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  • Une maison de mots pour M. Naipaul

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    Magnifique jusqu'à la superbe arrogante, l'exilé a (re)conquis l'Angleterre colonisatrice... 

    L’oeuvre de V.S. Naipaul, consacrée par le Prix Nobel de littérature 2001, est sans doute l’une des plus intéressantes de ce tournant de siècle et de millénaire, constituant une ample et pénétrante lecture du monde actuel soumis au changement et au métissage des cultures, et nous donnant à la fois des outils pour continuer à notre tour ce déchiffrement.

    Naipaul est le grand écrivain contemporain du déracinement et de la recherche d’une maison. De son premier chef-d’oeuvre, Une maison pour M. Biswas (1961), à L’Enigme de l’arrivée (1987), cette autre merveille qu’on pourrait dire proustienne par le type d’immersion que nous vaut sa lecture et par la somptuosité liquide de son écriture, Naipaul n’a cessé de traiter ce thème, qui ne se réduit aucunement à la quête d’un établissement “bourgeois”, mais correspond à l’aspiration de tout individu à la dignité personnelle et à son insertion dans la société de ses semblables. “Chacun d’entre nous possède une chose, en dehors de lui-même”, affirme Naipaul, “qui lui donne une idée de son propre statut. On ne peut pas supposer que ceux qui vivent dans la misère ne possèdent aucune espèce de dignité intrinsèque et se laisseront donc berner par n’importe quelle propagande révolutionnaire”.

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    Un thème corollaire de Naipaul est sa lutte contre ce qu’il appelle le “retour à la brousse”. La critique du colonialisme va de pair, chez lui, avec la remise en cause de toute forme de régression. Elevé dans une région de grand brassage de races et de cultures (rappelons qu’il est né en 1932 à Trinidad, dans les Antilles anglaises), jeune immigré solitaire et complexé, Naipaul a partagé longtemps, tout en étudiant à Oxford puis en se lançant dans une carrière de journaliste et d’écrivain, la condition des “personnes déplacées”.

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    Contre un certain romantisme tiers-mondiste, Naipaul a développé sa propre vision sans se contenter de rester dans sa tour d’ivoire. C’est ainsi qu’il s’est fait, après ses premiers romans, collecteur de témoignages dans une suite de récits-enquêtes où il relate (L’Inde sans espoir, 1968) sa rencontre avec l’Inde de ses origines et, rappelle, en passant, les séquelles des six siècles d’impérialisme musulman qui ont anéanti les civilisations plus anciennes, bien avant l’arrivée des Anglais. De la même façon, le romancier a exploré (dans cet autre “noeud” significatif de son oeuvre que représente A la courbe du fleuve, 1979), le Congo de Mobutu et, plus largement, la tragédie de l’Afrique d’après les indépendances. Comme un Tchékhov faisant le voyage de Sakkhaline pour enquêter sur la situation des bagnards russes, Naipaul a accompli en outre un immense travail d’investigation sur le terrain afin d’observer les conséquences du fondamentalisme musulman dans les pays d’Orient non arabes, et ce par deux fois, à plus de quinze ans d’intervalle, dans Crépuscule sur l’Islam (1981) et Jusqu’au bout de la foi (1998).

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    Si l’oeuvre de Naipaul est souvent considérée comme dérangeante, c’est d’abord parce que son auteur a toujours montré la réalité telle qu’il la voyait, sans jamais chercher à dorer la pilule. “Il y a dix ans à Trinidad”, remarque-t-il, si l’on disait à une personne d’origine africaine qu’elle était noire, elle était mortellement offensée”.

    Or l’écrivain ne s’embarrasse pas de précautions oratoires “politiquement correctes”. Il y verrait non seulement un mensonge mais également une forme de mépris. Evoquant la façon dont certains Occidentaux exaltent “l’Inde resplendissante”, il assimile cette attitude à l’“ultime soubresaut de la hideuse vanité impérialiste”. De la même façon, à ceux qui continuent de magnifier une Afrique où il ne font que passer en touristes ou en esthètes, il reproche d’alimenter “une des fonctions fondamentales de l’Afrique: rester une colonie perpétuelle, une petit île au trésor, un espace de jeu pour des gens qui veulent une culture-jouet, une industrie-jouet, un développement-jouet”. Quand on lui reproche de désigner la régression de certaines communautés, il répond en outre: “La condescendance se trouve chez ceux qui ne remarquent rien. Il faut être atrocement libéral pour ne pas être bouleversé par la détresse humaine. Quand on a vu la déchéance à un tel degré, on ne peut plus être le même”. Et revenant sur son Crépuscule sur l’Islam; voyage au pays des croyants, il constate enfin: “J’ai mieux compris la capacité humaine à se mentir et à se leurrer. J’ai perçu la tragédie de ces gens qui sont si mal équipés pour le XXe siècle, qui demeurent à des années-lumière du moment où ils pourront fabriquer les outils qu’ils ont fini par apprécier”.

    Est-ce à dire que sa vision se réduise à celle d’un “renégat” occidentalisé à outrance, et l’image d’un Naipaul méprisant les “barbares” est-elle fondée ? La vérité est évidemment beaucoup plus nuancée. L’image négative de l’écrivain procède d’ailleurs plus des attitudes de l’homme public, qui refuse que les médias le traitent “comme un joueur de cricket” et ne ménage ses critiques ni au monde littéraire ni aux clercs confinés, qu’à ses livres. Le vrai Naipaul n’a certes rien d’avenant au sens conventionnel, qui s’est blindé pour survivre. On le dit caractériel et même impossible, mais qu’en pensent ceux qui l’ont réellement approché ? C’est ce que nous découvrons à la lecture du récent recueil d’entretiens de Sir Vidia avec une trentaine de journalistes et d’écrivains, de 1965 à 2001, rassemblés par Feroza Jussawalla dans un volume intitulé Pour en finir avec vos mensonges, et qui inclut son émouvante et très éclairante profession de foi de à Stockholm.

    Pour compléter le portrait qui s’en dégage, avec ses aspects désobligeants ou plus attachants, il faut lire enfin le tout dernier livre de V.S. Naipaul, revenu au roman et à son “moi indien”. De fait, La moitié d’un vie (Plon, 2002), module par la fiction l’une des dernières boucles du grand roman d’apprentissage que figure toute l’oeuvre. Le protagoniste, double romanesque de l’auteur, a fui le sous-continent indien pour se forger une nouvelle identité dans la bohème londonienne des années 50, où il mène une vie tumultueuse avant de trouve la rédemption affective auprès d’une femme, un peu comme Naipaul lui-même a scellé les retrouvailles d’avec ses origines en épousant une Indienne et en réinvestissant la “maison” de ses ancêtres.

    V.S.Naipaul est considéré, par les Britanniques, comme leur meilleur auteur vivant. Lui-même se défend pourtant d’être un maître à penser. Lorsqu’il affirme que “le style est essentiellement une affaire de réflexion”, il se distingue radicalement de l’idéologue qui plaquerait sa grille d’interprétation sur une réalité donnée. Au contraire, c’est par absorption, comme par osmose et transmutation, du fait noté à sa décantation pensée, et de la pensée à la musique de la langue, que le “style” de Naipaul “réfléchit”, dans un effort constant de décentrage. L’écrivain dit avoir toujours essayé de “voir comment les autres nous voient”. Or, la lecture de Naipaul nous aide non seulement à mieux voir le monde qui nous entoure, avec le regard nettoyé de l’étranger, mais également à mieux nous voir nous-mêmes.


    V.S. Naipaul. Pour en finir avec vos mensonges. Sir Vidia en conversation. Anatolia/ Editions du Rocher, 2002, 326p.
    V.S. Naipaul. La moitié d’une vie. Traduit de l’anglais par Suzanne V. Mayoux. Plon, “Feux croisés”, 2002, 232p.
    V.S. Naipaul. Comment je suis devenu écrivain. Traduit de l’anglais par Philippe Delamare. 10/18, 2002, 96p.

  • Marcel Aymé le méconnu

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    Un classique du XXe siècle trop longtemps snobé.


    C’est l’histoire de cinq fils de millionnaires, de la catégorie « multi », qui s’acoquinent avec une rejeton d’ouvrier pour lancer une revue. Comme ces lascars sont jeunes, la revue sera « contre ». Et comme leurs pères sont tous furieusement révolutionnaires (déjà la « gauche caviar »), leur organe sera partisan de la Réaction avec, pour devises, « aimons les riches ! » ou « Grand Capital nous voilà ! », et pour titre : En arrière. Comme bien l’on pense, la parution de la revue jette un tel froid dans les bureaux immenses des pères que ceux-ci menacent leur fils de leur compter leur argent de poche, à quoi l’un des petits malheureux répond : « A bas Aragon ! »
    Merveilleuse jeunesse pleine d’idéal ! Et merveilleux Marcel Aymé, dans l’onde fraîche de la prose duquel on aime à se retremper et se « ressourcer », comme disent aujourd’hui les veuves de milliardaires adeptes du développement personnel.
    La veine satirique de Marcel Aymé, illustrant la pensée non alignée de l’auteur du Confort intellectuel, se déploie surtout dans ses nouvelles, du Nain à Derrière chez Martin. A propos de ce dernier recueil, et pour rassurer au passage ceux qui poseraient l’inévitable question du jour : « Et les droits de l’Homme là-dedans ? », notons que, précisément, Derrière chez Martin contient une nouvelle « fraternelle », selon la terminologie politiquement correcte, intitulée Rue de l’Evangile et présentant amicalement un « pauvre Arabe » du nom d’Abd el Martin…

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    Cela noté, il faut insister sur le fait que l’humour dépasse l’ironie chez Marcel Aymé, et que, bien au-delà du gag ou du trait d’esprit, se manifeste chez lui le sourire de l’homme désillusionné. Sa philosophie serait cependant injustement assimilée à un désabusement plus ou moins cynique, comme on a trop souvent limité la talent de l’écrivain au conte moral (ou amoral) à la manière d’un La Fontaine contemporain.
    Or tout était à revoir dans la façon de classer cet auteur et surtout d’évaluer sa juste mesure, à quoi le professeur Michel Lécureur a contribuée pour beaucoup depuis une vingtaine d’années, à commencer par un essai très substantiel, La comédie humaine de Marcel Aymé, et une biographie plus récente, sous le titre d’Un honnête homme.

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    La parution du deuxième volume des œuvres romanesques complètes, dans la Bibliothèque de La Pléiade, nous a fait retrouver à la fois le nouvelliste et le romancier, avec deux titres comptant sûrement au nombre des meilleurs ouvrages de l’auteur : Maison basse et Le moulin de la Sourdine.
    Ces deux romans illustrent, avec un fort contraste, la part provinciale et la part citadine de l’œuvre de Marcel Aymé. On oublie parfois les racines jurassiennes de l’auteur (né à Joigny en 1902) de Travelingue ou de La Traversée de Paris, qui fut d’abord celui de Brûlebois, premier roman terrien accueilli par Jean Paulhan à la NRF en 1926.
    Dans Maison basse, le romancier s’intéresse à quelques habitants d’un locatif urbain, zappant entre diverses existences simultanées un peu comme s’y applique Jules Romains dans son labyrinthe unanimiste, tandis que Le moulin de la Sourdine nous transporte à Dole, ou plus exactement au cœur du cœur humain, avec cet épisode éminemment troublant d’un adulte s’employant à corrompre un enfant.
    Marcel Aymé n’était pas ce qu’on appelle un croyant, en religion pas plus qu’en politique. Il n’en avait pas moins une intelligence profonde du mal, qu’il ne localisait ni dans telle classe ni chez telle race, pas plus qu’il ne voyait le bien à droite ou à gauche, le salut au ciel ni la perdition dans les bras d’une femme, fût-elle vouivre sur les bords. Il était par ailleurs capable de tendresse et de compassion autant qu’un simple paroissien, mais sans trace de l’ostentation des belles âmes. L’écrivain, surtout, dans la langue la plus claire et la plus fluide, souvent nimbée de mélancolie aussi, ne craignait pas d’exprimer tranquillement ce qu’il avait observé de façon clinique, style médecin de famille, comme un Tchékhov dans la Russie du tournant du siècle.

    De ce regard net et un peu triste témoigne le mieux le noir Uranus. Dans cette optique, on ne peut que donner raison à Michel Lécureur de parler de « comédie humaine » à son propos, sans le grand souffle, les plongées vertigineuses ni la poésie de Balzac. On ne voyait trop souvent de lui que le charme acidulé des Contes du chat perché ou la gouaille gauloise de La jument verte. Or, comme on a découvert la saisissante richesse « sociologique » ou « anthropologique » des observations de Tchékhov sur la déliquescence de la Russie prérévolutionnaire, on peut s’aviser aujourd’hui de la non moins impressionnante variété des types et des traits humains tissant la fresque française de Marcel Aymé.

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    Une certaine critique « moderne », confinée dans ses préjugés et ses grilles d’interprétation, continue de snober les écrivains à la Marcel Aymé, lequel eut en outre le tort de plaire à tous les publics. Cependant, plus le temps passe et plus cet auteur déjà placé très haut par quelques-uns, s’impose comme l’un des vrais « classiques » du XXe siècle sans avoir pris une ride quarante ans après sa disparition.


    Marcel Aymé. Œuvres romanesque complètes I et II. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade.
    Michel Lécureur. La Comédie humaine de Marcel Aymé, La Manufacture, 1985. Marcel Aymé, un Honnête homme, Les Belles lettres, 1997.

  • L'effroi lucide de Paul Bowles

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    Un grand nouvelliste moins glamour que sa réputation...

    C’est un écrivain souvent mal compris que Paul Bowles, paré d'une légende plus ou moins glamour et qui relève au contraire d'une littérature de la surexactitude implacable, comme l'illustrent les nouvelles réunies dans Le scorpion, dont la lecture procure un voluptueux effroi. On croirait y redécouvrir le monde avec les yeux d’un animal ou de quelque primitif. Tout y est comme déplacé par rapport à nos représentations mentales ou morales ; ou plus précisément, tout y est décentré, et ce changement de point de vue nous permet soudain de concevoir, avec un double frisson physique et psychique, l’extrême minceur de la cloison séparant l’état de nature de la civilisation, et le caractère tout relatif de nos convictions les plus profondes.

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    Le sentiment est familier à tout voyageur un tant soit peu attentif, mais en l’occurrence il s’impose au lecteur avec l’intensité trouble de la fascination communiquée, ressortissant à la position même de l’écrivain, qui m’évoque tantôt un oiseau de proie et tantôt un serpent, avec une capacité de se glisser dans chaque peau comme cet esprit migrateur qu’il décrit dans La vallée circulaire.

    Il y avait de cette objectivité cristalline de vieux lézard altier chez Somerset Maugham, ce même quelque chose de romain et d’impérial (j’entends: de l’empire) qu’on retrouve aussi chez Gore Vidal, et cette même distance qui les sépare tous trois du christianisme. De fait, Bowles paraît complètement étranger à la morale et à la sentimentalité du monde chrétien. C’est un hyper sensitif endurci, avec ce regard implacable de l’enfant qui observe, yeux grands ouverts, les paroissiens en train de prier, ou de l’entomologiste, ou plutôt de la mouche scrutant le monde de son oeil à facettes. Cela étant l’observation de Bowles n’est pas innocente. Ce qui l’arrête (et l’excite et le stimule), ces sont les chocs entre nature et culture, ou bien entre modes de vie hétérogènes, entre civilisations opposées, entre sexes, entre divers âges du même sexe.
    Nous nous croyons le centre du monde, mais il suffit de parcourir celui-ci pour que nous soit infligé le plus cinglant démenti. Nous croyons avoir conquis la nature, jusqu’au moment où nous tombons entre les mains du présumé bon sauvage, comme il en va du linguiste candide d’En un pays lointain, qui fait figure de symbole.

    Ce professeur de linguistique, passionné par les variations de langues du Maghreb, et qui fait collection de jolies petites boîtes en pis de chamelle, bon connaisseur par conséquent de ces régions, néglige cependant, lorsqu’il s’en va, seul et de nuit, négocier auprès des redoutables Reguibat, de tenir compte de tout ce qu’il sait d’eux. Civilisé et pacifique, il imagine qu’il va pouvoir “observer” les pillards de plus près. Bon sujet de thèse, n’est-il pas ? Mais voici qu’il touche terre: qu’on l’assaille dès qu’il a mis le pied dans le ravin des nomades, lui coupe aussitôt la langue et le sangle bientôt dans une armure faite de boîtes de conserves, pour en user désormais comme d’un fou. Et le fait est que, finalement, le prof deviendra bel et bien foldingue. Une scène est prodigieuse, dans la nouvelle: lorsque ce malheureux entièrement assujetti, privé de langage alors que c'était sa raison d'être, rencontre un compatriote au cours d'une escale et l'entend parler anglais sans pouvoir lui faire comprendre qui il est ni ce qu'il est de quelque façon que ce soit. On a rarement mieux suggéré l'horreur de vivre en état d'absolue dépendance.

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    Une fois encore, au demeurant, la préoccupation de Paul Bowles n’a rien de moral. Simplement il observe. Connaisseur des lieux et des gens, il pratique l’understatement comme personne. Ainsi que le relève Gore Vidal, qui le tient pour l’un des plus grands écrivains américains de l’époque en formes courtes, Bowles “parvient à produire ses effets les plus magistraux quand il concentre entièrement son attention sur la surface des choses”. Enfin c’est un poète aux pouvoirs d’évocation saisissants, capable de suggérer tout un monde foisonnant et sauvage tout en restant cristallin, net et tranchant, dur et transparent comme le diamant.

    Paul Bowles. Le scorpion (nouvelles). Rivages poche.

    A lire aussi: L'écho et Un thé sur la montagne. Rivages poche.