoménologue avec une complète liberté et, aussi, un sens constant (et constamment frotté d'humour) de l'humaine condition, Antonio Tabucchi nous fait rire jaune comme les feuilles de l'automne-hiver de cette fin-début de siècle et de millénaire où tout semble foutu et tellement à venir...

    Retour sur Tristano meurt.

    Le philosophe russe Léon Chestov évoquait, dans Les révélations de la mort, ce moment décisif, dans la vie du jeune Dostoïevski condamné à mort pour menées subversives, où il fut confronté au “mur” ultime avant d’être gracié. in extremis. Or c’est dans une situation comparable, à certains égards, que se trouve le vieux Tristano en ce mois d’août de la dernière année du XXe siècle, dans une maison de campagne de Toscane écrasée de chaleur, au milieu du crissement des cigales, sachant la mort certaine et proche, et non moins convaincu de la nécessité de parler tout en se méfiamt des mots, “l’écriture fausse tout”, dit-il même, et à l’écrivain qu’il a convoqué à son chevet pour se confier à lui, de lancer acerbe “vous les écrivains vous êtes des faussaires”. Lui-même, considéré comme un héros pour d’anciens faits de résistance qu’il rappellera plus tard, n’est pas moins lucide à son propre égard, et pourtant Tristano va parler. Sa parole semble d’abord surgir du silence crissant de l’été comme de l’ébluissante nuit d’un autre temps, sous la forme de bribes d’une chansonpopulaire surgie des années 40 et se prolongeqant ensuite par bribes désordonnées, délirantes parfois même à proportion des doses de morphine que lui administre la Frau revêche qui veille sur lui, puis un récit, discontinu mais non moins cohérent, accidenté mais traversé de visions et incessamment pimenté d’humour, va se développer, de plus en plus ample, en suivant les méandres de la mémoire, ressaississant à la fois une vie et toute une époque aussi.

    Emprunté à une personnage de Leopardi, le prénom de Tristano rayonne ici de la même sombre lumière filtrant dans la poésie et la pensée du grand poète italien, tout en associant le lecteur à une vertigineuse traversée de ce qu’il est convenu d’appeler “la réalité”. Réalité d’une enfance, d’une adolescence, d’une histoire nationale précipitant les troupes de Mussolini sur la Grèce, réalité de l’acte soudain déviant (mais à un millimètre près) du jeune soldat Tristano tirant sur un “camarade” allemand avant de rallier la Résistance et d’endosser la figure du héros, réalité revisitée après que son interlocuteur muet (qui fut naguère son biographe) l’eut fixée une première fois, et redite cette fois “pour de vrai” (mais qui écrit, sinon celui qui a écouté...), réalité “à la vie à la mort” qui voudrait dire pour l’essentiel une histoire en train d’être prostituée à toutes les sauces par le nouveau monde du dieu “dingodingue” de la société médiatique et berlusconienne. Tristano se meurt et , pour reprendre le titre d’un autre admirable roman de Tabucchi, “il se fait tard, de plus en plus tard”. Et pourtant la musique des mots, la poésie des images, la chanson alternée de nos amours et de nos idéaux de jeunesse résiste à la corruption - la vive voix de Tristano est là pour en témoigner, et si l’écriture ne rend pas toute la voix de Tristano, du moins l’écriture ressuscite-t-elle en nous la réalité d’une vie transmutée par le verbe...

    Sur Le Temps vieillit vite.

    51o6EhymakL._SX195_.jpg


    Que peuvent bien se dire une petite fille qui en sait un peu trop et un ancien militaire lisant l’avenir dans les nuages ? C’est ce que nous apprend Antonio Tabucchi dans l’une des plus belles histoires de son dernier livre, qui en compte neuf, liées ensemble par le fil d’or du temps et de ce qu’il fait de nous. Picasso disait qu’il faut toute une vie pour devenir jeune, et Brassens que « le temps ne fait rien à faire ». Pour Tabucchi, l’ «affaire » est plus compliquée, qui dépend autant de nos artères que de nos amours, de nos relations filiales ou amicales, entre autres composantes extérieures, dont la « faute à pas de chance » ou un régime politique plus ou moins dangereux selon votre idée de la justice ou le degré de votre opportunisme.
    A l’école, l’adolescente de Nuages, qui trouve chic de dire « singulier » au lieu de « super», a appris que le Coca et les McDo’s sont « la ruine de l’humanité », et lorsque le militaire en retraite lui apprend que notre espèce a passé des siècles à construire, grâce aux architectes, et à détruire, à cause des militaires, la jeune Isabel lui répond qu’heureusement il y a « les idéaux ». Sur quoi son interlocuteur, fort de son expérience, lui objecte que le Coca et les McDo’s n’ont jamais conduit personne en camp de concentration, contrairement à certains idéaux. Alors l’enfant de lui confier gravement que la psychologue lui a décelé certains « trouble de l’âge évolutif »…Et le vieillard de la rassurer avant de lui parler de la néphélomancie, science poétique qui consiste à lire l’avenir dans les nuages, ramenant la petite à l’âge de s’émerveiller.
    Pleins d’humanité pensive et d’humour aussi, les neuf récits de ce recueil « bougent » et s’accordent comme les piécette d’un kaléidoscope. Observant de loin une petite cancéreuse en chaise roulante qui s’exclame quelle telle chose est «la plus belle du monde », un vieillard maladif constate qu’il n’a jamais été capable d’imaginer « la chose la plus belle », avec la même mélancolie qui fait penser à telle femme encore jeune qu’elle est passée, faute d’enfants, à côté de la vie. L’histoire tragique du XXe siècle est très présente aussi dans ces vies, qui rappellent celle de Pereira (dans Pereira prétend, mémorable roman de Tabucchi), comme dans Les morts à table où l’on suit un ancien flic de la Stasi chargé de la surveillance de Brecht, ou dans Entre généraux, où un officier hongrois, sauvé en 1956 par son homologue ennemi, le revoit quarante ans plus tard, à Moscou, pour lui manifester sa gratitude.
    Tout au jeu de miroir de ce qu’on a vécu et de ce qu’on imaginait, de la réalité apparente (parfois filmée avec une caméra sans pellicule…) ou d’une fiction plus riche en vérité, Antonio Tabucchi, après l’admirable Tristano meurt, poursuit ainsi sa méditation-rêverie qui s’achève ici sur une fine merveille intitulée Contretemps et suggérant, par le truchement d’une bifurcation brusque de la trajectoire du protagoniste, qu’il n’est jamais trop tard pour donner un sens à sa vie, ou pour en rêver comme d’une belle histoire...

    Antonio Tabucchi. Il se fait tard, de plus en plus tard. Traduit de l'italien par Lise Chapuis et Bernard Comment. Editions Bourgois, 303 pp, 2002.

    Antonio Tabucchi. Tristano meurt. Traduit de l’italien par Bernard Comment. Gallimard, coll. “Du monde entier”,203p, 2004.

    Antonio Tabucchi. Le Temps vieillit vite. Traduit de l’italien par Bernard Comment. Gallimard, coll. Du Monde entier, 181p, 2009.

     

     

  • Mesure de Léautaud

    Léautaud6.JPG

     

    J’ai découvert le Journal littéraire de Léautaud dans la bibliothèque de la mansarde parisienne que mon ami Germain Clavien m’avait prêtée quelques mois durant, en 1974, rue de la Félicité, dans le quartier des Batignolles. Je gagnais alors un peu de sous en dactylographiant le monumental Journal intime d’Amiel, et je nourrissais une vraie passion pour l’œuvre de Charles-Albert Cingria, qui rencontra maintes fois Léautaud dans le salon de Florence Gould.

    Si Charles-Albert fut généreux (non moins que lucide) à l’endroit de son pair alcestueux, au point de lui consacrer d’inénarrables portraits (le comparant notamment à une antique tortue broutant sa salade), Léautaud fut plus acerbe,voire injuste, dans son Journal littéraire, à l’égard de ce drôle d’oiseau des îles que figurait à ses yeux Charles-Albert. Après la mort de Cingria, Marcel Jouhandeau évoqua la belle paire qu’il observa lui-même chez dame Gould. Pour ma part, je relis toujours ces trois auteurs avec un égal plaisir.

    S’il appartient en somme à la catégorie des grands écrivains mineurs qui ne seront jamais reconnus — mais alors avec passion — que par un nombre relativement modeste de lecteurs, au même titre qu’un Fargue ou qu’un Jouhandeau, qu’un Vialatte ou qu’un Cingria, Paul Léautaud n’en connut pas moins la célébrité de son vivant, et ce presque à son corps défendant, par le truchement d’entretiens radiophoniques avec Robert Mallet dont la diffusion, de novembre 1950 à juillet 1951, obtint un succès phénoménal.

    Léautaud30001.JPG

    Presque octogénaire, l’auteur du Petit ami toucha le public, au-delà des seuls cercles littéraires, par sa verve caustique et sa liberté d’esprit, la sincérité sans mélange avec laquelle il parlait de sa vie, et l’alternance de rosserie et d’émotion qui marquait ses propos sur ses pairs les écrivains (de Valéry à Gide, et de Verlaine à Jules Romains) ou sur les animaux, qu’il préférait ordinairement à ceux-là... .

    Rappelons à ce propos que Léautaud cohabitait en permanence avec une vingtaine de chiens et une trentaine de chats, tous recueillis sur la rue, et qu’il leur a consacré des pages mémorables.

    Clarté et naturel

    Cela étant, il serait aussi imbécile de se limiter à cette image pittoresque de l’écrivain que de monter en épingle ses pages de libertin, comme s’y sont complaisamment employés d’aucuns l’an dernier, à la parution du Journal particulier évoquant les relations intimes de l’écrivain avec l’indispensable Marie Dormoy ou avec sa maîtresse principale dite Le Fléau. En fait, les « séances » érotiques, assurément très crues (Léautaud, comme toujours, appelle un chat un chat) que l’écrivain consigne dans les marges de son journal, sont plutôt rares, et n’ont d'intérêt que par rapport à l’ensemble de ses observations et, plus encore, à l’économie de son écriture.

    Léautaud7.JPG

    Car c’est essentiellement une mesure que la phrase de Léautaud, correspondant à une civilisation. Plus proche de Voltaire que des surréalistes ses contemporains, de Chamfort que de Camus, ou de Molière que des petits marquis de la « modernité », Léautaud n’en constituepas moins un idéal toujours actuel de clarté et de naturel, de spontanéité (réelle ou feinte) et d’indépendance d’esprit, qui combine les vertus analytiques de la langue française et sa grâce nonchalante, sa précision, sa netteté, son tranchant et ses nuances aussi, sa flexibilité, enfin son génie intact.

    « Rien n’a plus de prix pour moi que la netteté, la concision, et c’est si difficile de n’être pas littéraire, le premier mérite à mes yeux », notait- il ainsi tout en reconnaissant qu’il avait « toujours vécu littérairement ».

    Un monde en spectacle

    Pourtant, que le titre du Journal littéraire de Paul Léautaud n’abuse pas le lecteur, qui lui offre, avec ses quelque 6000 pages, un aperçu de ce que fut la vie a Paris — et non seulement dans le milieu des écrivains —entre 1893 et 1956.

    Pour ne prendre qu’un exemple, relevons l’intérêt tout particulier des observations quotidiennes de Léautaud durant l’Occupation et au lendemain de la guerre : il y a là une mine de notations qui nous permettent de sentir beaucoup mieux le climat de la France moyenne de l’époque; lui-même professant un certain antisémitisme très partagé alors. En outre, maigre sa fréquente monotonie et son absence totale de perspectives métaphysiques, le Journal de Léautaud est un miroir que l’auteur nous tend, où nous ne cessons d’apprendre à nous mieux connaître. Jusque-là, ce monument n’était disponible que dans sa première édition du Mercure de France, en vingt volumes. Beaucoup plus pratique évidemment : celle que voici, en trois tomes sur papier bible assortis d’un volume d’index.

    À découvrir

    Mais tant qu’à découvrir Paul Léautaud, n’en restez donc pas là. Lisez ses savoureuses chroniques théâtrales (d’admirables pages sur Molière et Shakespeare, notamment), parues chez Gallimard sous le pseudonyme de Maurice Boissard ; lisez Le petit ami, évoquant ses tribulations de garçon abandonné par sa mère ,que les grisettes et les trottins consolent ; enfin lisez illico In memoriam, son chef-d’œuvre qu’il griffonna au chevet de son père à l’agonie, et où l’on trouve la clef de sa personnalité profonde alors que, feignant le cynisme, il observe son paternel "en train de décéder un peu plus"... 

    Léautaud8.JPG 

    Rien que la vérité...

     

    Paul Léautaud se flattait de n’avoir jamais menti de toute sa vie, et c’est sûrement vrai. Jamais en tout cas, à le lire, on n’a l’impression qu’il cherche à plaire au lecteur ou qu’il se ménage lui-même en s’observant. Voici par exemple ce qu’il écrivait le dimanche 4 mars 1951 dans son Journal littéraire : « Je n’ai jamais eu, même tout enfant, le moindre amour du prochain. Je suis même presque fermé à l’amitié. J’ai eu deux grandes passions, purement physiques. Aucun sentiment. Rien que le plaisir. Ma partenaire aurait pu mourir en cours d’exercice, indifférence complète. Méfions-nous des gens qui se jettent à notre cou, nous serrent dans leurs bras, pleins de belles paroles. Comme des individus ou des nations qui veulent porter le bonheur – ou la liberté – à d’autres peuples. On sait comment cela tourne. »
    Le même jour (l’écrivain avait alors 79 ans) Léautaud remarquait qu’il avait toujours été « fermé, comme écrivain, à l’ambition ou à l’exhibition, à la réputation, à l’enrichissement », et qu’une seule chose avait compté pour lui : le plaisir précisément.

    « Ce mot plaisir représente pour moi le moteur de toutes actions humaines ».
    Son plaisir, Léautaud l’avait trouvé avec quelques femmes, avec les poètes dont il fut l’anthologiste au début du siècle (lui qui se prétendait fermé au sentiment, pleurait comme une madeleine quand il récitait par cœur Verlaine, Jammes ou Apollinaire), dans les conversations quotidiennes au Mercure de France dont il était l’employé, avec les centaines de chats et de chiens qu’il a recueillis dans son pavillon d’ermite urbain de Fontenay-aux-Roses, et surtout à écrire, tous les soirs à la chandelle, le rapport circonstancié de ses journées, consigné à la plume d’oie sur des feuilles collées les unes aux autres et dont l’ensemble nourrit les dix-huit volumes de la première édition du Journal littéraire.
    A part celui-ci, Le petit ami, évoquant sa jeunesse de gandin préférant les lorettes de bals populaires aux bourgeoises, et le poignant In memoriam, écrit au chevet de son père mourant avec autant de ressentiment (justifié) que d’émotion (Léautaud est un super-émotif sous son rictus), quelques proses stendhaliennes et ses chroniques de théâtre réunies sous le pseudonyme de Maurice Boissard, constituent toute son œuvre; à quoi s’ajoute la formidable série d’entretiens radiophoniques qu’il a réalisés avec Robert Mallet, qui le fit connaître de la France entière et dont l’intégrale est disponible en CD.

     

    L'amour d'une mère


    Paul Léautaud avait 21 ans lorsqu’il entreprit la rédaction de son Journal littéraire, qu’il tint jusqu’à la veille de sa mort, le 22 février 1956. Tôt abandonné par sa mère (qu’il ne reverra qu’une ou deux fois et dont il rêva comme d’une amante), laissé très libre par un père cavaleur qui l’introduisit dans les coulisses des théâtres (le drôle fut successivement comédien et souffleur au Français), Léautaud fut très tôt indépendant et pourtant le poulbot de Montmartre sera du genre sensible et studieux, pour devenir un clerc lettré puis une figure originale du Quartier latin, avec sa dégaine de clochard shakespearien reçu dans les salons (chez Florence Gould, il se prend volontiers de bec avec Cingria, son contraire en tout et qui dira magnifiquement tout ce que nous donne Léautaud mais aussi tout ce dont sa sécheresse française nous prive, du jazz syncopé à la Renaissance italienne ou du romantisme allemand à la mystique médiévale… ) et redouté pour ses traits de cynique voltairien.

    Dès ses débuts, Léautaud dit se méfier des « grands styles » et n’aspirer qu’à « simplifier, sans cesse ». C’est qu’il n’en a qu’au mot juste. L’épiderme de sa maîtresse, dite Le Fléau, lui paraît-il un peu rêche, qu’il écrit : « Une peau… comme une râpe ». Et tout à l’avenant, qu’il s’agisse des grands écrivains qu’il fréquente (Valéry, Gide) ou des petites gens du populo (qu’il juge le plus souvent sans aménité), des pièces de théâtre qu’il va voir le soir et qu’il apprécie ou exécute selon son seul goût tout classique (donc insensible au « galimatias » d’un Claudel), des idées dont il se méfie et des idéologies qui lui semblent autant de fumées, de la comédie littéraire (il rate de peu le Goncourt avec Le Petit ami) et des tribulations de l’époque, dont il ne parle d'ailleurs guère, contemporain de Saint-Simon ou de Diderot plus que de Sartre et consorts. C’est aussi bien dans cette ligne claire et tonifiante, qui relance celle de Stendhal ou de Chamfort, que se situe l’écriture de Léautaud, où il fait bon se retremper mais à laquelle la littérature ne saurait décidément être réduite...

     

    Unknown-5.jpegPierre Perret en visite

    Pierre Perret avait 20 ans lorsqu’il se pointa, pour la première fois, au portail de la maison délabrée de Léautaud, à Fontenay-aux- Roses. Or il fallait une certaine candeur pour débarquer ainsi chez le vieux misanthrope, d’autant que notre Pierrot lunaire ne connaissait alors, de l’écrivain, que ses fameux « Entretiens ». Cependant sa naïveté, son air pataud et sa ferveur de provincial découvrant Paris, ainsi que leur amour commun de la poésie et du théâtre, auront fait passer aussitôt un courant de complicité entre le jeune artiste et l’écrivain dissimulant son extrême sensibilité sous des allures revêches. À cet égard, le mérite de Pierre Perret est d’avoir perçu, bien mieux que tant de pontes condescendants, que «cet homme pauvre recelait une richesse intérieure insoupçonnée, inconnue de la plupart. Une générosité qu’il dissimulait soigneusement aux yeux de la minorité qui l’approchait. »

    La générosité de Léautaud, on la remarque ici dans la curiosité sincère qu’il manifeste envers son jeune visiteur (qui le ravit aux anges en lui révélant les chansons de Brassens) ou quand il l’accompagne un jour dans les librairies du Quertier latin afin de l’aider à se constituer un début de bibliothèque.

    Hommage amical tout imprégné d’intelligence du cœur, Adieu Monsieur Léautaud est, au surplus, une évocation très vivante de l’écrivain au naturel, sans chichis ni flatterie aucune.

     

    philippe-delerm.jpgLa révérence de Philippe Delerm

    « Maintenant foutez-moi la paix » furent les dernières paroles de Paul Léautaud, deux heures avant sa mort, le 22 février 1956 à la Vallée aux-Loups où il avait consenti de s’installer depuis le 21 janvier. L’infirmière qui lui apporta sa dernière potion recueillit ce dernier mot d’auteur, tout à fait dans le style de l’Alceste sarcastique qui, en 1950, avait séduit la France populaire au fil des inénarrables entretiens radiophoniques qu’il avait réalisés avec Robert Mallet. L’œuvre n’atteignit jamais, cependant, une célébrité comparable à celle du personnage, souvent même méconnue au profit de la légende du misanthrope de Fontenay-aux-roses, vivant au milieu de trente chiens et de cinquante chats, vêtu comme un clochard et s’exprimant avec une espèce de verve voltairienne, cinglante et pourtant distinguée. De ses livres, seul Le petit ami fut un peu connu du grand public de son vivant, ainsi qu’Amours et In Memoriam dont le recueil fut pressenti pour le Goncourt en 1906. Le monumental Journal littéraire, constituant le massif central de son œuvre, et dont l’édition originale du Mercure de France comptait près de 30 volumes publiés dès 1940, n’était pas du genre à susciter l’enthousiasme des multitudes, et pourtant…

    Pourtant Léautaud n’a jamais connu de purgatoire : sans entrer dans La Pléiade c’est un classique de la littérature française du XXe siècle, une espèce de pièce rapportée du XVIIIe siècle, avec la liberté sensuelle de Stendhal et les abrupts de Chamfort, absolument étranger à toute forme d’avant-garde comme à toute idéologie (si l’on excepte les préjugés parfois crasses du populo parisien) et pourtant aussi présent dans son classicisme que Max Jacob, Cocteau ou Cingria dans leurs fulgurances inventives.
    Dire alors, et surtout, que Léautaud est comme une mesure parfaite et roborative à chaque fois qu’on en reprend la lecture : du naturel, de l’absolue liberté d’esprit et de parole, de la fluidité, de la clarté, du sel, du vif mais aussi de l’émotion.
    Or c’est le premier mérite de Philippe Delerm, dans le petit livre épatant qu’il vient de lui consacrer, de souligner, sous les dehors cyniques de Léautaud, sa part de lancinante et continuelle mélancolie, qui nimbe ses portraits d’homme jeune et tout ce qu’il écrit d’un subtil voile de chagrin. On le sent dès les premières pages du Journal, même si ses aveux de tristesse n’ont rien à voir avec les jérémiades d’un Amiel, et Philippe Delerm montre très bien la nature particulière de l’idée qu’il se faisait du bonheur, à sa pointe dans la solitude, à écrire sous sa lampe du soir ou à songer au milieu de ses animaux. On le voit très bien employé scrupuleux au Mercure (le contraire d’un bohème, comme le note encore Delerm), à l’aise à la table de Florence Gould à lancer des piques au luisant Cingria dont les soliloques alcoolisés l’insupportaient évidemment, pas plus gêné à la Comédie-Française dont les spectacles inspireraient ses fameuses chroniques théâtrales (sous le pseudonyme de Maurice Boissard) que dans les allées du Luxembourg où il recueillait un énième chat abandonné. Sans lire beaucoup ses contemporains (il ne dit presque rien de Proust et ne voit en Claudel que du galimatias), il n’en incarne pas moins la société littéraire par excellence, jusque dans le ravissant cliché du littérateur écrivant à la plume d’oie sous sa chandelle, et l’Ile-de-France du Verbe par sa phrase même.


    Athée, apolitique, amoral ou peu s’en faut, préférant un singe à un enfant et avouant tout à trac qu’il aura « plus aimé le vice, dans l’amour, que l’amour », Léautaud n’en est pas moins un tendre et un timide, un délicat se jurant de fuir enfin sa maîtresse vindicative au physique de charcutière, et lui revenant pourtant, se contredisant à tout moment, sourd à toute musique mais pleurant à celle de Verlaine qu’il citait de mémoire, détaillant les grimaces d’agonie de son père à son chevet (dans In memoriam) et faisant à la fois sentir la peine de toute une vie.
    Philippe Delerm a très bien lu Léautaud (dont il partage le goût avec celui de Proust), et il en parle très bien aussi, sans jamais peser. Son livre paraît sous la même couverture bleu ciel que celles du Journal particulier , dans lequel Léautaud décrit les séances peu éthérées qu’il partage avec ces dames (la plus corsée y ajoute un fripon mieux appareillé que lui que le Fléau satisfait avec des rugissements de volupté) ou des volumes de Passe-temps, où il est question d’un peu tout, comme dans la correspondance de Stendhal que Léautaud, précisément, plaçait plus haut que tout...

     

    Paul Léautaud, Journal littéraire. Mercure de France, 1986. Entretiens avec Robert Mallet - Le petit ami - In memoriam, Passe-temps, etc. Au Mercure de France.

    Pierre Perret, Adieu Monsieur Léautaud. Lattès, 1987.


    Philippe Delerm. Maintenant, foutez-moi la paix ! Mercure de France, 139p.